Ainsi, au moment où un texte exigerait l’explication pour la compréhension claire de ses termes, assistons-nous à des joutes verbales qui rappellent ces temps, connus des philosophes, où les sophistes – pour leur plus grand profit – enseignaient l’art de tromper comme art suprême qui permet de prendre le pouvoir.

Aveugler et rendre sourd est devenu un geste politique (en vérité l’élimination de toute réflexion politique) afin d’obtenir la soumission de tous à des dispositions – économiques qui menacent l’avenir social de l’Europe. Et obscurcir l’expression, contredire en fin d’article ce qu’on affirme dix lignes plus haut, mêler le lexique de la démocratie à des dispositions strictement comptables et financières, faire peur en prédisant le chaos, séduire en annonçant le paradis, – demander la confiance en adoptant le ton de l’expert, humilier et
mépriser en considérant que toute demande d’explication et de débat est un signe de débilité mentale ou d’infantilisme : tous les moyens de l’intimidation et du marketing sont bons désormais. Puisque les partisans du « non » se multiplient, il faut produire un nuage d’encre et tirer les salves répétées de petits et de grands mensonges pour semer le trouble, – donner le vertige et provoquer au moins une abstention qui
remettrait le « oui » en selle.

La question : pour quelle Europe – votons-nous ? est donc devenue : pour qui votons nous ? En quelle compagnie – choisissons-nous de voter ? Ou encore voulez-vous ou non l’Europe ? Quand ce n’est pas : voudriez-vous être exclus de l’Europe ? Pour ne pas parler du « que pensez-vous des Turcs ? » Autant de fausses questions posées pour occulter la bonne :
est-ce que ceux qui veulent l’Europe se reconnaissent dans les – Européens produits par ce traité ?

Pour reprendre l’analyse d’Hannah Arendt lorsqu’elle s’interroge sur la vérité dans la vie politique, il faut rappeler que les faits sont têtus et que c’est seulement sur la base des faits, résistant à tous les mensonges, qu’il faut, non pas faire valoir une vérité, mais instaurer un vrai débat. Un vrai débat, c’est-à-dire non pas un débat sur la vérité, mais – à partir des faits qui constituent la base réelle du débat – une circulation critique de la parole afin de trouver ensemble une solution valide pour la communauté. Et, ici, les faits sont les textes du traité, auxquels il faut se rapporter et qu’il faut analyser.

Pourtant, c’est sur la réalité contenue dans ces textes que les mensonges opèrent. Exemple : pendant des mois, les partisans libéraux du « oui » ont demandé qu’on leur fasse confiance, dissimulant par exemple les liens de la directive Bolkestein avec les dispositions qui réglementeront la nouvelle Europe. Cependant, comme nous le disions, les faits sont têtus et il a bien fallu reconnaître la menace que contenait la directive. Qu’à cela ne tienne, on a alors dénoncé la directive en
affirmant dans le même mouvement qu’elle n’avait pas le moindre rapport avec la constitution ! Mais, les mensonges ont aussi pris le masque de la complexité. Argument : le texte est compliqué et à toute question
embarrassante l’oeil du « oui » se fronce et vous dit que les choses sont beaucoup plus complexes qu’il ne semble. Puis, le « oui » a fait la guerre aux imbéciles. On fait même appel aux artistes, entendez aux permanents du spectacle pour soutenir. Enfin, il nous a été argué qu’il était plus dégoûtant de – voter « non », parce que Le Pen vote « non », que de voter « oui » comme Chirac, qui vote comme Hollande – à moins que ce soit le contraire, mais ils ne le savent plus eux-mêmes car Pascal Lamy a été la cheville ouvrière socialiste de cette Europe-là…. Une telle dégradation du débat – ramène à un triste souvenir : quand, en 2002 on vota à droite pour éviter le triomphe de l’extrême droite. Face
à tant de mensonges, il faut redire haut et fort que choisir l’Europe que l’on veut construire, ce n’est pas choisir des amis et encore moins des complices contre des ennemis. C’est réfléchir à l’ensemble d’une
communauté en compagnie de laquelle nous puissions vivre dans la paix et la justice sociale C’est choisir un monde. Si nous votons « non », ce n’est pas en tant qu’adversaires de tous ceux qui votent « oui », mais
parce que nous pensons que parmi eux une immense majorité vote contre son propre intérêt dans l’avenir. C’est donc aussi avec eux que nous voulons vivre le mieux possible. C’est eux que nous voulons convaincre
de l’illusion dans laquelle ils tombent, lorsqu’ils accordent au traité des vertus que notre lecture ne lui reconnaît pas. Il faut que les travailleurs, les médecins, les agriculteurs, les chercheurs, les
créateurs, les enseignants prennent conscience des dangers qu’ils courent dans le libre exercice de leur profession si ce texte est accepté dans les termes où il est proposé.

On voudrait nous faire accroire qu’il faut voter pour les dispositions du libéralisme à tous crins pour éviter l’ultralibéralisme à tous crins ; voter pour le traité qui met en place les mécanismes du marché et de la concurrence sans entraves pour faire obstacle aux mécanismes du marché sans entraves. Le citoyen veut l’Europe forte, juste et sociale et on lui dit que le seul moyen d’y parvenir est de voter pour une Europe formatée aux normes de l’OMC, qui serait, par un autre tour de magie, le seul moyen de résister à Bush et aux néoconservateurs. Nous sommes en pleines – ténèbres. Ce tissu de sophismes paradoxaux n’aura qu’une conséquence. Parce que le citoyen devient perplexe, il décidera
de s’abstenir.

Face aux assauts systématiques, renforcés chaque jour, d’une information qui dit une chose et son contraire, où l’on voit les adversaires les plus virulents de Chirac baigner dans les festivités d’un accord consensuel, je citerai pour conclure une phrase d’Hannah Arendt analysant les effets de la propagande mensongère : « Les résultats de telles expériences effectuées par des hommes disposant des moyens de la violence sont assez effrayants, mais ils ne disposent pas du pouvoir d’abuser indéfiniment. Poussé au-delà d’une certaine limite, le mensonge produit des effets contraires au résultat recherché », et elle dit encore, ailleurs : « La liberté d’opinion est une farce si l’information
sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat. »

Ceux qui vont voter « non » vont le faire, non seulement en pleine connaissance des enjeux du traité, mais aussi à un double titre politique. D’une part, ils veulent sauver les chances d’une Europe politique qui ne soit pas l’objet d’un traité où nos échanges ne soient conçus qu’en termes de marché. D’autre part, ils veulent qu’un vote soit l’occasion d’un débat éclairé et respectueux des opinions de chacun. Aussi, refusons-nous d’être les otages du mensonge et de la menace. La manipulation du mensonge et de la peur est l’alliée de tous les
terrorismens et la base de toutes les dictatures.

S’il s’agit, comme on nous le dit, de démocratie, alors que l’on nous en convainc en changeant de méthode.

Par Marie-José Mondzain, philosophe