Une barricade contre un monde de type F

En Turquie, il est très difficile et surtout très dangereux de parler des prisons de type F. Evoquer l’isolement carcéral et les grèves de la faim qui s’y déroulent peut faire encourir de gros risques de censure, de criminalisation voire d’emprisonnement. Pourtant, outre les familles des prisonniers et les activistes des droits de l’homme, il existe encore des musiciens qui osent braver l’interdit.
Le groupe de hip hop dénommé « Barikat » (Barricade) fait partie de « ceux qui sortent du troupeau ». Ce groupe hors du commun prône une politisation radicale de la culture. Le fondateur du groupe, JönTürk (Jeune turc), a accordé une interview le 5 février dernier, au site turc d’information Halkin Sesi TV (http://www.halkinsesi-tv.com) que nous publions ci-dessous:

« Plus blizzards que les vents narquois
Qui déferlent sur les montagnes
Voici les ‘types F’ de Barikat
Vies morcelées, tronches attristées
Solitudes partagées dans les ténèbres.
Ces fleurs grimpantes veulent respirer. (…)
L’expression qui couvre les visages de ce monde de type F
La tourmente qui tourne dans mes yeux
Quand donc cela va-t-il cesser. »

Pourriez-vous présenter votre groupe ? Quand a-t-il été créé ? Combien de personnes composent le groupe ? Quels sont vos ambitions et objectifs ?

Barikat a été créé en 1996 à Bursa par un groupe de jeune nommé « Günesin çocuklari » (« les enfants du soleil »). Ce groupe de près de 40 personnes vivant en communauté, était constitué d’étudiants et lycéens. Au début des années 1990, les problèmes auxquels nous étions confrontés en Turquie étaient nombreux : persécution des intellectuels démocrates, massacre d’étudiants, liberté d’expression bafouée, arrestations arbitraires et persécutions dans les universités. Ce climat de répression nous a amené à créer un mouvement de jeunesse défendant les libertés et les droits de l’homme.
C’est dans cette optique que nous avons organisé des centaines de concerts, de conférences et des activités culturelles par nos propres moyens. En ce sens, nous avons aussi créé une revue et publiés des bulletins de presses, puis ouvert un centre culturel nommé « Bursa Sakli Kent Gençlik Merkezi », « Centre culturel des jeunes de Bursa ».

A la fin de l’année 1997, nous nous sommes mis au rap que nous percevions comme étant le meilleur moyen de nous exprimer. De la même façon, en tant que groupe de musique, nous avons donné des centaines de concerts et créé un centre culturel, « Boys Of Sun Hip-hop ». En 1998, nous avons été le premier groupe à dédier une émission de radio au hip hop. Nous avons organisé des concours de rap (Microphone Control), les oscars du hip hop de Turquie et des festivals de hip hop turcs. Dans les quatre coins du pays, nous avons donné des concerts d’aide et de soutien pour l’une ou l’autre cause. Après avoir publié quatre livres dont « Kediler Cumhuriyeti » (« la République des chats »), et « Barisa Son Cagri » (« le dernier appel à la paix »), j’ai publié en guise de complément, pour la première fois en Turquie, un livre consacré au hip hop « Bir Gençlik Çigligi Hiphop Kültürü » (« Le cri de la jeunesse par la culture hip hop »).
Nous avons sorti notre premier album nommé « Günesin Çocuklari » (« les enfants du soleil »), puis, au début de l’année 2004, notre deuxième album nommé « hava su toprak ve ates » (« Vent eau terre et feu »). Nous sommes actuellement sur un projet auquel un bon nombre de jeunes rappeurs ont pris place, nommé « Anadolu kaplanlari » (« Les tigres d’Anatolie ») afin de sortir un album.

En dehors de votre clip tiré de l’album « hava su toprak ve ates » (« Vent eau terre et feu ») datant de 2003, nous avons appris que vous aviez préparez un nouveau clip, pouvez-vous nous en dire en plus ? A quand le prochain album ?

Effectivement, nous avons fait un clip à partir de la chanson « F Tipi dünya » (« Monde de type F* ») qui a été source de polémique. Le clip a été réalisé par un groupe de jeune nommé « Italyan Apartmani » (appartement italien). Deux versions existent, la première étant censurée, la seconde diffusée dans certaines chaînes nationales. Cependant, il est toujours possible de visionner la version originale sur http://www.barikat.com
Nous avons récemment réalisé un clip sur une chanson sentimentale de notre deuxième album, interprété en duo avec la chanteuse ouzbèke Sahsenem nommé « Geceler günlerimi gömer » (« Les nuits enterrent mes jours »). Vous pourrez bientôt prendre connaissance de ce clip sur notre site.
Concernant le prochain album, il s’agira d’un album solo qui devrait sortir en mai 2005.

Nous aimerions évoquer votre style musical. Contrairement aux autres pays, le rap en Turquie est apparu avec une tendance plutôt de droite. Qu’en pensez vous ?

En 1995, le groupe Cartel a vécu la discrimination et le racisme en Allemagne. Il a été confronté au nationalisme allemand. Au lieu d’apporter une alternative, Cartel a répondu par du nationalisme turc. C’est la raison pour laquelle le rap a fait son entrée dans notre pays au travers du nationalisme. Sous l’influence de Cartel, des centaines de groupe rap fascistes tels que « Nefret » (dégoût) ont ensuite vu le jour. Afin de répondre à cet état de fait, nous avons créé en 1996 notre groupe, Barikat. Grâce à nos efforts, aujourd’hui, nous pouvons dire que nous avons influencé un grand nombre de groupes de rap qui répandaient autrefois des messages nationalistes et conservateurs.

Le message social est-il un principe fondemental dans le rap ?

Quand bien même certains tentent de le vider de son contenu, le hip-hop est certainement un mouvement de classe. Il a fait ses débuts aux Etats-Unis vers la fin des années 60 parmi une population afro-américaine qui émigra vers le Nord après l’exode rural qui suivit la guerre de Sécession. Cette musique est née dans les ghettos noirs américains à l’époque des Black Panthers, une organisation marxiste qui a été à l’avant-garde de la lutte pour l’émancipation du peuple noir. La résistance des Black Panthers a contribué à l’éclosion d’une culture et d’une identité noire qui a forgé la musique hip hop et le rap. Dans les années 80, sous l’ère Reagan marquée par les plans économiques post-libéraux, des centaines de milliers de travailleurs, surtout noirs, ont été licenciés. C’est alors que des ghettos et des usines désertées, considérées comme « zones à problèmes » ont commencé à s’élever les voix rebelles des enfants des familles ouvrières. Les chansons de ses jeunes se sont très tôt politisées, évoquant l’exclusion, le nouvel ordre mondial, la ségrégation et le racisme.
En revanche, au début des années 1990, lorsque ce genre musical est devenu un secteur commercial de plus de 100 milliards de dollars et que les gangs y ont commencé à y fourrer leur nez, celui-ci a été perverti par le pop.
A vrai dire, le rap n’est pas uniquement un genre musical. Il s’agit d’un mode de vie, d’une philosophie, d’une sédition, d’une révolte. Tout le monde ne peut pas en faire. Si l’on fait du rap sans s’investir de cet esprit rebelle, on finit en « amuse-gueule » du système.

En tant que groupe Barikat, vous avez des opinions à contre-courant. C’est pourquoi il a été dit que vous souteniez des organisations illégales. D’autre part, dans votre dernier album, vous avez une chanson nommé « F Tipi Dünya » (« Monde de type F »). Elle traite d’un sujet que beaucoup de personnes rechignent à evoquer, en particulier les artistes.
Une grève de la faim qui continue contre les prisons de type F a mis fin aux jours de 118 personnes. Les artistes sont silencieux : quelle est votre opinion sur cet état de fait?

Depuis des années, nous menons un combat difficile. Depuis des années, nous sommes attaqués par des groupes de rap à tendance fasciste. Notre groupe n’a jamais été soutenu par des groupes quels qu’ils soient (légaux ou illégaux). Nous avons toujours tout fait par nos propres moyens. Depuis toujours, nous avons mis en cause la raison d’être de notre gouvernement qui n’a jamais défendu nos droits les plus naturels comme le droit à la vie. Nous avons toujours remis en question les raisons de l’existence de l’Etat et défendu l’idée selon laquelle l’Etat se doit de protéger l’individu. Alors que les maffieux, les assassins, les tortionnaires et les resquilleurs se balladent toujours librement dans ce pays, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’Etat laisse croupir les gens dans les prisons de type F pour délit d’opinion.
En Turquie, le milieu du rap n’a pas encore la capacité, la théorie et la pratique pour justement dénoncer cela. Le pire est que malheuresement, les groupes de rap à tendance nationaliste pensent que pour rapper, il faut éviter de remettre en question, qu’il faut surtout meugler et se droguer. Notre groupe Barikat a toujours subi des pressions de la part de ces groupes.

Vous avez vous aussi été victime de la censure s’abattant sur ceux qui contestent les prisons de type F. Votre clip a effectivement été censuré. A quoi rattachez-vous cela ?

Ce n’est pas étonnant dans cette Turquie. Alors que le secteur musical est totalement apolitique, commercial avec des paroles vides de sens, il est tout à fait logique que notre clip ait été censuré, étant donné que on y pilonne le système.

Un artiste doit il uniquement être un individu qui divertit, ou alors doit-il, quand cela est necessaire, faire réflechir et orienter le peuple?
Par exemple, des massacres ont lieu et continuent en Irak et en Palestine. A ce sujet, pensez-vous que les artistes font le necessaire pour dénoncer ces massacres?

Oui, un artiste devrait être une personne qui fasse réfléchir et qui oriente. Un artiste doit se comporter de manière identique vis-à-vis de toutes les guerres et pas uniquement celle d’Irak.
Nous devons nous opposer aux velléités colonialistes quelles qu’elles soient. Il est de notre devoir de nous opposer aux Etats qui tentent de soumettre les peuples à leur guise. La guerre est un crime, la justice, la liberté et les droits de l’Homme sont pour tous. »

* Prison de type F : Prison cellulaire où les détenus politiques sont coupés de tout contact humain.

HÖC Info
Bulletin d’information du Front pour les Droits et Libertés
hoc@post.com
Le 11 février 2005