Depuis le mois de février, une quinzaine de « cellules spéciales d’enquêtes Gilets jaunes » a été créée dans les commissariats des principales villes mobilisées : Paris, Toulouse, Bordeaux mais aussi Tours ou encore Rouen. Des spécialistes de l’investigation mettent leurs efforts en commun pour scruter les vidéos postées sur les réseaux sociaux, décortiquer les images des journalistes et par un travail de fourmi, identifier les Gilets jaunes auteurs de violences ou dégradations pour ensuite les interpeler. Au vu des milliers de manifestations et des dizaines de milliers d’actes répréhensibles commis ces derniers mois partout en France, on imagine la tâche fastidieuse voire impossible. Comme on n’exigerait de personne d’aller chercher une aiguille dans une meule de foin, on ne s’attend pas davantage à ce que ces super enquêteurs retrouvent chaque lanceur de canette vide au coeur de mille échauffourées. Il s’agit donc de commencer par trier et sélectionner les méfaits les plus graves ou symboliques puis, d’investiguer. Il arrive cependant que ces enquêtes se déroulent à l’envers, la police choisi alors le Gilet jaune qu’elle souhaite mettre hors d’état de nuire puis tente tant bien que mal de lui imputer tel ou tel méfait. C’est ce qui est arrivé à Etienne H., Gilet jaune rouennais repéré par les renseignements territoriaux et soupçonné de régulièrement filmer et documenter les manifestations. Il passe en procès vendredi 21 juin pour un jet de peinture.

Dans une vidéo posté sur facebook, le jeune rouennais explique ses récents déboires avec la police : https://www.facebook.com/pg/rouendanslarue.net/videos/

Après nous être longuement entretenus avec son avocate Chloé Chalot nous avons pu retracer le cheminement judiciaire de ces poursuites rocambolesques.
Tout débute, ou semble débuter, jeudi 9 mai à 6h du matin. Environ 25 policiers débarquent en fanfare dans la collocation de la compagne d’Etienne H.. Brassards, cris, cagoules, on sort le jeune homme du lit pour l’interpeler et le placer en garde à vue. À aussi nombreux dans un logement exigüe, on dérange forcément quelques bibelots, il semblerait d’ailleurs qu’un groupe de policiers soit expressément mandaté pour cela. Toute la maison est passée au peigne fin. Alors que certains enquêteurs partent à la recherche de vêtements et de chaussures intéressant on l’imagine leur enquête, un autre groupe cagoulé farfouille dans les papiers, les livres, les carnets et le matériel informatique. Après plus de 3 heures de perquisition, les policiers réussissent à saisir pas moins 9 ordinateurs, 3 téléphones, 3 appareils photos et des dizaines de clefs USB ou autres cartes SD, certains en état de marche, d’autres hors service depuis des années. Etienne H. peut enfin connaître le motif de sa garde à vue : dégradations. On lui reproche d’avoir jeté de la peinture sur le tribunal de grande instance de Rouen le 19 janvier 2018 lors de l’acte X des Gilets jaunes.
Pourquoi un tel déploiement policier ? Pourquoi avoir fouillé et saisi l’équivalent d’un coffre de monospace de matériel électronique et multimedia ? Le jeune homme ne le sait pas encore et ça va tarder.

Pendant sa garde à vue, le jeune homme refuse de reconnaître son statut de peintre en bâtiment de justice et attend sereinement de savoir à quelle sauce il va être mangé. Pour seule preuve, les enquêteurs ont une vidéo surveillance de mauvaise qualité du tribunal de Rouen sur laquelle on peut difficilement apercevoir un Gilet jaune masqué jeter ce qui pourrait être une bouteille de peinture. Sur l’enregistrement, rien ne permet de rapprocher l’individu flou d’Etienne H., là encore aiguille et meule de foin. Déféré en comparution immédiate, il refuse le jugement expéditif et demande un délai pour préparer sa défense qui lui est accordé. L’enquête étant terminée, son conseil Me Chalot demande à ce que le matériel photographique, informatique et électronique de son client lui soit restitué. Pendant toute une semaine, les policiers du commissariat de Brisout de Barneville useront de stratagème plus ou moins habiles pour garder le matériel dans leurs locaux, prétextant l’absence du collègue détenteur de la clef du cagibi, ne plus savoir où il a été entreposé, etc. Finalement, ils insisteront pour qu’Etienne H. vienne récupérer lui-même ses affaires. Sauf qu’à son arrivé au commissariat, un officier de police judiciaire lui explique que les choses ne vont pas être si simples : le matériel informatique mis sous scellés ne va finalement pas pouvoir lui être restitué tout de suite car une nouvelle enquête a été ouverte, cette fois pour les chefs d’ « incitation à attroupement armé », « organisation de manifestation non-déclarée » et « détention d’engin incendiaire ». Interloqué, Etienne H. s’enquiert auprès du policier de ce qui pourrait justifier de pareilles et nouvelles accusations : il participerait à un « site de propagande », en l’espèce le site d’informations locales et indépendantes Rouen dans la Rue. Le matériel informatique est donc replacé sous scellés mais le jeune rouennais peut tout de même récupérer ses appareils photos. Malheureusement, un des boîtiers d’une valeur de 800 euros a malencontreusement été brisé.

La perquisition à 25 policiers, les hommes cagoulés qui retournent la maison et les accusations fantasques pour des faits somme toute mineurs, tout cela serait-il donc lié à la participation supposée d’Etienne H. au site et à la page facebook Rouen dans la Rue ? C’est en tous cas ainsi que le jeune homme interprète le démesure des moyens déployés à son encontre. Mais c’est aussi l’avis ou du moins l’intuition appuyée de son avocate :

« Il y a en effet quelque chose qui cloche dans ce dossier, plusieurs même. Tout d’abord, il faut préciser que dans un premier temps, la cellule Gilets jaunes est bien incapable de faire le moindre rapprochement entre mon client et la silhouette jaune et noir qui projette de la peinte sur le tribunal ; ce qui est d’ailleurs impossible au vu de la très mauvaise qualité des images de vidéosurveillance. Ce sont en réalité les services du renseignement territorial qui vont orienter les enquêteurs vers Etienne H. qu’ils présentent comme étant « principal instigateur de nombreuses exactions commises au cours de manifestations depuis plusieurs années ». Précisons que mon client n’a jamais été condamné pour le moindre débordement par le passé ! Sur quoi les services de renseignements s’appuient-ils pour porter ces graves accusations ? Nous ne le saurons jamais tant leur rapport s’apparente à ces fameuses « notes blanches » qui ne souffrent aucune contradiction dans la mesure où elles ne s’appuient sur aucun fait ou document. »

Mais l’étonnement du conseil ne s’arrête pas là. Deux autres éléments du dossier interpellent :
Pour procéder à la perquisition de son domicile, les enquêteurs ont expressément demandé la présence d’un expert en « cyber criminalité » et l’autorisation auprès du parquet de Rouen de pouvoir saisir « tout élément vidéo ayant permis de filmer et d’alimenter […] les sites de propagande gilets jaunes ».

Contrairement à ce que la procédure et l’enchaînement des poursuites contre Etienne H. laisse penser, ce n’est donc pas le résultat des perquisitions qui amène les enquêteurs à le soupçonner d’alimenter un média indépendant mais bien sa participation supposée à ce média qui a justifié une telle perquisition à son domicile. On peut dès lors s’interroger : de telles opérations de police n’auraient-elles pas pour but d’intimider et réprimer celles et ceux qui animent des sites internet trop favorables aux gilets jaunes ou aux luttes sociales ? L’affaire Gaspard Glantz ou plus récemment l’arrestation et la confiscation du téléphone de Taha Bouaffs sont des précédents inquiétants, le boitier d’appareil photo cassé d’Etienne H. un indice supplémentaire. L’audience qui se tiendra à Rouen le 21 juin prochain nous éclairera peut-être.