• La faute à Constantin !

C’est sur la base d’un bricolage encore tâtonnant des mythes juifs, de l’universalisme grec, et de l’impérialisme romain que s’invite en Europe l’ère judéo-chrétienne. Alors que Paul a finalement hissé Moïse sur les épaules de Platon, César, séduit, lui roule une grosse pelle.

Malgré la faiblesse de son implantation, la religion « de tous » [note], peut servir l’empire en cours d’effondrement et que les dieux semblent avoir abandonné ; il faut réinventer le récit impérial, il y a urgence. Foin des préliminaires, il faut coucher ; c’est en 313, dans son édit de Milan, que Constantin légalise le christianisme, puis en prend le contrôle en 325, en convoquant le concile de Nicée. Il tranchera lui-même les indémêlables débats théologiques, installant d’un même geste le dogme trinitaire et une direction centralisée, à sa main, scellant pour près de seize siècles les termes d’une Nouvelle Alliance, la vraie, la seule, l’éternelle, celle du sabre et du goupillon.

« Pour ceux qui disent :  » Il fut un temps où il n’était pas  » et  » Avant de naître, il n’était pas « , et  » Il a été créé à partir du néant « , ou qui déclarent que le Fils de Dieu est d’une autre substance ou d’une autre essence, ou qu’il est créé ou soumis au changement ou à l’altération, l’Église catholique et apostolique les anathématise. » – Concile de Nicée, 325.

Le dogme est figé et l’église unifiée, purifiée des hérétiques, prête à servir ses maîtres. Tenant dès lors par la poignée l’épée qui auparavant les transperçait, les chrétiens « convertiront » la totalité des peuples européens, éradiquant par le fer et le feu les cultes antérieurs, détruisant ou s’appropriant leurs lieux et rituels, brûlant les livres des philosophes et interdisant leurs écoles – éclipse de la pensée. Il faudra le long et courageux travail des philosophes et savants des Lumières, puis le coup de boutoir de Darwin pour inverser le courant. Le Christianisme est maintenant moribond. De désespoir ses cathédrales s’offrent aux flammes [note] , à leur tour le dieu les a abandonnés et, imprudence ou arrogance, ils n’en ont pas de rechange. En apparence…

Bien entendu, certaines de ses injonctions, certains de ses interdits, sont toujours actifs. Mais la lutte pour les abattre est bien active et toujours plus puissante ; année après année, quoi qu’il en ait, le bœuf boursouflé s’en retourne à l’état de grenouille anémique. La bête rend l’âme, on le constate, mais il se pourrait bien qu’elle ne le fasse qu’en apparence, car d’autant plus prégnante qu’elles sont invisibles, les catégories chrétiennes nous agissent encore et c’est ce que nous voulons explorer ici.

  • L’homme-dieu : croître, assujettir et dominer

Car ces catégories sont les ingrédients même, la possibilité de nos pensées, elles sont « nos » invisibles présupposés, qui en plus de dix siècles ont sédimenté notre vision du monde. L’ensemble de ces catégories, ce que l’on appelle l’ontologie [note] , ces concepts, ils nous façonnent ; à leur façon ! L’affaire est d’importance car, en fournissant les concepts avec lesquels nous croyons penser librement, l’ontologie, en fait, pense avant nous. Elle forge le socle de nos représentations, et à tel point que l’un des Très Grands Travaux de l’Intelligence Artificielle contemporaine est la définition d’une ontologie universelle qui fournira aux machines et au Web les concepts sur lesquels fonder l’interprétation et l’action sur le monde, le comprendre [note]
« Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme. Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. » – Genèse 1.26

Ce court mais décisif passage de la cosmogonie biblique pose les humains hors du monde ; il pèse encore et très très lourd car, alors que Kropotknine nous rappelle que « la Nature doit être reconnue comme le premier professeur d’éthique de l’homme », la leçon est ici terrible. Seules créatures à l’image du dieu, les seules à ses cotés, au-dessus, le monde ne nous est qu’un simple « environnement » qu’il nous faudra (sur)peupler et dominer – la messe est dite et sera répétée en boucle pendant plus de mille ans ! Darwin l’audacieux séparera l’homme du dieu et le ramènera sur terre au milieu des siens et, malgré le développement et la radicalisation spectaculaire des orthodoxies monothéistes, on peut considérer que sa théorie est largement acceptée et fonde notre définition des humains. Acceptée, il est vrai, mais seulement en surface, nous semble-t-il, en apparence, car l’ontologie chrétienne reste active, car nous peinons encore à tirer les conséquences du texte de la Nouvelle Genèse, celle de Darwin.

 

  • Vertical : séparation, hiérarchie, domination

Car notre monde reste radicalement vertical, propriété privée des seul.e.s humain.e.s, qui en occupent le sommet d’où ils elles légitiment, au gré de leurs désirs et de leurs peurs, la destruction de la forme, et la domination et le meurtre du vivant. Et pour notre imaginaire, ce n’est pas notre force, sans égale, qui autorise cet accaparement, mais c’est la « nature des choses » qui nous accorde ces droits.

Quand Murray Bookchin voit dans la domination la racine du mal contemporain, nous voudrions ici remonter encore la chaîne des causalités et y trouver bien cachée la séparation. Car un monde structuré par la séparation ne peut être organisé que par la hiérarchie et régi par la domination. On conviendra qu’en un tel monde – le nôtre – il sera bien difficile d’établir durablement une société anarchiste.

L’humanisme des Lumières est en cela fils naturel du Christianisme. Moitié divin, l’homme de progrès n’avait d’autre choix que de tuer le dieu, puis terminant le travail, prendre sa place. Trop pressé, galvanisé par sa victoire, l’humanisme a fait de l’homme un dieu, « sa propre fin et la valeur suprême ». L’homme est le nouveau dieu, les savants sont ses prêtres, les ingénieurs ses diacres.

                                                              Et voici leur message :

« En vérité je vous le dit, l’homme est Culture, enfin sorti de la nature, de ce monde inhumain, hostile et dangereux. Il faut maintenant le dévoiler, en faire l’intarissable source de tout bien. Célébrons le progrès ! Soyons hardis ; voici venir la fin de la souffrance, le temps de l’abondance, ; à toutes et tous, il sera donné selon leurs besoins. » – Chief Happiness Officer Lambda, 2019

Mais la vigoureuse promesse de la modernité est mensongère, elle ne dit pas qu’assouvis, les besoins ouvrent au désir. Et le désir est infini, car le manque est sa nature.

Mais de surcroît… nous n’y sommes pas encore, car « la Nature aime à se cacher » [note] , et c’est un défi à l’homme des Lumières, à ce chrétien qui s’imagine athée, il nous faudra la « dévoiler », de force la mettre à nu.

Alors, enfin, nous pourrons consommer la séparation ultime, celle d’avec notre propre « nature ». Nous en extraire, éradiquer l’aléatoire, sortir enfin de cette répugnante soumission à l’’humiliant bricolage évolutionniste. En vrais professionnels, en ingénieurs, nous forgerons nous-mêmes notre propre mode d’être : éternel, omniscient, omnipotent. Tel est le message de la modernité, de l’humanisme.

Ayant brisé les tabous qui retenaient encore les chrétiens, corrigeant pas à pas grandes erreurs et petits oublis, sous couvert d’humanisme, l’humanisme fait sans retenue ni complexe le lit de ce techno-capitalisme qui nous dévore – nous, le monde. Débarrassé des pauvres barrières que malgré tout posait cette morale de boutiquier, du bien et du mal, la religion-qui-ne-dit-pas-son-nom nous livre, sans plus de défense, à notre danger constitutif, au risque existentiel qui menace les humains, si bien analysé par les philosophes grecs : à l’hubris – à la démesure – à la folie suicidaire de qui veut faire le dieu.

  • Total : relations, réseaux, entraide

Alors, nombreux sont ceux qui pensent qu’une nouvelle ontologie est tout à la fois nécessaire et urgente, qui nous réintégrera dans le monde, nous permettra peut-être d’en devenir cette conscience qu’avait perçue Élisée Reclus. Car bien des cosmologies disent d’autres origines, font vivre dans d’autres mondes ; les ethnographes les observent et les anthropologues nous les racontent. Cessons de prendre de haut le Sud ; prenons-le, mais au sérieux ! Et travaillons, au moment où il nous faut refaire société, des philosophes aussi sont à la tâche ; ils questionnent son soubassement – le monde – sans tabous, avec vigueur et méthode.

Des ontologies, il en est de nombreuses, issues de la longue histoire de l’humanité, certaines toujours vivantes. Mais nous ne proposerons pas ici la marche arrière, chantant et dansant nus sous le gui de Callac pour le retour de la pluie (ou plutôt son arrêt immédiat !) La modernité doit faire son propre travail ; philosophes, savants, poètes, punks à chiens, architectes, squatters, savants, zadistes, utopistes concrets, paysans, forestiers et jardiniers, tous peuvent donner l’intuition d’un autre monde, les bases d’une ontologie qui pourrait par exemple, à la dureté des entités, préférer la souplesse des relations, à l’instant pur des mathématiciens, la durée des musiciens. Dans un tel monde de la relation, chaque entité n’existe que par et dans les autres. Chaque relation est un chemin qui unit l’un à l’autre, le support d’une coopération tout à la fois possible et nécessaire, et de l’entraide sans laquelle tout s’effondre. Ce monde de relations nous conduirait à passer de ce qui est à ce qu’il y a, et à donner de la valeur à tout, car chaque destruction y détruit ce qui était relié : le monde. Ainsi, la mort d’un être cher est aussi la nôtre, cette relation qui nous constituait disparaît ou s’appauvrit, désormais cantonnée au monde des idées.

 

    Le frêne abattu dont le bois nous réchauffera, et il faudra bien le couper, mais sa disparition nous diminuera et nous en seront conscients. Le chevreuil tué nourrira la famille, mais on le saura, au prix d’un appauvrissement du monde d’où il aura disparu. Ce grand rocher en aplomb, brisé pour y conduire une bisse d’irrigation, n’abritera plus les jeux des enfants, les ébats des amants qui aimaient s’y lover. Ils continueront de le chérir dans leurs mémoires.

L’hommeou/et la femme, dans un tel monde, est la nature, il en fait partie, il le sait. Pris dans le tissage incessant d’un ensemble indéfini de relations auquel il se sent participer, il sait que chaque domination, chaque destruction appauvrit son monde, l’appauvrit lui-même. Il sait le prix du prélèvement, le prix des destructions nécessaires à sa propre vie. Il n’est plus alors cet homme séparé de la nature – hors sol – en conflit, inquiet de ce qu’il ne contrôle pas. Il n’est plus cet îlet désolé, insensé, tristement environné de ressources, d’abstractions, de moyens de ses fins. Dans un tel monde, l’homme aura une petite chance d’en être la conscience, éclairée peut-être, et souhaitons-le, éclairante.