Le 14 octobre 2020, Emmanuel Macron était interviewé à la télévision, afin de s’expliquer auprès des Français sur le couvre-feu instauré dans huit métropoles (en plus de lÎle-de-France) dans le but de freiner la propagation du virus. « L’objectif, expliquait le Président de la République, c’est de pouvoir continuer à avoir une vie économique, à fonctionner, à travailler, à ce que les écoles, les lycées, les universités soient ouvertes et fonctionnent, à ce que nos concitoyens puissent travailler tout à fait normalement. » (Soit dit en passant : « tout à fait normalement », mais pas sans télétravail, pas sans distanciation sociale, pas sans gel hydro-alcoolique, pas sans masque, pas sans la trouille de perdre ses revenus, pas sans la trouille d’attraper le virus ou de le filer à quelqu’un, etc.) La thèse qui prévalait était que « ce sont les rendez-vous privés, les anniversaires, les moments de convivialité » qui propagent le virus : ce sont en effet des moments de relâchement. A cet effet tous les lieux de sortie nocturne allaient fermer dans les grandes villes concernées par le couvre-feu, bien que « ça dépend », précisait Macron, car « il y a des éléments de concertation locale ». On imagine que beaucoup se demandèrent s’ils feraient partie des heureux bénéficiaires d’une dérogation, le climat social étant en train de virer à la concurrence sauvage de certains secteurs économiques contre d’autres. Interrogé sur la situation économique des lieux obligés de fermer, le Président répondait qu’on essaierait d’organiser des reprogrammations plus tôt, ce qui laissait soudain accroire que le virus est moins contagieux à 18h qu’à 21h. (Il est vrai que l’imbibation alcoolique et donc le relâchement sont moindres plus tôt dans la soirée, mais cela, le Président ne le disait pas.) Devant cette objection évidente, Macron se justifia alors que « dans beaucoup d’établissements, les restaurants, les théâtres, les cinémas, on a conçu collectivement des règles qui font qu’on est très bien protégé. » A ce stade du discours présidentiel, le téléspectateur ne sait déjà plus si, en fait, il est très exposé ou très protégé. Macron marchait de toute évidence sur des œufs et son concitoyen était fondé à se demander si c’était du lard ou du cochon.

Macron était parfaitement conscient du fait que certains secteurs seront durement touchés, voire « devront fermer, parce que leurs charges fixes sont trop importantes » : suivait l’énumération des mesures de soutien accordées par le gouvernement aux secteurs en crise. Interrogé ensuite sur la contradiction entre les restrictions de sortie et l’incitation à partir en vacances prononcée par le secrétaire d’État au Tourisme deux jours avant (lequel ne craignait pas de faire de la publicité pour des vacances en Guyane), le Président expliqua paternellement qu’il serait disproportionné de refuser des vacances de Toussaint aux Français, mais qu’ils devraient bien sûr s’astreindre aux mêmes règles, qui se font très intrusives : « il faut les garder dans l’enceinte familiale et partout en France ». Interrogé sur les jeunes et la fête, Macron répondit totalement à côté, à savoir qu’avec leurs examens annulés et leur recherche d’emploi ajournée, les jeunes vivent une époque terrible ! (Il n’envisageait pas, semble-t-il, que ça en soulage certains.)

Mais le comble de l’équivoque fut atteint quand Macron annonça l’arrivée d’une nouvelle application du nom de « Tous AntiCovid » : si cette appli appelle les Français à se mobiliser contre le Covid-19 à travers le traçage des personnes contact, son nom rappelle malencontreusement le slogan de manifestations qui se sont déroulées cet été en Allemagne pour dénoncer les mesures anti-Covid sous l’égide de différents mouvements d´extrême droite ! Car « anti-Covid », on peut l’être en se mobilisant contre sa propagation aussi bien qu’en niant son existence ou son importance. L’interview du Président se terminait sur un vibrant appel au sentiment national qui ne dépareillait pas avec la rhétorique de la première vague. Il faut en retenir que Macron n’aura cessé de marteler la nécessité de continuer à travailler (essentiellement le jour) au détriment de festoyer (essentiellement la nuit).

De nouveaux couples d’opposition ont surgi du discours présidentiel : le jour contre la nuit, le travail contre la fête, les vacances contre les sorties nocturnes… Un tissu de contradictions dont le fil rouge est de ne pas toucher au travail ni à l’économie.

La « lecture » populaire d’un tel monument d’ambivalence risque malheureusement d’inciter une fois de plus les récalcitrants et les sceptiques à n’y voir qu’un pur effet de méchanceté. Quoi ? Le virus est assez grave pour qu’on nous prive de soirées mais il est « sous contrôle » dès qu’il s’agit de travailler ?

Cessons d’y voir une malveillance particulière et voyons-y plutôt le mandat essentiel de ce gouvernement-ci et de tous les autres gouvernements. Angela Merkel ne dit pas autre chose – il est vrai sans toutes ces contorsions. Comment comprendre autrement que le sénat de Berlin confronté à la hausse des cas d’infection autorise actuellement des événements en salle fermée jusqu’à 1000 personnes, tandis que les réunions privées ne doivent plus excéder 10 personnes ? Les uns font tourner l´économie, les autres non. Les gestionnaires de crise sont mis en demeure pour la première fois par la pandémie de trancher en temps réel entre sauver les vies et sauver l’économie. Or comme chacun sait, « la bourse ou la vie » est un choix impossible dans un monde où précisément la vie dépend de l’économie et menace de mettre des millions de gens sur le carreau, ce qui revient indirectement à leur ôter la vie.

Que n’entendrait-on pas si Macron disait aux gens de faire la fête mais d’arrêter de travailler, advienne que pourra !

Beaucoup le traiteraient d’assassin devant les conséquences directes qu’ils devraient essuyer, car l’économie s´effondrerait encore plus rapidement. Les gouvernants sont dans une position où ils ont tort quel que soit leur arbitrage. Ce qui prouve que le saint peuple partage les mêmes options fondamentales que ses représentants pris entre l’enclume sanitaire et le marteau économique.

La critique personnificatrice conspuant les élites de fonction, sans jamais mettre en question les rapports sociaux dont elles sont certains des « masques de caractère » (Marx), est toujours insuffisante, en ce sens où elle rate son véritable objet. Au lieu d’accuser ad hominem les gouvernants des conséquences de cette situation, il serait temps d’en analyser la structure et de se mettre à refuser un choix aussi barbare, qui coince autant « les gens d’en haut » que « les gens d’en bas » (avec, certes, des compensations et des charges très inégales, mais dont une meilleure répartition ne changerait rien à l’impasse systémique). L’arbitrage effectué par Macron entre une économie moribonde, d’une part, et une vie menacée de tous côtés, d’autre part, représente un avant-goût des crises qui nous attendent. Il ne faut pas s’attendre à autre chose qu’à une réponse politique de plus en plus répressive : tant que le capitalisme et son dilemme constitutif ne seront pas dépassé s comme tels, les crises n’offriront aucun autre scénario de sortie que des tours de vis toujours plus serrés. Il s’agit que la reproduction de la vie cesse radicalement – et pas seulement par temps de corona – de dépendre de l’économie, afin qu’un tel arbitrage n’ait plus lieu d’être. Cela ne se fera pas « en renforçant les pouvoirs publics », qui eux-mêmes dépendent intrinsèquement de la croissance économique, et sont donc pris dans le cycle de dépendance infernale dont nous sommes en train de réaliser les effets les plus intimes à l’échelle planétaire. Même la santé des gens n’y est qu’une fonction de la santé de l’économie (car seuls des travailleurs en bonne santé peuvent faire tourner l’économie). Cela ne pourra se faire qu’en se réappropriant l’organisation de nos reproductions physiques et sociales.

Accuser le cynisme des dirigeants, c’est oublier qu’ils ont été élus exactement pour remplir cette mission. Ceux, donc, qui dénoncent le couvre-feu au nom du refus « de voir un pervers présidentiel jouir obscènement de nous serrer la vis » ( dixit le collectif des Cerveaux non disponibles ) persistent à personnifier la situation de manière infantile. Les mêmes qui affirment que « tout gouvernement n’a de principal souci que le contrôle de la population » ne veulent rien savoir de la nature fondamentale du mandat politique, quel que soit la couleur du gouvernement, et qui est de préserver l’économie quoi qu’il en coûte, sans quoi aucune des promesses de l’État moderne ne tient cinq minutes.

Il n’y a évidemment ni sécurité publique, ni santé publique, ni éducation publique, ni routes publiques, et certainement pas des masques et des tests gratuits si l’économie s’effondre. Emmanuel Macron est bien conscient de la gravité de la situation (économique). Mais pas plus lui que ses critiques de gauche ne sont prêts à nommer et dépasser le dilemme dans lequel le système capitaliste nous tient en étau. Peut-être ne sont-ils pas prêts à renoncer à ses promesses en toc : plein-emploi, villa, bagnole, vacances pour tous… Tous préfèrent se réfugier dans le discours régressif consistant à chercher à qui la faute d’une telle situation générale, certains désignant les jeunes fêtards ou les réunions de famille, les autres désignant le soi-disant pervers qui nous dirige.

De telles cristallisations constituent un terrain favorable aux grands mouvements anti-élite et conspirationnistes de tous bords qui fleurissent en ce moment et jettent le monde dans une barbarisation intellectuelle aussi dramatique que la barbarisation économique : c’est un feu croisé d’incriminations ciblées qui évitent de remettre en cause les catégories fondamentales d’un système auquel chacun participe à des places différentes.  

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