REFLEXIONS SUR L’ANTIFASCISME

 

En février, il est de bon goût, dorénavant, de parler de fascisme et d’antifascisme. Nous n’aurons pas l’impertinence de déroger à cette nouvelle coutume. Sur ces sujets, nous apporterons donc quelques réflexions. Mais ce sera à notre façon et il est fort possible qu’elles ne soient point toutes orthodoxes.

 

Un anarchiste est-il antifasciste ?

Un anarchiste – en puissance, en devenir, puisque la société ne permet pas de l’être autrement – est contre toutes les dictatures, contre tous les fascismes (fascisme de droite ou fascisme de gauche) [1], contre toutes les formes d’autorité – depuis l’Etat, la famille, l’Eglise, le militarisme et le patronat, jusqu’à l’opinion publique et la morale courante, en passant par l’affreux népotisme syndical.

Un anarchiste est antifasciste au même titre qu’il est antimonarchiste, antibonapartiste ou anticommuniste : il est anarchiste et cela contient tout.

Il est antifasciste autant que quiconque, mais n’a point à se créer une nouvelle religion. Pourquoi aller – à l’instar de certains dont beaucoup se réveillent bien tardivement – proclamer à tous les vents une ardeur tellement spécialisée ?

Nous entendons des camarades nous dire, avec des trémolos dans la voix : « N’y a-t-il donc rien de changé depuis le 6 février 1934 ? » Nous répondons : « Non. Il ne s’est rien passé de tellement nouveau. Seulement, le capitalisme s’étant montré sous une forme plus nette, vous a réveillés. Car vous dormiez. Mais ce que vous appelez le fascisme n’est qu’une manifestation plus directe, plus nette, plus sensible, de l’autoritarisme. Et ce réveil est suivi, nous le reconnaissons d’un besoin d’action ».

 

Une formule peu claire : « La Lutte contre le fascisme et la guerre »

Il est une formule employée – ressassée, plutôt – depuis un certain temps à jet continu dans les milieux de gauche et d’extrême-gauche. Cette formule, ce mot d’ordre, « la lutte contre le fascisme et la guerre » ne vise deux objectifs qu’on s’entête à confondre.

D’abord, il n’est point prouvé que seul le fascisme engendre la guerre.

Des camarades syndicalistes révolutionnaires rappelaient fort justement, ces temps-ci, que des régimes démocratiques peuvent être aussi dangereux, à ce sujet, que des régimes fascistes.

Et ils citaient l’exemple de la guerre de 1914 [2]. Nous partageons entièrement cet avis.

D’autre part, et toutes réserves faites pour l’avenir, les régimes fascistes qui existent à l’heure actuelle, en ne prenant que les plus typiques, n’ont pas déclenché plus de guerres que les régimes démocratiques. Au contraire ; si l’on se souvient notamment des guerres marocaines. La Russie est un grand pays où règne le plus dur, peut-être, des fascismes – même rouge et bureaucratique, c’est tout de même un fascisme et à ceux qui protesteront nous parlerons de la récente et terrible représaille faite récemment à l’occasion de l’affaire Kirov. Et pourtant la Russie soviétique n’a pas encore déclenché de guerre [3].

Mais il y a plus grave.

Beaucoup répètent cette phrase : « la lutte contre le fascisme et la guerre », sans l’avoir analysée. Or, pour un anarchiste tel que nous le comprenons, elle n’est pas claire. Il existe là, en regardant objectivement et connaissant les méthodes de lutte antifascistes, une certaine incompatibilité. Notre anarchisme nous fera plutôt dire, de façon très précise :

Nous ne sommes pas antifascistes (selon le mode officiel) parce que nous sommes contre la guerre.

Expliquons-nous.

Nous sommes contre la guerre. Oh ! pas à la façon de certains camarades – sûrement de bonne foi – toujours en train de gémir sur la possibilité d’une guerre prochaine, à cause du nombre élevé des victimes. C’est leur droit de s’apitoyer ainsi. Nous n’aimons point voir souffrir ni faire souffrir. Mais serait-ce un si grand mal si une bonne ponction pouvait faire disparaître – sans douleur – la presque totalité de la race humaine ? Est-elle donc tellement intéressante ? C’est presque du nihilisme, allez-vous dire ? Et même si ça voisinait avec lui, cette thèse n’est-elle pas défendable ?

Et puis, passons à la démographie. On s’est beaucoup occupé de la natalité, mais très peu de la mortalité. Or, c’est un fait, la mortalité est beaucoup trop faible. Cette affirmation peut paraître osée mais, s’il le faut, nous prouverons son exactitude avec statistiques à l’appui.

Donc, nous ne sommes point contre la guerre par « amour du genre humain » ; nous ne serions même pas hostiles à une réduction importante du nombre des vivants. Non, nous sommes contre la guerre parce que nous savons qu’en cas de conflit nous serions à peu près certainement victimes (blessés, gazés, tués ou appelés à tuer), nous et les quelques bons camarades affinitaires auxquels nous tenons beaucoup. C’est par pur égoïsme que nous sommes contre la guerre et nous avons l’audace d’avouer ce motif égoïste… qui, au fond, inspire beaucoup de nos généreux humanitaires.

Etant contre la guerre, l’anarchiste ne peut encourager – il ne peut même que décourager – ces bizarres rassemblements antifascistes (où voisinèrent un temps, anarchistes, politiciens de gauche et francs-maçons) à cause de leur côté terriblement dangereux : la préparation d’une nouvelle Union sacrée.

Passons sous silence le résultat le plus concret de cette lutte antifasciste : les combinaisons électorales et les sièges gagnés ou à gagner par les « gauches ». Mais le vieux militant syndicaliste Yvetot avait-il tellement tort, au Syndicat des Correcteurs, quand, se cantonnant sur le terrain économique, il traitait la grève du 12 février de « grève politique ? »

En février 1934, on pouvait, dans l’affolement et la surprise, être victimes de cette atmosphère spéciale. Il faut avoir suivi de tels événements de près et dans la rue, et non pas dans des réunions plus ou moins « salonnardes », pour comprendre la curiosité et l’inquiétude momentanées de certains camarades.

D’autres virent clair dès le début. Il était dans le vrai ce camarade qui nous écrivait, dès le 9 février 1934, la lettre dont nous donnerons le passage essentiel :

Au cours de notre conversation d’hier, je t’avais fait part, sans trop insister, des appréhensions que j’éprouvais en voyant se former une sorte d’Union sacrée.

En remarquant qu’on nous appelle pour « défendre les libertés républicaines », je t’exprime aujourd’hui très nettement mes craintes et mon refus formel de participer à toute manifestation dans la rue.

J’ai déjà entendu semblable chanson le 1er août 1914 ; les paroles en différaient peut-être un peu ; mais c’est le même ténor qui nous la servait ; le bonze Léon Jouhaux… Pendant quatre années, luttant contre mes amis et mes ennemis pour défendre ma peau, j’ai subi un régime semblable au fascisme éventuel – je ne me berce pas de mots et je sais parfaitement ce que valent « les libertés républicaines ». Je pense que tu n’en ignores pas toi-même toute la valeur et j’espère que tu n’oublieras pas les obstacles auxquels tu t’es heurté, auxquels tu te heurtes encore lorsque tu as désiré et que tu désires manifester ta volonté.

J’ai été condamné à l’indigence la plus absolue et le silence m’a été imposé pendant de longs mois, parce que Léon Jouhaux et ses complices ont abdiqué. Pour qu’ils puissent encore sauver leur peau, ces gens invitent les ouvriers à se sacrifier pour de vagues, très vagues libertés républicaines.

Tu me pardonneras – si tu ne comprends pas – de conserver encore trop fidèlement le souvenir de mauvais jours. Le fascisme est prêt à s’installer en France absolument comme le 14 juillet 1914 la guerre était imminente. Il est superflu, pour le moment, de rechercher ce qui a facilité tous les espoirs des dictateurs. J’ai pu traverser la guerre ; j’espère traverser encore le fascisme prérévolutionnaire avec moins d’amertume cependant, parce que je n’ai plus de jeunesse à gaspiller, mais je me refuse à affronter les gaz lacrymogènes et même le protoxyde d’azote pour sauver la mise des politiciens confédéraux et socialistes.

Nous ne pouvons que constater combien ce camarade voyait juste et être – sauf en ce qui concerne le « fascisme prérévolutionnaire » – d’accord avec lui.

Oui, il ne suffit pas, pour certains gros capitalistes, de désirer la guerre : ils ne peuvent la faire entre eux. Il faut que la presque totalité du peuple marche. Que la quantité des réfractaires soit très minime. Et pour que le peuple marche il lui faut une foi pour le soutenir, un prétexte paraissant valable. Or, chez les travailleurs – les soldats éventuels – la foi s’affaiblissait de plus en plus, lorsqu’il s’agissait de défendre la patrie. On a trouvé autre chose. Et, sans nous lasser, nous répéterons ce que nous écrivions ici en septembre dernier [4]. En cas de guerre, tous – ou presque – partiront : les uns, les patriotes français ou soi-disant tels, pour sauver la patrie, et les autres, pour « défendre les libertés républicaines », pour « combattre l’hitlérisme » ou pour « protéger la Russie soviétique attaquée par les Etats impérialistes » [5].

Et si vous ne partez pas, vous, le réfractaire, vous serez méprisé – voire dénoncé – par de farouches « extrémistes ». Car les braves communistes et socialistes qui défilaient en silence le 10 février dernier, devant la statue de la République, pour « défendre le régime républicain » seraient les premiers à partir, en cas de guerre, et pas seulement résignés, mais enthousiastes. Le plus lamentable : ils seraient sincères !

Vous n’êtes pas convaincus ? Souvenez-vous de cette Union sacrée qui se dessina à propos du plébiscite de la Sarre ; si vous avez oublié, retrouvez les photos publiées, le 28 août dernier, dans les principaux journaux d’information et dans les organes politiques, sans distinction de nuance, depuis l’Echo de Paris jusqu’à l’Humanité. Vous y verrez le communiste et le socialiste voisinant avec le prêtre pour réclamer le statu quo. Çà c’est du nationalisme. C’est de l’Union sacrée. Que nous importait que la Sarre – qui d’ailleurs est profondément allemande – retournât à l’Allemagne. Le principal était d’éviter une guerre. Demain, s’il le fallait – et si cela dépendait de nous, ce qui ne peut être le cas – nous céderions encore bien davantage de territoire pour éviter un conflit.

Enfin, lisez les récentes déclarations du chef socialiste Blum à la Chambre lors du débat sur les deux ans et vous serez fixés. Ces déclarations ne justifient malheureusement que trop nos appréhensions. Blum dit dans son discours, vivement applaudi à l’extrême gauche et à gauche (Populaire du 16-3-35) :

Je suis absolument convaincu que, pour répondre à une agression caractérisée de l’Allemagne hitlérienne, tous les travailleurs de ce pays se lèveraient comme les autres Français.

On ne pouvait plus nettement nous donner raison !

 

La destruction des Syndicats par les Comités antifascistes

Tous les gouvernements, tous les régimes autoritaires sont mauvais. Reconnaissons que le régime fasciste – noir avec Mussolini, brun avec Hitler, rouge avec Staline – est plus mauvais que les autres pour l’individu, pour la petite souris individualiste.

Admettons qu’en France le fascisme ne puisse s’instaurer de façon aussi aiguë, mais puisse seulement se manifester par une plus dure oppression économique. Est-ce un bon moyen de l’empêcher de progresser – même sous cette forme larvée – en brisant les Syndicats, la plus puissante force capable de résister sur le terrain économique ?

On veut, en effet, créer à l’intérieur des Syndicats, des « Comités antifascistes » qui n’auront qu’un résultat positif : dresser les ouvriers les uns contre les autres, au plus grand profit de ceux qui les exploitent. En créant ces Comités on contribue à la destruction des Syndicats.

Nous pensons que souvent ceux qui prônent ces « formations » – qui s’envoleront, d’ailleurs, au premier souffle – sont sincères (car nous ne voulons pas croire qu’ils fassent consciemment le jeu des exploiteurs, mais ce sont des maladroits, de grossiers maladroits. Et ce sera bien malheureux si – malgré l’opposition assez vive qui se manifeste – ils réussissent dans leurs projets insensés. Espérons qu’ils les abandonneront, qu’ils ne persisteront pas à pratiquer une aussi dangereuse politique.

? ? ?

L’anarchiste ne doit donc point tomber dans ce « travers antifasciste » qui lui ferait négliger le reste. Les traités avec la Russie, le vote de la loi de deux ans et le service obligatoire en Allemagne notamment doivent lui rappeler la période qui précéda la guerre [6]. Il est contre tous les fascismes et son sentiment à l’égard des régimes de dictature est nettement exprimé par le beau dessin [7] de notre fidèle ami Moreau. Mais il ne veut point faire le jeu de politiciens de gauche et de francs-maçons, exploiteurs comme les autres [8].

Il peut résumer sa position en répétant ce que nous écrivions récemment [9] :

Nous n’avons certes pas à défendre les « fascistes de droite ». Evidemment. Mais pas davantage à défendre les « fascistes de gauche ».

Nous ne sommes pas, mes camarades et moi-même, pour la « droite ». Mais pas davantage pour la « gauche ».

Ni pour les jésuites blancs ou noirs, ni pour les jésuites rouges ou roses.

Ou mieux, car au fond la question est là : Ni pour les jésuites, ni pour les francs-maçons.

Enfin, l’anarchiste est – nous l’avons vu plus haut – contre toutes les formes d’autorité. Il y a là une belle lutte à fournir. Sa besogne est chargée. Qu’il ne se laisse pas détourner de sa tâche. Ce sera là sa meilleure façon de lutter contre le fascisme. Et, pour cela, point n’est besoin de Comités.

L’anarchiste sera toujours au premier rang pour défendre la liberté, pour défendre « sa » liberté.


F. FORTIN

La Revue Anarchiste N° 22,
Janvier-Mars 1935,
p. 3-8.

 

Notes

1. Quand nous parlions de « fascisme de gauche », au début, nous nous attirions des sourires méprisants. Heureusement, maintenant on commence à voir plus clair. Des camarades le dénoncent carrément et nous avons le plaisir d’entendre des exploités déclarer ne pas vouloir défendre des patrons antifascistes. Car les patrons « de gauche » sont « antifascistes ». C’est normal !

2. Il est possible que le fascisme allemand soit un danger de guerre. Mais, pourtant, nous sommes forcés de constater que c’est la guerre de 1914-1918 qui a donné naissance au fascisme. Et c’est la démocratie qui a fait (ou laissé faire) la dernière guerre. Nous pouvons donc, de l’expérience récente, déduire cette loi : le capitalisme, toujours souverain avec des modalités différentes, peut faire faire la guerre aux peuples sous des régimes démocratiques. Et, même, tout danger de fascisme écarté, le danger de guerre subsisterait. (« Contre le fascisme, mais pour la liberté », par Joséphine et Constant Bougon, Notre point de vue, février 1935).

3. Ça viendra peut-être à cause de la repopulation à outrance et du jeu des alliances contractées avec les pays dits « capitalistes ».

4. « De l’Unité d’action à l’Union sacrée » (Revue anarchiste n° 20, août-septembre 1934).

5. En novembre, Henri Guilbeaux, dans Le Barrage, devait donner le même son de cloche et écrivait : « …sous prétexte de lutte et de guerre contre le fascisme, on prépare l’union sacrée et la mobilisation des masses ouvrières qui refuseraient de prendre part à une guerre de caractère impérialiste… » (Reproduit par le Réveil anarchiste de Genève du 2 mars 1935).

6. Est-ce que certains de nos camarades libertaires de l’« Union anarchistes » embarqués jusqu’alors sur la galère antifasciste se ressaisiraient ? Se rendraient-ils compte du véritable danger : la guerre par l’Union sacrée ? Seraient-ils enfin d’accord avec nous sur les dangers que présente « l’antifascisme » de nos politiciens ?
Au moment de la mise en pages, nous lisons dans le Libertaire du 22-3-35 : « Les chefs socialistes avouent dès aujourd’hui qu’on pourra compter sur eux pour pousser au nom de l’antifascisme, de l’antihitlérisme, le prolétariat français vers l’abattoir ».
Il n’est jamais trop tard pour marcher dans la bonne voie.

7. Voir la quatrième page de la couverture du présent numéro.

8. Les anarchistes espagnols ont nettement manifesté, dans l’ensemble, lors du récent mouvement, qu’ils se souvenaient de leurs bourreaux socialistes. Ils n’avaient rien à faire dans un mouvement à caractère politique.

9. Combat syndicaliste du 1er février 1935 : « A la C.G.T. ; Les syndicats n’acceptent pas tous l’Union sacrée ! »