Je ne me souviens pas quand, précisément, maman a commencé à mettre un foulard. Je n’étais déjà plus une enfant. L’événement, si tant est qu’on puisse l’appeler ainsi, ne m’a visiblement pas marquée. J’ai en revanche bien le souvenir solide de quelques regards souvent désaprobateurs, parfois venimeux au détour des rayons de supermarchés. On n’oublie jamais quand des yeux noirs de haine s’attaquent à votre maman, même furtivement. Maman est devenue plus pieuse, c’était son besoin à elle. Qui sommes-nous pour juger les coeurs des autres ?

Nous sommes six enfants, dont trois filles. Aucune de nous ne porte le foulard. J’ai un infini respect pour ma mère. Parce que c’est ma mère, certes, mais parce que c’est une citoyenne exemplaire qui donne tant aux autres sans rien attendre en retour.

Combien de repas a-t-elle préparés pour les voisins, pour les copains, pour ceux aussi dans le besoin ? Combien de services rendus ? Combien d’argent donné pour les plus démunis, elle qui ne compte que sur son seul petit salaire d’assistante maternelle ? À Romorantin, parmi les parents qui la contactent pour lui confier leurs enfants, rares sont ceux qui ont eu quoi que ce soit à redire du fait de son foulard sur sa tête. Une seule famille ou deux dans mon souvenir sur près de vingt ans de travail. Les autres n’y font pas attention, bien trop heureuses de pouvoir laisser leur progéniture en toute confiance à une professionnelle qui a elle-même élevé six enfants, ayant chacun trouvé sa voie.

Il faut voir le lien qu’elle a réussi à créer avec tous ces enfants depuis toutes ces années ! Mathieu, Adam, Antonin et les autres qu’elle retrouve avec joie au hasard des rencontres en ville, qui viennent sonner chez  » nounou  » parfois, pour donner des nouvelles et prendre des siennes, qui lui envoient de jolies cartes postales pour ne pas l’oublier.

Des enfants non musulmans éduqués par une Française musulmane dans la tolérance. Des fêtes comme l’Aïd ou Noël qu’ils se souhaitent sans aucune distinction. Quand je rentre à Romorantin et que je me remets dans cette ambiance, j’ai le coeur léger et le regret aussi que les haineux n’aient pas la chance de vivre tout cet amour et tout ce respect.

Toutes ces insultes enlèvent à ma mère, à mes amis, à ma famille, à des millions de concitoyens leur humanité.

 

Toutes ces insultes proférées à longueur de plateaux télés par des éditorialistes hors sol, toutes ces injures envoyées sur les réseaux sociaux à l’encontre des musulmans sont d’une violence inouïe car ils enlèvent à tous ces gens, à ma mère, à mes amis, à ma famille, à des millions de concitoyens leur humanité.

Être musulman équivaut aujourd’hui à porter sur vous la honte. Être musulman suffit à ce que l’on vous piétine dessus comme on le fait avec une serpillère. Cette religion tu l’as choisie non ? Assume ! Personne ne t’oblige à être musulman non ? Alors débrouille-toi avec ça. Il n’y a désormais plus aucune limite.

J’envie à ma mère la force qu’elle a. Je me souviens d’une discussion à ce sujet un jour. Elle me disait ne porter aucune attention à toutes ces humiliations celles des plateaux télé comme celles du quotidien.  » Je sais qui je suis  » m’avait-elle dit. Oui, mais maman, savent-ils qui tu es ?

Nassira El Moaddem est journaliste et autrice. Son premier livre s’intitule « Les filles de Romorantin« , ed. de L’Iconoclaste

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