En autodidacte, il est curieux et s’intéresse à tout, surtout à la littérature et dévore les ouvrages qui lui tombent sous la main. Paris l’attire, il s’y installe en 1945 et enchaîne les petits boulots, période qu’il évoquera dans Drôles de métiers, avant de devenir bouquiniste sur les quais de la Seine (1954-1964). Michel Ragon y rencontre surtout Henry Poulaille qui lui fera connaître le monde des écrivains prolétariens [2]. Orphelins, prolétaires et autodidactes l’un et l’autre, tous deux anars, ils ne pouvaient qu’être proches. Pour (re)découvrir ce formidable écrivain du monde ouvrier qui a propulsé de nombreux talents sur le devant de la scène, on peut se référer au numéro que lui a consacré la revue Itinéraire ; Ragon y relate leur rencontre, leurs relations et leur brouille [3] parce que le « père » reprochait au « fils » d’abandonner la littérature prolétarienne au profit de la critique d’art.

En effet, il est l’un des premiers en France à s’intéresser au mouvement Cobra, à l’art brut et à des artistes tels que Soulages, Hartung, Atlan ou Dubuffet. Il les présente et les défend dans de nombreux articles, se faisant le chroniqueur et l’historien de l’art abstrait. Il entamera, lui qui n’avait que le certificat d’étude, une carrière d’universitaire à 50 ans, devenant professeur à l’Ecole nationale des arts décoratifs de Paris et soutenant une thèse de doctorat à la Sorbonne sur La Pratique architecturale et ses idéologies.

Mais, pour nous libertaires, Michel Ragon restera surtout l’auteur de  « La Mémoire des vaincus » (1990), cette grande fresque romancée mais basée sur des faits réels qui relate les combats anarchistes au XXe siècle. Lorsque nous l’avons contacté pour contribuer au numéro d’Itinéraire sur Henry Poulaille, il nous avait répondu favorablement et nous avait confié sa satisfaction pour l’accueil fait à son ouvrage par les compagn.e.on.s et le succès rencontré : « Comme vous l’avez compris j’ai voulu diffuser la mémoire libertaire, si mal connu hors de nos milieux, dans le grand public et la presse. Le résultat est plutôt bon. Beaucoup d’articles, étonnés que l’anarchie existe encore (sic)… »

 

Notre histoire commune date de vieux, en fait de son arrivée à Paris où il rencontre des militants de la Fédération anarchiste dont Maurice Joyeux. Il sera présent à chaque fois qu’on aura besoin de lui, lorsque Louis Lecoin lancera Liberté pour le soutien à l’objection de conscience, lors de sa grève de sa faim pour obtenir le statut, contre la guerre en Irak en septembre 1990 [4], pour défendre Radio-Libertaire…

Il faudrait rééditer son Karl Marx (La Table ronde, 1959), portrait au vitriol du père du communisme autoritaire, « ténia du socialisme » et « dictateur du prolétariat ». Il en fallait du courage à cette époque pour écrire ce pamphlet à contre-courant du milieu intellectuel de gauche majoritairement marxisant. Pour Ils ont semé nos libertés (1984), ouvrage publié par la CFDT et magnifiquement illustré qui relate « cent ans de droits syndicaux », Ragon a écrit un long texte d’introduction où il constate l’évolution des conditions de travail, des mondes paysan et ouvrier, la machinisation, la naissance des loisirs, les problèmes de logement… Rendant aussi hommage à Bernard Clavel pour avoir su faire revivre dans ses romans des métiers oubliés et à l’écrivain-mineur Constant Malva pour avoir démystifié le travail de la mine.

Dans La Voie libertaire, paru en 1991, il indique les raisons qui lui ont fait prendre ce chemin, les rencontres (Rirette Maitrejean, Joyeux, Lecoin, Armand Robin), l’existence de plusieurs itinéraires (illégalisme, individualisme, pacifisme, esthétisme), le retour des libertaires (1968-1988), la décommunisation (1989-1991)… J’en ai connu des équipages, publié la même année, est un livre d’entretien avec Claude Glayman, où il évoque sa vie, son travail d’écrivain, la Vendée, l’art, l’architecture, l’anarchisme, ses choix. Citons également son Dictionnaire de l’anarchie (2008) où Ragon présente les personnages et les thèmes de ce courant de pensée. Il s’y laisse parfois emporter par sa fougue car, pour lui, « l’anarchie est avant tout affaire de fidélité et d’amitié ».

Il ne fit partie d’aucune coterie et, en dépit de ses connaissances quasi encyclopédiques, il refusa toujours la posture de l’intellectuel en vue qui donne son avis sur tout et sur n’importe quoi. Il n’a jamais oublié ses racines prolétariennes et résuma sa vie en une ligne : « J’ai voulu échapper à la misère, échapper à la pauvreté, échapper à l’obscurantisme et à un monde sans culture. » Adieu compagnon. [5]

 

 

 

P.B.

[1] Pour lui, l’insurrection vendéenne est avant tout une révolte paysanne et il refuse aussi bien l’interprétation jacobine que la récupération royaliste. On lui a reproché sa proximité avec Philippe de Villiers, l’« agité du bocage », il s’en défendit mais peut-être aurait-il dû être plus ferme.

[2] Selon Tristan Rémy, « la vie du prolétariat racontée par des auteurs qui sortent de ses rangs, voilà la littérature prolétarienne ». Michel Ragon est notamment l’auteur des Ecrivains du peuple (1947), ouvrage qui sera plusieurs fois revu, complété et mis à jour pour donner Histoire de la littérature prolétarienne de langue française (dernière édition en 2012).

[3] Ils se sont réconciliés en 1978, peu de temps avant la mort de Poulaille le 30 mars 1980.

[4] Lire à ce propos son interview parue dans Le Monde libertaire n° 797, retranscrite dans La Voie libertaire, texte disponible ici. Par ailleurs, dans les années 1950-1955, puis en 1980-1990, il a écrit plusieurs articles pour le journal.

[5] Article paru sur le site du Monde libertaire.