mai 68 LA GRÈVE GÉNÉRALE SAUVAGE

Bonjour à toutes et à tous,

Voici un chapitre du meilleur livre sur mai 68, intitulé :
« Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations »
chez Gallimard. On peut à nouveau le trouver. On y voit le rôle
des syndicats dans les grèves. C’est un livre à lire et à
méditer par toutes celles et ceux qui veulent un autre monde. Il y a
aussi plein de très belles photos !

Meilleurs salutations,

do

http://mai68.org

LA GRÈVE GÉNÉRALE SAUVAGE

En France, il suffit qu’on soit quelque chose pour vouloir
être tout.

Marx

Contribution à la critique

de la philosophie du droit de Hegel

          Pendant
la journée du 17 mai, la grève s’étendit à presque
toute l’industrie métallurgique et chimique. Après ceux de Renault,
les ouvriers de Berliet, Rhodiaceta, Rhône-Poulenc et S.N.E.C.M.A. décidèrent
d’occuper les usines. Plusieurs gares étaient aux mains des cheminots,
et peu de trains restaient encore en circulation. Les postiers occupaient déjà
les centres de tri. Le 18, la grève gagna Air-France et la R.A.T.P. Partie
de quelques occupations exemplaires en province, la grève s’était
étendue à la région parisienne, pour toucher l’ensemble
du pays. Dès ce moment, même les syndicats ne pouvaient plus douter
que cette réaction en chaîne de grèves sauvages aboutirait
à la grève générale.

          Déclenché
spontanément, le mouvement des occupations s’était d’emblée
affirmé contre toutes les consignes et tout contrôle des syndicats.
« À la Direction de la Régie, constatait Le
Monde
du 18 mai, on souligne le caractère sauvage du
déclenchement du mouvement après la grève du 13 mai,
qui avait été modérément suivie en province. On
estime également paradoxal que le foyer de contestation
se
situe dans une entreprise où, précisément, il n’y avait
sur le plan social que des conflits de routine, relativement mineurs ».

          L’ampleur
de la grève contraignit les syndicats à une contre-offensive rapide
qui allait montrer, avec une évidence particulièrement brutale,
leur fonction naturelle de gardiens de l’ordre capitaliste dans les usines.
La stratégie syndicale poursuivait son but principal : détruire
la grève. Pour ce faire, les syndicats, qui avaient une longue tradition
de briseurs de grèves sauvages, s’employèrent à réduire
ce vaste mouvement de grève générale à une série
de grèves d’entreprise juxtaposées. La C.G.T. prit la tête
de cette contre-offensive. Dès le 17 mai, son Conseil confédéral
se réunissait et déclarait : « L’action engagée
à l’initiative
de la C.G.T. et avec d’autres organisations syndicales
[Note des
auteurs du livre : L’effarant mensonge est souligné par nos soins]
crée une situation nouvelle et revêt une importance exceptionnelle. »
La grève était ainsi acceptée, mais pour refuser tout mot
d’ordre de grève générale. Cependant, partout les ouvriers
votèrent la grève illimitée avec occupation. Pour devenir
les maîtres d’un mouvement qui les menaçait directement, les organisations
bureaucratiques [Note de do : les syndicats] devaient d’abord mettre un
frein aux initiatives des travailleurs, et faire face à l’autonomie naissante
du prolétariat. Elles s’emparèrent donc des Comités de
grève, qui devinrent aussitôt un véritable pouvoir policier
chargé d’isoler les ouvriers
dans
les usines, et de formuler en leur nom ses propres revendications.

          Tandis
qu’à la porte de presque toutes les usines, les piquets de grève,
toujours aux ordres des syndicats, empêchaient les ouvriers de parler
pour eux-mêmes, de parler aux autres et d’entendre parler les courants
les plus radicaux qui se manifestaient alors, les directions syndicales se chargeaient
de réduire l’ensemble du mouvement à un programme de revendications
strictement professionnelles. Le spectacle de la contestation bureaucratique
atteignit sa phase parodique, quand on vit la C.F.D.T., fraîchement déchristianisée,
s’en prendre à la C.G.T., accusée – à juste titre –
de s’en tenir aux « revendications alimentaires », proclamer :
« Au-delà des revendications matérielles, c’est le
problème de la gestion et de la direction de l’entreprise qui est posé. »
Cette surenchère électorale d’un syndicat à vocation moderniste
alla jusqu’à proposer « l’autogestion » , comme
forme du « pouvoir ouvrier dans l’entreprise ». On put
voir alors les deux falsificateurs-en-chef se lancer à la tête
la vérité de leur propre mensonge : le stalinien Seguy [Note
de do : Seguy était le chef de la CGT] en qualifiant l’autogestion
de « formule creuse », le curé Descamps [Note de
do : Descamp était le chef de la CFDT] en la vidant de son contenu
réel. En fait, cette querelle des anciens et des modernes à propos
des meilleures formes de défense du capitalisme bureaucratisé,
préludait à leur accord fondamental sur la nécessité
de négocier avec l’État et le patronat.

          Lundi
20 mai, à quelques secteurs près, qui n’allaient pas tarder
à rejoindre le mouvement, la grève avec occupation était
générale. On comptait 6 millions de grévistes ;
il allait y en avoir plus
de
10 dans les jours suivants. La C.G.T. et le P.C., débordés de
toutes parts, dénonçaient toute idée de « grève
insurrectionnelle », tout en faisant mine de durcir leurs positions
revendicatives. Seguy déclarait que ses « dossiers étaient
prêts pour une éventuelle négociation ». Pour
les syndicats, toute la force révolutionnaire du prolétariat ne
devait servir qu’à les rendre présentables aux yeux d’un gouvernement
presque inexistant, et d’un patronat effectivement dépossédé.

          La
même comédie se jouait au niveau politique. Le 22 mai, la
motion de censure fut repoussée dans l’indifférence générale.
Il y avait plus de choses
dans
les usines et dans les rues que dans toutes les assemblées de Parlement
et de partis réunies. La C.G.T. appela à une « journée
de revendication » pour le vendredi 24. Mais, entre-temps, l’interdiction
de séjour signifiée à Cohn-Bendit allait relancer la lutte
dans la rue. Une manifestation de protestation fut improvisée le jour
même pour préparer celle du lendemain, vendredi. La parade des
cégétistes, commencée à 14 heures, se clôtura
dans le calme par un discours particulièrement sénile de de Gaulle.

          Cependant
à la même heure, des milliers de manifestants avaient résolu,
encore une fois, de défier simultanément la police et le service
d’ordre étudiant. La participation massive des ouvriers à cette
manifestation condamnée par le P.C. et la
C.G.T.
montrait, négativement, à quel point ceux-ci pouvaient seulement
offrir le spectacle d’une force qui ne leur appartenait plus. De même
le « leader du 22 mars » [Note de do : il s’agit
de Cohn-Bendit] réussissait, par son absence forcée, à
susciter une agitation qu’il aurait été incapable de modérer.

          Quelque
trente mille manifestants s’étaient rassemblés entre la gare de
Lyon et la Bastille. Ils entreprirent de marcher sur l’Hôtel de Ville.
Mais évidemment la police avait déjà bouclé toutes
les issues ; la première barricade fut donc aussitôt dressée.
Elle donna le signal d’une série d’affrontements qui se prolongèrent
jusqu’à l’aube. Une partie des manifestants avait réussi à
atteindre et à saccager
la
Bourse. L’incendie, qui aurait répondu aux voeux de plusieurs générations
de révolutionnaires, ne détruisit que très superficiellement
ce « temple du Capital ». Plusieurs groupes s’étaient
répandus dans les quartiers de la Bourse, des Halles, et de la Bastille
jusqu’à la Nation ; d’autres avaient gagné la rive gauche
et tinrent le Quartier Latin et Saint-Germain-des-Prés, avant de refluer
vers Denfert-Rochereau. La violence atteignit son point culminant(*).
Elle avait cessé
d’être le monopole des « étudiants », elle
était le privilège du prolétariat. Deux commissariats furent
mis à sac dans l’enthousiasme : ceux de l’Odéon et de la
rue Beaubourg. Sous le nez des policiers impuissants, deux cars et une voiture
de police furent brûlés à coups de cocktails Molotov, devant
le commissariat du Panthéon.

          Dans
le même moment, plusieurs milliers d’émeutiers lyonnais combattaient
la police, écrasaient un commissaire en lâchant sur lui un camion
chargé de pierres, et allaient plus loin que leurs camarades de Paris
en organisant le pillage d’un grand magasin. On se battit à Bordeaux,
où la police choisit la trêve, à Nantes, et même à
Strasbourg.

          Ainsi
donc les ouvriers étaient entrés en lutte, non seulement contre
leurs syndicats, mais encore en sympathisant avec un mouvement d’étudiants,
et mieux, de voyous, de vandales défendant des slogans absolument scandaleux,
qui allèrent de « Je jouis dans les pavés »
jusqu’à « Ne travaillez jamais ». Aucun des ouvriers
qui vinrent trouver les révolutionnaires hors des usines, pour chercher
avec eux une base d’accord, ne formula de réserve sur cet aspect extrême
du mouvement. Au contraire, les travailleurs n’hésitèrent pas
à construire les barricades, à brûler les voitures, à
piller les commissariats et à faire du boulevard Saint-Michel un vaste
jardin, coude à coude avec ceux que, dès le lendemain, Fouchet
[Note de do : il s’agit du ministre de l’intérieur, le grand chef
des flics] et le Parti dit Communiste appelaient la « pègre ».

          Le
25, le gouvernement et les organisations bureaucratiques répondirent
conjointement à ce prélude
insurrectionnel
qui les avait fait trembler. Leurs réponses furent complémentaires :
tous deux souhaitaient l’interdiction des manifestations et la négociation
immédiate ; chacun prit la décision souhaitée par
l’autre.

 

*
On avoua un mort parmi les manifestants. La malheureuse victime fit beaucoup
d’usage : on déclara qu’elle était tombée d’un toit; puis
qu’elle avait été poignardée en s’opposant à la
pègre qui manifestait; enfin le rapport du médecin légiste
divulgué plusieurs semaines après concluait à une mort
provoquée par un éclat de grenade.