u pied des vieilles maisons à colombages, un marché de Noël encombré de circassiens montés sur échasses et de marmots surexcités. Bienvenue en Alsace ? Non. Le stand de galettes-saucisses tourne à plein régime et les haut-parleurs crachotent en boucle le son d’un biniou enroué. Ici c’est Lannion, 20 000 habitants, au nord des Côtes-d’Armor, en Bretagne. Avec ses parkings blindés et ses magasins qui dégueulent de monde, la ville a l’air de pulser. Joli écran de fumée qui disparaît une fois les fêtes passées. D’habitude, ça fourmille moins. Beaucoup moins.

Tellement moins qu’en 2016, un rapport de l’Inspection générale des finances affublait Lannion d’un bonnet d’âne : entre les locaux inoccupés et le balai des boutiques éphémères, le centre-ville était en train de crever [1]. Depuis, selon la formule consacrée, l’objectif de la mairie est de « revitaliser ». Et puisque la fin justifie les moyens, pourquoi ne pas disséminer des capteurs à smartphones aux quatre coins de la ville pour étudier les flux de population et ajuster le tir des politiques d’urbanisme ?

Pas un mot sur les détails du projet

L’histoire avait été furtivement médiatisée au début de l’été dernier. C’est le journal régional Le Télégramme qui s’en était fait l’écho le premier, consacrant quelques lignes au projet dans son édition du 25 juin. L’article évoquait un partenariat entre la mairie et la start-up lannionaise Eco-Compteur [2]. L’entreprise avait besoin d’une ville pilote pour tester son nouveau système capable d’identifier le parcours des badauds, de leur point de départ à celui d’arrivée, tout en calculant le temps passé à chaque endroit. Au total, indiquait Le Télégramme, l’entreprise allait installer vingt capteurs à smartphones, venant s’ajouter « aux sept compteurs installés dans divers points d’entrée de la ville, capables de comptabiliser piétons, vélos et voitures ». De quoi donner des frissons aux technophobes et interpeller l’association La Quadrature du Net, qui a répertorié le cas lannionais sur Technopolice.fr, une plateforme en ligne créée pour documenter les expérimentations de surveillance préoccupantes (voir pp. II et III).

Il en aurait fallu plus pour que la mairie se sente dans l’obligation de rendre des comptes : depuis le mois de juin, pas un mot sur les détails du projet ou l’avancée de l’expérimentation, ni dans la presse locale [3] ni dans le bimestriel municipal. Une opacité quasi totale dont on peut prendre la mesure en se baladant en ville. Le buraliste, dont le commerce jouxte la mairie ? Cela ne lui dit rien. Pourtant, il l’assure : « Quand il y a une polémique, en général, je suis vite au courant : les gens causent à la caisse. » Le restaurateur d’en face ? « Il y a eu un article au début de l’été, mais depuis je n’en sais rien ». Même son de cloche du côté de la patronne du bar situé un peu plus haut : « J’ai vu un article passer sur Facebook il y a quelques mois, mais je n’en sais pas plus. Les capteurs ont été installés finalement ? »

Souriez, vous êtes pistés

En interrogeant Eco-Compteur, on comprend vite pourquoi la municipalité a soigneusement évité le coup de pub. Au téléphone, le chargé de communication de la boîte nous explique que l’expérimentation a bien été lancée « début juin », mais qu’ » elle a été suspendue en septembre ». La raison ? « Un audit a été demandé par la Cnil. On a décidé de faire une pause en attendant d’avoir un retour. »

En fait, comme nous l’a expliqué le représentant d’Eco-Compteur, les capteurs avaient accès à l’adresse « Mac » (Media Access Control) des smartphones, qui est « considérée comme une donnée personnelle par la Cnil ». L’adresse Mac ? un « identifiant physique stocké dans une carte réseau ou une interface réseau similaire [qui], à moins qu’elle n’ait été modifiée par l’utilisateur, est unique au monde »  [4]. En clair, pendant les trois mois d’expérimentation, les capteurs ont su précisément quels trajets étaient effectués et par qui.

Eco-Compteur assure cependant que ni l’entreprise ni la mairie n’ont eu accès à ces informations, puisque « la Cnil impose que les données soient anonymisées au bout de 24 heures ». Autre prétendu garde-fou : « Il y avait la possibilité de refuser la collecte. » Des panneaux d’information auraient été installés dès la deuxième semaine d’expérimentation, indiquant aux passants une adresse web où l’on pouvait « désinscrire son téléphone » pour signifier son refus d’être pisté.

Cette histoire de panneaux étonne Lisa et Fañch [5], rencontrés à la terrasse d’un bar. Ce n’est pas faute d’avoir arpenté la ville cet été, mais les panneaux, vraiment, cela ne leur dit rien [6]. Avec une pointe d’ironie, Fañch se demande : « Ils étaient où ? Planqués au fin fond d’une zone commerciale, c’est ça ? ! » On n’en est pas loin : d’après Youri, croisé dans un autre troquet, il fallait vraiment ouvrir l’œil : « Ce n’étaient pas des panneaux, mais de simples feuilles A4, les mêmes qui sont utilisées pour prévenir qu’il ne faut pas se garer sur une place quand il y a un déménagement en cours. »

« J’aimerais quand même bien savoir qui a pris cette décision ! »

Du côté de la mairie, impossible d’obtenir la moindre information. Au téléphone, la secrétaire, ne voyant absolument pas à quel projet nous faisons référence, transfère l’appel au service communication. Au bout du fil, une chargée de communication tout aussi interloquée : « Cela ne me parle absolument pas, je vous passe le service informa- tique. » Lequel ne décroche pas. Direction l’hôtel de ville pour tenter de trouver quelqu’un qui pourrait répondre à nos questions. À l’accueil, on nous indique un autre secrétariat à l’étage. Face à nous, deux fonctionnaires, pas plus loquaces : « Le mieux est que vous vous rendiez dans les locaux des services techniques. Eux sauront certainement vous renseigner. »

Dix minutes de marche sous une pluie battante et nous voilà dans les couloirs desdits services techniques. À l’accueil, des dépliants sur le tri des déchets et une boîte dans laquelle déposer un coupon-réponse si l’on souhaite participer au « repas des anciens ». Toujours aucune trace de l’expérimentation. On demande un rendez-vous auprès de la secrétaire du directeur des services techniques. Elle prend note. Puis nous rappelle le lendemain avec un message de la part du grand chef : « La mairie ne peut pas vous donner de renseignements : elle a signé une simple autorisation. »

On récapitule : la municipalité a donc autorisé une entreprise privée à tester, sur ses administrés, un projet pilote portant potentiellement atteinte à la vie privée des habitants sans être en mesure de donner une seule précision sur ce choix politique. On se demande même si les élus sont au courant : on a beau avoir épluché les comptes-rendus des conseils municipaux de l’année précédant l’expérimentation, à aucun moment l’accord avec Eco-Compteur n’apparaît à l’ordre du jour.

Fañch : « J’aimerais quand même bien savoir qui a pris cette décision ! » Il n’est pas le seul.

Tiphaine Guéret

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Ce reportage est un extrait du dossier « Résister à la surveillance », publié sur papier dans le numéro 183 de CQFD, en kiosque du 3 janvier au 6 février. Voir le sommaire du numéro complet.

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