Le mouvement des gilets jaunes émergea en France comme une révolte relativement spontanée contre le projet d’augmentation de la taxe carbone dans la seconde moitié de novembre 2018. Il se transforma rapidement en une contestation plus large tournant autour de l’exigence de démission de Macron, diverses revendications portant sur les inégalités territoriales et la démocratisation de la vie politique ainsi que l’affirmation d’une dignité populaire contre un mépris perçu de la part du gouvernement et des « élites » que ce dernier représenterait. À son acmé, entre fin novembre 2018 et printemps 2019, le mouvement des gilets jaunes mobilisa de manières diverses des millions de personnes issues en majorité de secteurs de la classe ouvrière et de la petite classe moyenne blanche résidant dans les zones rurales et périurbaines. La mobilisation prit deux formes principales : d’un côté, des manifestations chaque samedi appelées « actes » ponctuées d’émeutes et d’affrontements avec les forces de l’ordre, en particulier à Paris, de l’autre, des occupations de rond-points où des campements virent le jour. L’organisation et la coordination du mouvement se caractérisaient par leur refus de leaders et un fonctionnement résolument horizontal médiatisé via les réseaux sociaux.

Après l’essoufflement de la vague insurrectionnelle de la mobilisation contre la loi travail de 2016, le mouvement des gilets jaunes a permis de réactiver l’antagonisme social en France en entrainant des secteurs de la population peu présents jusqu’ici dans les mouvements sociaux des dernières décennies. Il a contribué à l’empouvoirement d’une partie du prolétariat, à sa prise de confiance dans ses capacités d’auto-organisation, consommé une rupture avec la politique institutionnelle ainsi que les corps intermédiaires, et, par l’intense répression étatique qu’il a rencontré, participé à générer un sentiment de défiance voire de détestation massive vis-à-vis des institutions répressives dans un public jusqu’à alors peu touché par la violence policière.

Cependant, en dernière instance, le mouvement des gilets de jaunes fut incapable de se transformer en un mouvement de subversion de masse prenant pour cible les fondements de l’ordre capitaliste. Ceci ne s’explique pas seulement par l’intense répression auquel il dut faire face mais aussi par un certains nombre de limites internes comme son nationalisme latent, son échec à mobiliser les secteurs non-blancs des classes populaires ou encore son incapacité à se diffuser dans les lieux de production et à tacler directement la question de l’exploitation.

Nous souhaitons nous pencher ici sur une de ces limites qui a jusqu’ici été peu abordée d’un point de vue révolutionnaire : la question de l’antisémitisme. L’antisémitisme a en effet accompagné la mobilisation des gilets jaunes de son émergence jusqu’à son érosion. Il s’est exprimé notamment à travers des slogans dans les manifestations ou sur les rond-points (par exemple la banderole déployée le 18 décembre 2018, sur un rond-point dans les environs de Lyon, où l’on pouvait lire «Macron=Drahi=Attali=Banques=Médias=Sion»), le partage massif de contenus antisémites et/ou conspirationnistes dans les groupes Facebook ou Whats App de gilets jaunes ou encore l’agression de personnes ou de lieux identifiés comme juifs ou associés à la « domination juive ». Quelques temps fort de l’antisémitisme au sein du mouvement des gilets jaunes furent par exemple l’entonnement du chant des quenelles de l’humoriste antisémite Dieudonné devant Montmartre le 22 décembre 2018, l’agression verbale du philosophe conservateur Alain Finkielkraut le 16 février 2019 invectivé aux cris de « sioniste », « elle est à nous, la France! », « sale race » ou encore le ciblage de la banque Rothschild au cours d’actions menées par les gilets jaunes.

Notre thèse n’est pas que le mouvement des gilets jaunes est intrinsèquement antisémite mais que son idéologie populiste sous-jacente facilite l’émergence et la circulation de contenus antisémites ainsi que la politisation de la contestation dans un sens antisémite. Par conséquent, contrer l’antisémitisme dans des mouvements sociaux à l’image des gilets jaunes implique non seulement de chasser les militant-es antisémites mais de se confronter aux structures idéologiques internes aux mobilisations. Il s’agit ainsi de renouer avec l’approche des membres de l’école de Francfort dans leur enquête de 1945 sur l’antisémitisme au sein de la classe ouvrière américaine : «  Ce qui compte, ce n’est pas exactement l’hostilité ouverte et active envers les Juifs, ces agitateurs peuvent être dénoncés et neutralisés ; la menace est bien plutôt le préjugé lui-même. »

Avant de tenter de cerner la place qu’occupe l’antisémitisme dans le mouvement des gilets jaunes, revenons d’abord sur le positionnement de la gauche pro-gilets jaunes par rapport à cette question. Après une courte période d’indétermination, la majorité de la gauche, de la gauche populiste (France Insoumise) jusqu’aux autonomes, se solidarisa avec le mouvement en le soutenant dans sa propagande et/ou en le rejoignant directement dans les manifestations, sur les ronds-points et, parfois, dans les émeutes. Une fraction minoritaire de la gauche refusa de se joindre aux gilets jaunes parce qu’elle y voyait, à tort, un mouvement proto-fasciste ou par attachement dogmatique à une vision traditionnelle et périmée de la lutte de classe. Face à l’antisémitisme dans le mouvement des gilets jaunes, la majorité de la gauche, quelques que soient ses composantes, a réagi comme elle le fait habituellement face à l’antisémitisme, soit par le déni, le silence et/ou la relativisation. Nous pouvons dégager trois types de positionnements de la gauche pro-gilets jaunes sur cette question :

1) L’antisémitisme n’est le fait que d’une poignée d’agitateurs-trices d’extrême-droite infiltrant le mouvement de l’extérieur. C’était notamment la position de nombreux antifascistes qui parvinrent à chasser les militant-es d’extrême droite à l’issue de batailles de rue, ce qui est tout à leur honneur, sans pour autant éradiquer l’antisémitisme en tant qu’idéologie au sein du mouvement.

2) L’évocation de l’antisémitisme est avant tout un instrument du gouvernement et des médias mainstream pour discréditer le mouvement. La condition de possibilité d’une telle instrumentalisation, l’existence d’un objet bien réel à instrumentaliser, n’était cependant pas discutée.

3) Derrière les théories conspirationnistes voire l’antisémitisme se cacherait une proto-critique sociale, certes pervertie mais légitime en dernière instance. S’il est vrai que l’antisémitisme apparait généralement comme un discours pseudo contre-hégémonique, il constitue toujours un opérateur contre-révolutionnaire prenant la forme d’une rébellion conformiste réaffirmant la légitimité et la naturalité des structures fondamentales de l’ordre capitaliste (l’État, la marchandise, le patriarcat …) qu’il s’agirait simplement de délivrer de la domination directe, corruptrice et parasitique des « élites juives ».

Quelques acteurs-trices du camp révolutionnaire essayèrent de thématiser la question de l’antisémitisme chez les gilets jaunes notamment au sein de certains collectifs autonomes franciliens. Leurs inquiétudes furent balayées d’un revers de main par la majorité de leurs camarades qui considéraient qu’il s’agissait d’une question secondaire dont la thématisation conduirait à diviser la lutte et faire le jeu du gouvernement. Suite à l’agression de Finkielkraut, une partie de l’extrême-gauche et de l’antiracisme politique organisa un rassemblement à Ménilmontant le 19 février 2019 « contre l’antisémitisme et son instrumentalisation ». Ce fut cependant avant tout le second terme qui fut traité dans la majorité des interventions. Quand une oratrice tenta de thématiser le problème bien réel de l’antisémitisme dans les gilets jaunes, elle fut accueillie par des huées émanant d’une partie de la foule.

La gauche et le camp révolutionnaire se montrèrent ainsi largement incapables non seulement de lutter contre l’antisémitisme mais d’en faire un enjeu de lutte et de débats au sein du mouvement. À partir de l’expérience des gilets jaunes, nous tenterons ici de dégager quelques pistes rapides en matière de combat contre l’antisémitisme dans les mobilisations de masse à venir qui seront amenées à prendre de plus en plus la forme de mouvements hybrides et bizarres à l’image de celui des gilets jaunes.

Tout d’abord, il s’agit de défendre le principe de l’auto-organisation et de l’auto-défense des personnes juives dans les luttes face aux expressions d’antisémitisme et de tenir compte de leurs parole et expériences dans les mobilisations antiracistes.

Ensuite, il faut être capable d’identifier l’antisémitisme non seulement dans ses formes les plus manifestes mais aussi dans ses expressions plus subtiles et de reconnaître ses structures de pensée générales partagées par exemple avec les discours conspirationnistes ou une critique sociale ciblant uniquement le capital financier. Déceler l’antisémitisme suppose de cerner sa dynamique générale et de comprendre en quoi il est tendanciellement produit par la société bourgeoise en tant que forme de conscience mystifiée et spontanée opposant le concret et l’abstrait, le capital industriel et financier, l’enraciné et le cosmopolite comme l’ont montré les travaux du philosophe et historien Moishe Postone.

Cependant, connaître la structure argumentative générale de l’antisémitisme et son ancrage dans le mode de socialisation capitaliste ne suffit pas. Il nous faut ainsi éviter l’écueil d’une certaine gauche allemande contemporaine qui, à partir d’une compréhension correcte de l’antisémitisme et du capitalisme pris dans leur « moyenne idéale » (c’est-à-dire les caractéristiques générales et invariantes de l’antisémitisme moderne et du capitalisme), a progressivement développé une critique largement anhistorique de l’antisémitisme. Celle-ci se limite ainsi à une analyse comparant et déconstruisant les énoncés antisémites sans s’interroger sur la place que ces derniers occupent dans des contextes sociaux, rapports de pouvoir et conjonctures historiques donnés, mise à part le recours à une distinction ideal-typique et essentialisée entre les trajectoires de développement capitalistes bourgeoises « normales » et de type « allemandes », ces dernières relevant d’une « modernisation de rattrapage » aux contours flous qui mobilisent un nationalisme völkisch produisant un antisémitisme exterminateur.

À rebours d’une telle approche, toute tentative de compréhension de l’antisémitisme au sein des gilets jaunes doit être articulée à une analyse historique précise de ce mouvement. Ce dernier constitue ainsi une expression typique des nouvelles formes d’antagonisme social qui émerge avec la fin de l’identité et du mouvement ouvrier initiée par la restructuration néo-libérale du capitalisme à partir des années 1970. L’écroulement des grand récits explicatifs de la modernité et des instances d’éducation populaire du mouvement ouvrier a laissé la voie ouverte au conspirationnisme et à l’antisémitisme comme modes d’explication du monde. Ce mouvement s’est accéléré avec le développement d’internet et des réseaux sociaux dans les années 2000. Le rôle central des grands médias comme sources de l’opinion publique a été largement érodé au profit d’une myriade de médias alternatifs complotistes et/ou antisémites. Si en France l’État joue un rôle central dans la diffusion de narratifs conspirationnistes autour de la « menace islamiste », l’antisémitisme ou le complotisme ciblant les « élites » sont produits au niveau de la société civile et se répandent dans tous les secteurs sociaux à travers un assemblage fluide et horizontal de discours, pratiques, visuels, visions du monde, médias … La gauche, empêtrée dans une vision de l’idéologie procédant uniquement « par le haut », par les appareils idéologiques d’État et les médias mainstream, se montre ainsi incapable de voir que le conspirationnisme et l’antisémitisme constituent des idéologies tout aussi dominantes et mainstream que le républicanisme ou le néo-libéralisme. Ceci explique qu’au cours de la séquence des gilets jaunes, la gauche se contenta de reprendre les invectives populaires contre BFM et la « propagande d’État » sans se pencher sur les nouveaux appareils idéologiques que sont les micro-médias conspirationnistes et antisémites contribuant largement à façonner l’idéologie et les subjectivités gilets jaunes.

Par ailleurs, l’antisémitisme chez les gilets jaunes doit être saisi dans le cadre d’une détermination historique de l’idéologie spécifique de ce mouvement. L’éclatement de l’identité de classe, la pénétration de la logique de concurrence et de son idéologie dans l’ensemble des sphères sociales, la constitution de la subjectivité néo-libérale de masse de « l’entrepreneur de soi » conduisant à une individualisation croissante de la compréhension des phénomènes sociaux ont généré en contre-coup l’émergence ou la ré-activation de tout un ensemble d’identités collectives, progressives ou régressives, imaginaires ou ancrées dans des segmentations sociales objectives, visant à compenser ou à contrer l’atomisation généralisée. La réactivation de la catégorie du « peuple » à partir de la fin des années 1990, non plus sur un mode anti-impérialiste comme cela pouvait être le cas dans les années 1960, mais sur un mode populiste opposant le « peuple », conçu comme une communauté de citoyens égaux dans sa version de gauche ou comme communauté ethno-culturelle dans sa version de droite, aux élites néo-libérales et à la finance.

L’antisémitisme a constitué tout au long du XIXème et de la première moitié du XXème siècle un vecteur majeur de l’élaboration de l’identité – nationale mais pas seulement – et de la non-identité associée à la « figure du tiers » qu’est le Juif comme l’explique le sociologue Klaus Holz. Au tournant du XXème siècle, cette fonction se réactiva et l’antisémitisme redevint un opérateur majeur de la constitution de certaines des identités collectives nouvelles ou régénérées de l’ère néo-libérale, notamment celles se référant à la catégorie du « peuple ».

Avec l’effacement de la mémoire ouvrière, les secteurs de la population participant aux gilets jaunes se sont emparés de la seule expérience révolutionnaire et du seul sujet collectif qu’ils connaissaient, ceux qu’on leur enseigne à l’école, la révolution française et le peuple français qu’elle a fait émergé. Les gilets jaunes se sont donc levés contre les inégalités produites par le capitalisme, système de domination impersonnel, en mobilisant les catégories d’une révolution bourgeoise ciblant un système de domination personnel, le féodalisme. Si l’on ajoute à cela l’hyper-centralisation et présidentialisation du système politique français renforcée par l’attitude « jupitérienne » et méprisante de Macron, toutes les conditions étaient réunies pour que la critique sociale portée par les gilets jaunes prennent une forme ultra-personnifiée se centrant sur Macron et quelques personnalités et institutions clefs (BFM, Drahi, la banque Rotschild). À la figure de Macron était opposée une double identité collective potentiellement contradictoire : d’un côté, le peuple français pris généralement dans son acception bourgeoise-citoyenne (et non völkisch), de l’autre, la communauté de ceux et celles portant le gilet jaune sans condition d’appartenance préalable. Cette opposition entre un peuple enraciné et une élite coupée des problèmes des « vrais gens » et l’hyper-personnification de la critique sociale constituaient la porte ouverte à une politisation antisémite de la contestation sociale.

Enfin, tacler la question de l’antisémitisme dans les mouvements sociaux comme celui des gilets jaunes implique pour les révolutionnaires de renouer avec une problématique plus générale de l’édification de masse. Le mauvais dépassement de l’avant-gardisme léniniste et du paternalisme des institution d’éducation de l’ancien mouvement ouvrier a ainsi poussé une large partie de la gauche à abandonner la question de la production de la conscience révolutionnaire au profit d’une attitude spontanéiste encensant le « sens commun » et l’ « évènement » où l’ « autonomie populaire », quelqu’en soit le contenu politique et idéologique, viendrait soudainement se manifester. Il faudrait se placer du côté des « dominés », vus comme des sujets révolutionnaires potentiels par leur seule qualité de « dominés » – qu’importe ce que ces derniers pensent, disent ou fassent. Le populisme de gauche pousse cette logique dans ses extrémités les plus rances en expliquant qu’il faudrait prendre les gens « tels qu’ils sont » quitte à flatter leurs tendances chauvines et xénophobes. Ainsi, appeler à s’opposer aux aspects réactionnaires et notamment aux expressions antisémites de certaines mobilisations populaires relèverait d’un mépris de classe, du racisme ou encore d’un désir abstrait de pureté idéologique de militant-es incapables de remettre en cause leurs privilèges.

Le populisme de gauche institutionnel, qui a d’ailleurs failli à récupérer les gilets jaunes, partage avec la gauche extra-parlementaire l’idée triviale qu’il faut toujours partir « de la manière dont les gens qui luttent envisagent leur propre révolte » (ACTA). Ce principe banal s’est cependant traduit dans la pratique de la gauche par un refus de sérieusement tacler tout ce que la révolte spontanée des gilets jaunes pouvait charrier de ressentiment, d’aspirations autoritaires, de schémas de domination internalisés et d’expressions réactionnaires propres à l’idéologie spontanée des acteurs et actrices du mouvement. Encore une fois, il ne s’agit absolument pas de dire que la mobilisation des gilets jaunes constituait un mouvement proto-fasciste : d’une part son idéologie ressemblait plus à une version plébéienne et émeutière du citoyennisme participatif ayant émergé dans le sillage de l’alter-mondialisme plutôt qu’à une aspiration à la communion autoritaire dans un collectif ethno-racial, d’autre part les nombreux traits régressifs décelables chez les gilets jaunes se retrouvaient, certes à une échelle moindre, dans des mouvements sociaux antérieurs plus classiques. Le populisme des gilets jaunes n’est pas le fruit d’une fascisation des classes populaires – de la même manière qu’il n’y a pas de « fascisation » de l’État en cours ou de « menace fasciste » incarnée par le RN au sens d’un risque de suspension de la démocratie et la séparation entre État et société civile au profit d’un régime fasciste – mais l’expression de l’idéologie spontanée de sujets atomisés et paupérisés par des décennies de restructuration néolibérale se mettant en lutte pour une première fois. Le fait que le populisme ne soit pas le fruit d’une dynamique fasciste ou qu’il ne constitue pas non plus une ruse des puissants pour « brouiller les frontières de classe » et la « conscience de classe du prolétariat » mais qu’ils émanent bien des sujets en révolte eux-même ne change cependant rien à sa nocivité. Nous avons vu plus haut que « la manière dont les gens envisagent leur propre révolte » constituait la porte ouverte à l’antisémitisme et bloquait – parmi bien d’autres facteurs – in fine la transformation des gilets en mouvement révolutionnaire.

Pour la gauche extra-parlementaire, la question du contenu idéologique du mouvement des gilets jaunes a été en dernière instance sacrifiée sur l’autel de l’obsession d’une autonomie sans contenu déterminé : « Une politique populaire est une politique qui apprend à compter sur ses propres forces. C’est une politique autonome, au sens le plus élémentaire du terme. Son point de départ est la manifestation d’une hétérogénéité assumée envers ce qui se donne médiatiquement comme « sphère de la politique » (…) Ce qui se joue, dans toutes ces pratiques, c’est l’émergence de moments de contre-pouvoir populaire, c’est l’exercice d’une souveraineté alternative, d’une nouvelle légitimité antagoniste. C’est dans ces moments que se vérifie le caractère essentiellement parasitaire de l’État et de la gestion marchande des besoins sociaux, lorsque l’on découvre qu’il est possible d’organiser autrement la vie collective, qu’il est possible d’anticiper dès maintenant les formes et les contenus de l’émancipation » (ACTA).

L’État et la marchandises ne sont cependant pas des « parasites » s’imposant de « l’extérieur » sur un peuple pré-existant mais des rapports sociaux dans lesquels les individus sont pris de manières différenciées. Les gilets jaunes font leur apparition historique d’abord en tant qu’individus étatisés, en tant que sujets nationaux se pensant comme tels, en tant que bons français se sentant trahis par une République aux mains de la « Macronie » et leurs besoins sont d’abord ceux définis par la société marchande dans lesquels ils vivent. Bien sûr que dans les expériences de lutte et de confrontation avec les instances répressives de l’État de nouveaux désirs d’émancipation peuvent apparaître mais ce n’est en rien un processus automatique. La capacité à briser le réalisme capitaliste et à faire advenir une aspiration à une vie post-capitaliste suppose souvent un long travail d’éducation visant à dénaturaliser et démystifier les rapports capitalistes. Or, en essayant d’hégémoniser les gilets jaunes à travers la haine de Macron couplée à quelques vagues revendications matérielles et à un discours anti-police, en refusant de remettre en cause l’idéologie populiste sous-jacente des gilets jaunes (elle n’avait d’ailleurs absolument pas les moyens de le faire), la gauche pro-gilets jaunes a contribué à son niveau à réaffirmer la naturalité des rapports sociaux capitalistes en laissant intact le mythe d’une communauté et d’une économie nationale productive qu’il s’agirait simplement de délivrer de l’emprise de Macron et des forces obscures qu’il représenterait.

L’auto-organisation des sujets en lutte constitue évidement une condition essentielle de tout processus émancipateur. Mais l’auto-organisation ne peut être séparée du projet politique qui la détermine et qu’elle vise à réaliser. La démocratie directe en soi n’est rien d’autre qu’une procédure de décision collective et de légitimation des décisions, elle n’est pas en elle même un garant du caractère émancipateur de l’action collective. La vieille critique ultra-gauche de l’auto-gestion a depuis longtemps montré qu’un capitalisme intégralement démocratiquement auto-géré serait en théorie envisageable. Que les attaques contre la banque Rothschild soient issues de processus démocratiques de base ne changent rien à leur caractère antisémites et régressifs.

Une partie de la gauche pro-gilets jaunes s’est ainsi extasiée sur le caractère « populaire », « horizontal », « sans chefs » et « démocratique » des gilets jaunes au détriment d’une analyse détaillée des désirs et des représentations qui orientaient la mobilisation. La seule expérience de la lutte, réduite à l’auto-organisation collective et à la confrontation avec la police, serait suffisante pour politiser les masses dans le « bon sens ». Tout au long du mouvement, le camp révolutionnaire ne s’est quasiment pas posé la question des conditions d’émergence d’une conscience révolutionnaire et anti-capitaliste qui dépasserait l’idéologie populiste spontanée. Au contraire, la question de la conscience révolutionnaire, c’est-à-dire d’une conscience reposant sur une compréhension claire de ce qu’est le capitalisme et de la nécessité de son dépassement, a fait les frais d’une obsession de l’autonomie pour l’autonomie des différents secteurs mobilisés dont il faudrait à tout prix respecter les modes d’expression propres.

Il n’est pas possible d’aborder ici la question des modalités de la production de la conscience révolutionnaire qui impliquerait toute une discussion sur l’organisation, la stratégie et la propagande révolutionnaire, l’hégémonie, le rapport entre théorie et pratique … Il est évident qu’elle ne saurait se poser dans les termes d’une posture néo-léniniste consistant à « conscientiser » de l’ « extérieur » un mouvement comme celui des gilets jaunes. L’émergence d’une aspiration à une émancipation véritable, c’est-à-dire à un dépassement des formes d’existence que nous propose le capitalisme, sera un processus immanent – mais non automatique dans la mesure où elle suppose une volonté d’édification et une stratégie allant en ce sens – aux lutte s’adossant aux expériences concrètes des individus.

On peut cependant rapidement revenir sur les potentialités que présentait le mouvement des gilets jaunes en matière d’émergence de désirs d’émancipation et le rôle néfaste que joue l’antisémitisme à ce titre. Revenons sur la manière dont la gauche a hégémonisé le mouvement des gilets jaunes. Celle-ci a ainsi essentiellement appuyé les revendications réformistes similaires à celles d’autres mouvements sociaux et joué sur l’opposition à la police. Ce faisant, elle a largement négligé l’expérience des ronds-points où s’exprimait non pas seulement le souhait d’une meilleure distribution de la richesse mais un profond désir de communauté et de formes de vie nouvelles transcendant le règne de la séparation propre au capitalisme. Les campements des ronds-points formaient les prémisses de potentielles communes où, sous certaines conditions, un désir de communisme aurait pu voir le jour s’ils n’avaient pas été démantelés par les autorités.

L’antisémitisme constitue ici un obstacle majeur à un tel transbordement de futures communautés. En effet, en contexte insurrectionnel, il peut potentiellement devenir l’opérateur contre-révolutionnaire à travers lequel une communauté au lieu de se constituer en « association d’individus libres » (Marx) reprenant le contrôle sur les conditions de production des formes de vie se mue en son contraire, le « collectif barbare » de la race qui réaffirme brutalement les catégories de la société bourgeoise sur le dos des Juifs-ves, pour reprendre la terminologie d’Adorno à propos de la constitution du Volk nazi.

Le camp révolutionnaire doit donc se confronter à l’antisémitisme en tant qu’obstacle majeure à une politisation révolutionnaire de masse. Pour cela, il doit comprendre ses ressorts idéologiques, saisir son rôle dans la conjoncture, prendre en compte son autonomie relative et refuser de le traiter comme une simple idéologie instrumentalisée par les classes dominantes pour diviser les luttes comme tend à le faire par exemple le collectif Juives et Juifs Révolutionnaires. Cette tâche est rendue d’autant plus urgente par la crise sanitaire et économique actuelle qui a généré de nombreuses souffrances sociales et mécontentements sources de potentiels futurs conflits sociaux. Il s’agira de voir si cette colère sera captée par les élans de la rébellion conformiste comme semble déjà l’indiquer le déchainement actuel de conspirationnisme, d’antisémitisme et de pensée irrationnelle autour de la gestion de l’épidémie de Covid-19 ou si le camp révolutionnaire réussira à l’intégrer au sein d’un projet politique de masse ciblant non plus seulement quelques masques de caractère du capitalisme mais le capitalisme lui-même.