Un ami m’a fait parvenir, il y a quelques jours, des coupures extraites d’un journal italien qui se publie de l’autre côté de l’Océan. Ce journal renferme des illustrations vraiment instructives, des reproductions, entr’autres, de photographies prises lors du Congrès Eucharistique international de Chicago. Une d’elles fixe l’instant où fut célébrée la messe solennelle d’inauguration. Il y a là une véritable mer humaine : cinq cent mille fidèles, assure la légende, et le chœur comprend soixante mille enfants, élèves des écoles paroissiales de l’archidiocèse de Chicago. Pas même dix ans après la guerre qui ensanglanta le monde, en pleine réaction ploutocratique, voilà le spectacle qui se déroule sous nos yeux : le fétichisme catholique tout puissant, les joies charnelles étouffées sous les rites d’actes magiques prétendant faire descendre en de simples parcelles de matière la substance d’un homme dont le corps, s’il a jamais vécu, est depuis longtemps réduit en poudre.

 

 

Déchristianiser le monde ! Ah ! l’urgente tâche et sur laquelle nous tombons tous d’accord — en paroles. Débarrasser les terriens de ce virus ignoble, qui corrompt, abrutit, avilit ; qui rend qui en est infesté prêt à toutes les dictatures, à tous les renoncements, à toutes les abnégations ! Ah ! l’urgente besogne et combien humaine ! Mais avant de nous y atteler, sommes-nous nous-mêmes autant déchristianisés que nous le prétendons, et ceux qui nous entourent, jusqu’à quel point les avons-nous guéris du ver qui les ronge ? Je suis étonné de l’accès que trouvent auprès de trop des nôtres les hommes au parler mielleux et mystique. Il suffit qu’un illuminé bêlant se présente, parle de pacifisme, se déclare opposé à « la loi des hommes » pour que nous tombions dans le panneau et nous nous laissions prendre à son argot métaphysico-soporifique. Au lieu de déteindre sur lui, c’est lui qui déteint sur nous. Alors que notre œuvre logique est de déposer en son cerveau le germe émancipateur et inébranlable de l’amour des jouissances palpables et immédiates, trop souvent c’est lui qui nous fait gober comme réalités les sornettes du « monde moral » ou de « l’état spirituel ». Notre tâche quand nous sommes en présence d’un contempteur de la joie de vivre — notre tâche n’est pas de l’écouter complaisamment, mais de réagir vigoureusement, c’est-à-dire de faire naître en lui le désir des plaisirs tangibles ; notre besogne anarchiste, c’est de l’amoraliser, de le sensualiser, de le débarrasser de ses liens mystiques. Quiconque vient en contact avec nous et s’en retourne chrétien, théosophe, spirite, méta- ou pata-psychicien aurait mieux fait de rester chez lui.

 

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Je me propose de démontrer ici que le mouvement anarchiste est saturé, gangrené de christianisme, que ses journaux ou brochures de propagande sont infectés de raisonnements mystico-spiritualistes. Je ne citerai que quelques exemples, un numéro entier de l’en dehors ne suffirait pas à accumuler citations et concordances.

J’ai sous les yeux un journal répandu et lu dans les milieux anarchistes. Sans aucune observation de sa rédaction, j’y relève des phrases dignes de figurer dans un manuel de morale de petit séminaire : « renoncer aux basses jouissances… » « le plus déchu des hommes recèle encore des richesses » … « en toi parlent des voix, celles du bien et celles du mal ». Que signifie exactement ce patois moralo-spirite ? Dans notre esprit d’humain débarrassés du fantôme du monde moral et des ombres qui le peuplent, cela n’éveille aucune notion de réalité.

Nous ne connaissons ni jouissances basses ni hautes jouissances, par exemple. Nous sommes à tout moment à la recherche de sensations agréables, variées, toujours plus agréables, toujours plus variées, et nous entendons bien nous trouver dans cet état d’être jusqu’au dernier soupir. Quand une sensation nous a causé du plaisir — simple ou compliquée, — nous recherchons tout simplement l’occasion de la renouveler au plus tôt. Notre raison d’être, en tant qu’humains, est la recherche du plaisir dans tous les domaines. Il n’est de bas ou d’inférieur pour nous que la douleur ou la souffrance, et c’est cela que nous fuyons comme la peste.

Et qu’est-ce qu’un « homme déchu » s. v. p. ? Qui établira le critérium de la déchéance dans un milieu où bon gré, mal gré, force est de subir l’autorité, la contrainte des « hommes exaltés », des hommes de bonne conduite et respectables. Merci pour la fréquentation des messieurs-dames-demoiselles propres-justes, idéologues et suffisants ! Le soi-disant « homme déchu » est leur œuvre. Pour rééditer un truisme de l’auteur des PENSÉES, dans tout humain il y a l’ange et la bête qui co-existent, le « pur » et « l’impur » pour baragouiner comme les maquereaux et les putains du « monde moral ». Eh bien oui ! tout humain recèle en lui des trésors à la fois angéliques et animaux et qui ne l’a pas compris, et qui, dans la mesure du possible, ne nous aide pas à les « réaliser » ces trésors, n’est notre camarade que de loin, de très loin même. Si vous ne nous aimez que pour « l’ange en nous », gardez votre amour, il n’est rien que nous haïssions comme les tartufes ou les huissiers. Aimez « la bête en nous », en tant que « bête », ou ne nous parlez pas d’amour. Nous ne savons que faire de la pitié que vous montrez à l’égard de notre « déchéance ».

Nous n’entendons qu’une voix en nous, nous autres, celle de nos sens, qui nous crie : « Jouis de la vie aujourd’hui, tout de suite, demain ne t’appartient pas ». Voilà le bien, c’est de ne pas remettre au lendemain l’occasion de jouissance, dans un domaine ou un autre, qui se présente en ce moment même ; l’occasion de méditer, bien sûr, comme un ange, mais aussi l’occasion de se rassasier tout son saoul, comme une bête.

N’infestez pas nos milieux de vos prêches : il y a tant de maboulo-illuminés qui se prétendent « inspirés ! » et doués de dons extra-lucides. Ils ne demanderont pas mieux que de vous entendre. Nous ne sommes pas des « justes », nous, et nous n’aspirons aucunement à recevoir une « récompense de justes » (Matth. X, 41). Nous sommes des mécréants, des proscrits, des « immondes », des « outlaws » et il n’y a pas de rémission pour nos péchés.

Le grand organisateur des communautés chrétiennes primitives écrivait à Tite, son coadjuteur (I, 4) que les chefs de ces communautés devaient être « justes, saints, amis des gens de bien, attachés à la vraie parole telle qu’elle a été enseignée ». Eh bien nous préférons, nous, les impies, les déchus, aux gens de bien, à l’ombre desquels nous voyons prospérer et grouiller toute la faune du puritanisme chrétien — et mince de pourriture, vous pouvez nous en croire !

Dans un autre ordre d’idées, nous avons retrouvé ce virus du christianisme dans certaines clameurs anarcho-unitaires. Ce prurit unificateur n’est pas nouveau. Dans l’évangile dit selon Saint-Jean (X, 16), on nous fait prévoir l’imminence du « seul troupeau avec le seul berger ». Nous connaissons les suites : Catholicisme, Protestantisme national, Inquisition, Impérialisme, Fascisme, Bolchévisme, etc. Certaines des imprécations lancées contre les dissidents se retrouvent presque mot pour mot dans les épitres attribuées à Saint-Paul. Pour ne citer que sa lettre à Tite, n’y fait-il pas allusion aux « vains séducteurs et discoureurs dont il convient de fermer la bouche ». Et vive la liberté d’exprimer sa pensée ! Certains moralo-unificateurs de notre connaissance n’avaient pas besoin de se torturer le cerveau pour pondre de la copie : ils n’avaient qu’à démarquer du Saint-Paul.

Les premières organisations chrétiennes avaient sur les communistes actuels l’avantage de ne pas se contenter de la théorie ; ils pratiquaient et cela sans aucune intervention de l’Etat : « Ils avaient tout en commun. Ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et ils partageaient le produit entre tous, selon le besoin de chacun » (Actes II, 45) ; ce même livre des Actes nous raconte l’histoire d’un nommé Ananias qui vendit une propriété et commit le crime (?) d’en retenir une partie pour lui, sa femme le sachant. Il n’y eut pas d’immixtion légale. Il suffit que le dictateur-suggestionneur Kephas ou Pierre lui eût rappelé qu’il avait « menti non aux hommes, mais à Dieu » pour que le malheureux non-conformiste tombât foudroyé, saisi de terreur, suivi, quelques heures après, par sa femme (Actes, id., 10). Combien de nos puritains-unitaires ne voudraient pas posséder cette puissance… magique ?

 

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Il y a quelques jours, j’ai reçu une petite brochure de G. Bastien, une petite plaquette de 32 pages, fort bien faite d’ailleurs [1]. C’est toujours la même chose, on y sent dominer le point de vue chrétien qui veut que la terre soit « une vallée de larmes » et le terrien un « homme de douleurs ». Je sais bien que l’Ecclésiaste a proclamé (VII, 13) que mieux vaut « le chagrin que le rire » et que dans le Nouveau-Testament, il nous est prescrit de veiller à notre salut avec « crainte et tremblement » (Philippiens II, 12). Mais nous ne nous attendions pas à retrouver cet esprit-là dans une esquisse de société libertaire. Notre ami Bastien qui s’intéresse à toutes sortes de détails économiques ne consacre pas une page, non, pas une, à nous décrire les fêtes d’ivresse et d’abandon aux poussées instinctives, les saturnales où la « bête » en nous trouvera à se satisfaire et à s’assouvir pleinement. La société libertaire qu’il nous propose menace d’être aussi ennuyeuse que la société autoritaire que nous subissons. Ce n’est vraiment pas la peine de changer. Cette société peut convenir à des adeptes de « l’ouvriérisme croque-mort » encore esclaves de la conception lacrymo-chrétienne. Elle ne saurait plaire aux « vivants » et aux « jouissants » que nous sommes.

Il y a quelques années, Libertad s’efforça de réagir contre l’aspect livresque-sépulcral de l’anarchisme d’alors en parlant de la « joie de vivre » et en ouvrant les colonnes de l’Anarchie aux assoiffés de vie. Nous avons, ici même, essayé de reprendre cette conception joyeuse et allègre et présentéiste de l’anarchisme, mais on sait tout ce que notre effort a rencontré d’obstacles, même théoriquement parlant, et cela — qui le croirait — de la part de « jeunes ».

Il va sans dire que nous ne nous découragerons pas pour si peu.

On a parlé d’épuration. Une excellente épuration serait de renvoyer à leur église, à leur temple, à leur chapelle, les idéalisto-endormeurs, les entendeurs de voix, les purificateurs-spiritualistes et autres contempteurs des joies et des allégresses qu’on touche, qu’on tâte, et qu’on palpe. Que les prédicants de paradis individualistes ou communistes se terrent en leurs sacristies. Demeurent pour nous de vains rêves, des songes creux, les bonheurs que notre main n’atteint pas. Foin des prêches ! Prenons garde : tous ces prédicateurs-idéologues-moralistes font le jeu des bourgeois dont ils laissent les foyers bien tranquilles, entre parenthèses.

Pont entre deux éternités, éclair entre deux obscurités — que nous chaut ? Cette phraséologie nous indiffère. Nous ne craignons ni la vie, ni la mort. Vivre, pour nous, c’est nous tenir du commencement à la fin de l’année, du mois, de la semaine, du jour, à l’affût d’une volupté de vivre nouvelle. Nous voulons que la mort nous surprenne en train d’expérimenter quelque joie originale, quelque inédit plaisir, non point succombant sous le faix des regrets du passé, des remords, des macérations. Jouissons aujourd’hui, car demain, nous mourrons, voilà la vraie sagesse. Et tout le reste n’est que littérature ou narcotique.

En terminant, un conseil aux annonciateurs de sociétés anarchistes ou libertaires. Vous n’attirerez personne à vous, nous ne gagnerons personne à nos opinions si nous continuons à présenter l’humanité anarchiste et d’abord le milieu libertaire actuel comme une succursale de la « Vallée de larmes » biblique et les anarchistes comme des successeurs de « l’homme de douleurs » des chemins de Croix. Mais non, le milieu anarchiste, l’humanité libertaire consistant, en groupements, associations, où en bonne camaraderie, sans foi ni loi, sans censeurs moraux, ni freins spirituels, on ne se préoccupe « entre soi » de la naissance au trépas, que de jouir de la vie, se contenter, se rendre en un mot et avant toute autre chose, l’existence facile, agréable, joyeuse — le travail étant considéré comme une distraction d’ordre secondaire, incluse dans les récréations quotidiennes. Si, dans le vocabulaire anarchiste, « bien » et « vertu » avaient une signification, eh bien volupté égalerait vertu, et jouissance égalerait bien. Le mal, le vice parmi nous, c’est la douleur, c’est la peine, c’est se contraindre, se sentir repris « en sa conscience ». Si on décrivait le milieu anarchiste sous ces couleurs-là — et ce sont vraiment ses couleurs — « la révolution » marcherait certainement d’un pas plus rapide !

Car, faire une révolution pour continuer à appeler bien ou vertu la fatigue, la peine, la souffrance, les soucis, la résignation, la restriction, ça n’en vaut assurément pas la peine.

Mais sommes-nous assez dégagés, vous et moi, de la gangue chrétienne, assez guéris de l’infection moralo-spiritualiste ; assez mécanistes, matérialistes, déterministes, — la « bête en nous » a-t-elle suffisamment reconquis le terrain qui lui appartient incontestablement — pour vivre et propager cette radieuse et flamboyante notion de l’anarchisme ?

 

E. ARMAND.

l’en dehors N° 89-90 – 5e année Mi-Sept. 1926.

Notes

[1] La Société Libertaire, par Georges Bastien. (Editions de « Germinal », 12, place Fauvel, Amiens (75 cent.)