Pour donner un nouvel exemple de cette nouvelle école d’histoire non plus interprétative mais surinterprétative, voici quelques lignes sur l’ouvrage de l’historienne Aurélia Michel, qui a publié un livre – salué comme « brillant » par le Monde – intitulé « Un Monde en nègre et blanc. Enquête sur l’ordre racial » (2020) et visant (je ne l’invente pas) à « révéler l’ordre racial qui régit notre monde contemporain ».

J’ai en effet pris connaissance de ce travail en préparation d’un enregistrement de Langue de bois s’abstenir (C8, diffusé je crois, ce soir) qui portait sur la cancel culture, les instrumentalisations politiques de l’histoire.

J’ai essayé de mettre de côté les préjugés que, forcément, éveille légitimement le titre de ce livre, aux signifiants lourdement racialistes.

Sur 390 p, alors que le livre prétend traiter du « monde » et de son « ordre racial contemporain » – la thèse est résumée dans le titre  : une opposition noir-blanc à échelle globalisée à travers un prisme de domination – 15 p. seulement sont consacrées à la traite arabo-musulmane et aux autres formes d’esclavages.

A partir de la p 65 (quelques rappels sur l’Antiquité), il ne sera plus question que du dominant blanc vs le dominé noir.

Rien sur les 50 millions d’esclaves qui peuplent à ce jour le « monde » – apparemment sur une autre planète que celle d’A. Michel. Evidemment, comme ils ne sont pas en Occident et dans les pays abolitionnistes, en parler aurait défloré ou contredit la propagande de « ‘l’ordre racial mondial noir vs blanc ».

De multiples petites falsifications qui peuvent paraître bon enfant, à première vue, émaillent le propos. Sauf qu’elles concourent toutes à l’absolutisme schématique de la thèse racialiste qui telle un panzer nazi souriant entend nous ratatiner la cervelle.

Je m’arrête sur une falsification selon moi intentionnelle et très parlante quant au fonctionnement du révisionnisme décolonial à l’université : p 162, quand Aurélia Michel fait référence au célèbre article de Louis de Jaucourt (Encyclopédie Diderot D’Alembert 1751) contre l’esclavage:

« Même dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, publiée en 1751, dont l’entrée Traite des Noirs, signée par Jaucourt, prend clairement position contre le trafic, l’entrée Nègres, regrettant l’état des choses, désigne les esclaves noirs présents en Amérique dont malheureusement on ne peut se passer. Le nègre est réduit à son état d’esclave, et par extension le terme désigne les habitants du pays do’ù viennent les esclaves (…). Il faut en conclure qu’en utilisant le mot nègre au milieu du 18ème siècle on désigne bien un être que l’on ne veut pas considérer comme humain,  » etc

Je résume (car je vous concède que c’est très alambiqué, normal, elle manipule des faits) : Mme Michel veut ici démontrer que dès le 17ème siècle (les frontières historiques sont dans ces chapitres poreuses), le mot « nègre » correspond à une fiction déshumanisante pour ensuite démontrer que la langue et les imaginaires ont intègralement naturalisé le racisme.

Evidemment, n’importe quel philologue ou collègue littéraire aurait dit à Aurélia qu’elle marchait sur la tête et que l’on ne s’invente pas lexicologue pour servir des intentions militantes.

Pour cela, elle réécrit un titre :
– l’article célèbre de Jaucourt, impitoyable à l’égard de la barbarie esclavagiste et égalitaire dans son considération du sujet noir, s’intitule bien Traite des Nègres, et utilise ce mot tout du long, sans la moindre connotation péjorative.
– le mot lui-même est très représenté dans l’Encyclopédie (une 50aine d’occurrences) toujours pour défendre la dignité et dénoncer la barbarie.

Mme Michel n’a pas d’autres arguments pour avancer sa théorie de la « fiction nègre » déshumanisante en Occident. C’est bien maigre. Et bizarre, car il y a beaucoup d’éléments du côté du racisme scientifique qui voit le jour au 18ème, sans pour autant recouvrir tout le champ intellectuel. Elle ignore sans doute que ni le Bal nègre créé en 1924, ni l’art nègre n’avaient de signification déshumanisante, au contraire – même si des usages péjoratifs et racistes, bien sûr, ont existé; même s’il est indéniable que des stéréotypes racistes aient agi sur les mentalités.

Autre exemple de surinterprétation (euphémisme): à plusieurs reprises, Mme Michel évoque le caractère ethnique et raciste de la « nation » française, par simple présupposé etymologique! La thèse assénée à plusieurs reprises sans aucun établissement est celle du lien intrinsèque et « de nature » entre nation et racisme…????????????

 

 

Cette technique de falsification est caractéristique de la mouvance décoloniale mais aussi de ce que j’appelle désormais l’histoire SURINTERPRETATIVE. On est donc très loin de l’histoire positive, de l’histoire sociale, de la micro-histoire ou de l’histoire. Sans doute qu’un historien érudit – et impartial – comme Tidiane N’Diaye, saura jeter un regard moins sévère que le mien sur les apports de ce livre sur la traite négrière. Livre qui n’en demeure pas moins, d’abord, un outil de propagande actuellement à la mode, celle du courant racialiste des indigéno-décoloniaux.