Une définition rigoureuse du spécisme du point de vue de la philosophie morale peut être présentée comme suit : « le spécisme est l’idée que l’espèce d’un être constitue en soi un critère éthique pertinent1 ». Autrement dit, le spécisme est une discrimination arbitraire, fondée uniquement sur le critère de l’espèce. Une moindre considération morale est accordée à des individus par rapport à d’autres, indépendamment de leurs capacités réelles (par exemple, leur degré de sentience) et du seul fait qu’ils appartiennent à une espèce plutôt qu’à une autre.

Dans notre société, le spécisme se traduit par une moindre considération morale accordée à l’ensemble des animaux non humains par rapport à l’ensemble des humains. La discrimination arbitraire spéciste s’exerce donc au profit des humains et au détriment des autres animaux. Les intérêts – même secondaires – des humains sont privilégiés par rapport aux intérêts – même fondamentaux – des (autres) animaux. Le spécisme est donc d’abord, dans notre société, un humanisme exclusif, c’est-à-dire un suprémacisme humain. Certains y voient un fait naturel : les humains privilégient les intérêts des humains, comme les lions privilégient les intérêts des lions. Il s’agirait d’une forme de tribalisme, lié à la sélection darwinienne ; nous sommes plus altruistes avec les membres de notre groupe, en l’occurrence de notre espèce2.

Que l’on voit le spécisme comme une position morale, une idéologie ou un fait naturel, il y a tout de même un élément essentiel qui vient à manquer, du moins qu’il faut préciser ; c’est que le spécisme s’impose aux humains. Il ne s’impose pas seulement « comme une évidence », par le biais de leur préférence naturelle pour ceux qui leur ressemblent ou pour les membres de leur groupe. Il ne s’impose pas seulement non plus par un processus de transmission, dès l’enfance, de croyances et de valeurs. Il s’impose aussi par la répression sociale, politique et judiciaire des humains qui décident de le transgresser en paroles et en actes. Le spécisme n’est donc pas qu’une discrimination arbitraire, fondée sur l’espèce. Le spécisme est l’obligation sociale d’exercer une discrimination arbitraire, en faveur des humains. Autrement dit, c’est un impératif moral et social que de privilégier les intérêts des humains. La transgression de cet ordre implique alors des sanctions sociales ou judiciaires, qui vont de la simple moquerie à la peine privative de liberté. Entre le mépris à l’égard de la « petite dame de la protection animale » qui assume préférer les chiens aux humains et l’emprisonnement de l’activiste qui a agi contre une entreprise exploitant des animaux, il y a un tout un panel de sanctions qui visent d’une manière ou d’une autre les humains qui désobéissent au spécisme.

C’est que le suprémacisme humain ne va pas tant de soi qu’il n’y paraît ; il doit être enseigné aux enfants par un bourrage de crâne continu, et les adultes qui franchissent la ligne rouge sont rappelés à l’ordre. Par exemple, aujourd’hui, vous franchissez la ligne rouge lorsque vous affirmez préférer, de façon générale, les chiens aux humains ou que la vie d’un chien vous importe plus que celle d’un humain. Cette préférence assumée est blasphématoire, c’est un péché pour la religion humaniste. On vous accusera alors d’être misanthrope, quand bien même votre estime des humains est grande. C’est que le spécisme n’impose pas tant d’avoir beaucoup d’estime pour les humains que de toujours en avoir moins pour les autres animaux.

Et bien sûr, si vous décidez, dans une situation concrète, de privilégier un intérêt fondamental d’un non-humain par rapport à celui similaire d’un humain – par exemple, dans un incendie, vous sauvez la vie d’un chien plutôt que celle d’un voisin humain -, vous serez l’objet non seulement d’une indignation morale mais aussi d’une répression judiciaire. Vous serez potentiellement accusé de non-assistance à personne en danger. Pourtant, des enquêtes montrent que dans une situation similaire, une part importante d’humains ferait ce choix, d’autant plus si le chien en question est un proche alors que l’humain est un inconnu3.

Il y a là un tabou que le mouvement antispéciste peut contribuer à briser. Il ne s’agit pas de proposer comme contre-modèle un spécisme anti-humain mais de libérer la parole, de libérer les êtres humains de la tyrannie humaniste4 qui nous impose de sacraliser la vie humaine et de relativiser systématiquement l’importance de la vie et des intérêts des autres animaux, y compris de ceux avec lesquels nous avons noué des relations fortes.

La peur de l’accusation de misanthropie, syndrome supposé ou réel de la protection animale d’antan, doit céder le pas à la nécessité de briser la frontière morale de l’espèce, les tabous et les interdictions spécistes. Dès les années 19805 en France, en osant défendre le végétarisme pour les animaux, c’est-à-dire en refusant l’obligation sociale de manger des animaux6, et ce non avec des arguments opportunistes mais avec des arguments antispécistes, des femmes et des hommes ont contribué à briser un tabou et à préparer le terrain d’une « normalisation » du végétarisme et du véganisme. C’est en transgressant l’ordre moral spéciste, en piquant l’humanisme en son cœur, que nous pouvons aussi avancer.

L’Amorce ne partage pas nécessairement le point de vue de ses collaboratrices. Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité-e à le faire sur la page Facebook de la revue, qui est prévue pour cela, ou à proposer un texte pour publication (lamorce@riseup.net).

Notes

Conférence de David Olivier, « Spécisme » : l’importance des fondamentaux – Journée Mondiale pour la Fin du Spécisme – JMFS 2017.
À ce sujet, lire Pierre Sigler, « La psychologie morale et politique au service des animaux », L’Amorce, mars 2020.
Par exemple « 45 % des femmes et 30 % des hommes préfèrent sauver leur animal à un touriste » étranger ; 15 % des femmes et 7,5 % des hommes l’animal d’une autre famille à un touriste étranger ; 27 % des femmes et 13 % des hommes leur animal à un cousin distant. » Pierre Sigler, « la psychologie morale et politique au service des animaux », L’Amorce, mars 2020.
Pour une critique développée de l’humanisme, lire Patrice Rouget, La Violence de l’humanisme : Pourquoi nous faut-il persécuter les animaux ?, Calmann-Lévy, 2014.
Publiée en mai 1989, la brochure Nous ne mangeons pas de viande pour ne pas tuer d’animaux marque les débuts du militantisme antispéciste en France.
Les sanctions sociales et politiques qui résultent de l’insoumission au carnisme ont été analysées à travers la notion de végéphobie, notamment dans une brochure disponible ici.

https://lamorce.co/le-specisme-comme-obligation-sociale/