Que se passe-t-il en Catalogne ?   « Anarcho-puristes, go home ! »

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Je viens de lire dans la revue Catalunya de la CGT (1) du mois de novembre deux articles qui cadrent assez bien avec la tendance suivie par cette publication depuis que le « Govern » (2) a décidé d’organiser, en octobre 2017, le référendum sur l’indépendance. Ces articles célèbrent la réponse spectaculaire et énergique qui a été apportée par la rue à la sentance condamnant une partie du « Govern », la présidente du Parlement catalan et les deux plus hauts dirigeants des deux grandes organisations nationalistes catalanes. 

Dans chacun des articles, on salue le courage, l’énergie et la détermination de cette réponse populaire à l’Etat espagnol et aux forces répressives qui dépendent de lui et de la Generalitat (3). La présence anarchiste dans ces mobilisations ne se voit pas seulement justifiée, on célèbre cette participation, on appelle à l’intensifier et l’on disqualifie l’inhibition supposée de celles et ceux des anarchistes qui s’enferment dans leur « tour d’ivoire », qui n’assument pas les contradictions propres à toutes les luttes, et qui se réfugient dans la « pureté anarchiste » : « Anarcho-puristes, go home ! » conclut l’un des deux textes, rappelant le fameux « Yankee go home ! » des temps passés.

Il apparaît cependant que parler de la défense de la « pureté anarchiste » pour expliquer les raisons qui inciteraient à ne pas s’engager dans l’actuelle mobilisation révèle qu’on n’a rien (ou très peu) compris à l’essence même de l’anarchisme. Aucun.e individu.e se prétendant anarchiste et possédant un minimum de cohérence fonderait son refus de s’impliquer dans les mobilisations actuelles sur sa préoccupation à préserver la pureté de l’anarchisme, pour la simple raison que l’anarchisme est radicalement contraire à toute prétention de pureté.

La prétention de préserver la pureté de l’anarchisme apparaît totalement absurde à tout anarchiste, car l’anarchisme est constitutivement impur. Il est métis, il est divers, il est multiforme, il est changeant et inévitablement ouvert. L’idée de pureté est propre à tous les énoncés les plus réactionnaires, dans tous les domaines, depuis la religion jusqu’aux supposées races, les idéologies, les cultures, etc. Et donc, penser que la critique d’une mobilisation se fait au nom de la « pureté anarchiste » montre, je le répète, qu’on ne comprend décidément rien à l’anarchisme.

  • Imputer la critique envers les mobilisations actuelles à la « pureté anarchiste » ou au refuge dans une « tour d’ivoire » est une façon commode, aisée, d’évacuer le débat politique autour de ces mobilisations. Peut-on diverger politiquement sur les mobilisations actuelles sans que cela soit dû à cette absurde préoccupation de préservation d’une inexistante pureté anarchiste ou parce qu’on préfère contempler les choses depuis une supposée tour d’ivoire ? Evidemment, oui, et il est clair que les arguments à opposer à ceux qui défendent, célèbrent ou encouraget cette implication ne manquent pas. [ NDT : ce même terme de « purisme » est utilisé par des adversaires des anarchistes un peu partout, par exemple : sur feu l’ex ZAD de NDDL ]

J’écrivais dans un texte (4) récent : « Aussi belles que soient les flammes des barricades et aussi scandaleux que soient les tirs de la police, nous ne devons pas laisser ces flammes nous empêcher de voir les chemins trompeurs qu’elles illuminent, ni laisser ces tirs nous empêcher d’entendre les leçons que nous enseigne la longue histoire de nos luttes émancipatrices. » Il ne fait aucun doute que brûler des containers, lancer des objets divers ou des cocktails sur les policiers, bloquer des autoroutes ou des gares sont des formes de lutte qui nous enthousiasment quand elles parviennent à rompre la passivité et la soumission régnantes et réveillent les solidarités. »
Mais ne conviendrait-il pas de nous interroger sur ceux qui élaborent les stratégies et mettent en œuvre les moyens qui rendent possibles ces mobilisations ? De nous demander comment et pourquoi ils le font ? Et à quelle fin ? Ne devrions-nous pas nous interroger, par exemple, sur la prétendue horizontalité des décisions qui articulent les mobilisations du « tsunami démocratique » ?

Suffit-il qu’une mobilisation se produise et adopte des formes d’affrontement pour que nous devions nous y joindre ? Notre place était-elle à Maiden (5), aussi massive et populaire que fut cette révolte et aussi répressives les autorités ukrainiennes ? L’anarchisme ne disposerait-il pas d’outils propres pour décider de façon authentiquement autonome comment, quand et dans quel but nous devons nous engager dans les luttes ?

 

Face au mantra qui veut que l’important est de lutter et qu’on verra ensuite où cela nous mène et quels effets cela produira, peut-être vaudrait-il la peine de reconnaître l’importance de penser ces questions et d’en débattre sans recourir à des disqualifications qui font obstacle à l’analyse, à la réflexion, à la discussion et à la pleine légitimité qu’il y a à prendre éventuellement une position fortement critique face à la mobilisation anarchiste actuelle.

Tomás Ibañez
(novembre 2019)

(1) CGT : Confederación general del trabajo, organisation anarcho-syndicaliste issue de la scission intervenue dans la CNT (Confederación nacional del trabajo) en 1977.
(2) « Govern » : terme catalan qui désigne le gouvernement de Catalogne, une institution établie par le statut d’autonomie catalan.
(3) Generalitat : la Generalitat de Catalogne est l’organisation politique de la communauté autonome de Catalogne, en Espagne.
(4) Voir « Catalogne, octobre 2019 : quand nous sommes aveuglés par les flammes des barricades et assourdis par les tirs de la police ».
(5) Maiden : nom de la place centrale de Kiev où eurent lieu, en février 2014, des émeutes très violentes qui firent plus de 80 morts.