LE PREMIER MAI

 

Premier mai.

La fête nationale et internationale du Prolétariat organisé.

« Le 14 juillet » de la classe ouvrière syndiquée.

La deuxième édition de la fête des Bistrots.

L’Anniversaire tragi-comique de quelque chose que l’on prendra…

Premier mai 1905 : prologue.

Dans l’église archi-épiscopale, a lieu la grande cérémonie ; les grands prêtres, qui se sont délégués vers d’autres lieux, sont absents.

La Tribune est comble. Le bureau est envahi. Les têtes les plus drôles y paraissent. Un assesseur, délégué et secrétaire de je ne sais quoi, qui a pavoisé sa poitrine d’une grande cravate, avec sa décoration et sa trogne enluminée, donne la note qui convient.

Seuls, paraissent en un défilé curieux, les éternels seconds rôles ou les futurs premiers. Dans la coulisse, on devine les machinistes influents truquant le système.

L’alcool déborde de presque toutes les gueules par des rots odorants.

Quelques ouvriers réguliers, une centaine au plus, sont venus par esprit de combativité, ou par esprit de devoir. Quelques-uns, sincères, croyant travailler à leur émancipation, et que les épisodes soulographiques des à-côtés écœurent et désillusionnent.

Une salade bizarre où dansent les mots Prolétariat organisé, Revendications ouvrières, Journée de huit heures, Tous debout en 1906, le Patronat, les Exploiteurs, les Exploités, Ma Corporation, Délégués, la Chambre syndicale de…, etc., s’assaisonnent devant nous.

On a l’impression d’entendre un phonographe qu’un ressort d’horlogerie remonte constamment, mais dont les crans usés du rouleau ne permettent qu’à quelques mots de sortir.

Une tentative de débat sérieux est impossible. On est dans la salle, non pour s’instruire, mais, paraît-il, pour faire impression sur le patronat. Il faut être d’accord forcément, tous amis, tous frères, pour que la presse ne puisse dire qu’il y a désaccord.

On travaille pour la galerie.

Est-ce que la presse devra dire demain le nombre de gens ivres à la tribune ? Devra-t-elle parler des recettes exceptionnelles des bistrots à un kilomètre de rayon de la Bourse du Travail ? Est-ce qu’elle devra compter le nombre d’hommes rentrant à la nuit, chez eux, le ventre plein d’alcool et la bourse vide ?

En face de la Bourse du Travail, un groupe décoré de rouge est en train de boire. Je passe… un homme s’en détache et me donne deux sous « pour m’embrasser sur le crâne », me prenant pour un miséreux et pour rire un brin ; des pièces d’argent tombent à terre, roulant de sa poche.

Émancipation ouvrière par l’organisation syndicale !

Mais revenons… Quelques notes cependant, il faut le reconnaître, sont intéressantes et font une tache de lumière sur ce milieu ; deux terrassiers parlent avec une simplicité, une sobriété très grande et font à quelques-uns un véritable plaisir ; un homme qui reste coiffé et à qui la foule syndicale hurle « chapeau »… dit des choses justes ; Gabrielle Petit, avec son éloquence fruste, conservant son caractère primesautier, rompt la monotonie dégoûtante du rituel dogmatique.

Après un incident, où nous prenons, les meilleurs comme les plus mauvais, des formes grotesques dans la rapidité des gestes, où se sent l’énervement du dégoût et de la fatigue chez les uns, de l’alcool chez les autres, après, dis-je, il faut chanter.

Chanter la goualante de circonstance.

C’est une famille de Drouin de Bercy, ex-tenancière d’un cabaret spécial pour snobs et névrosés, vers Clichy, qui a fabriqué paroles et musique.

Ce n’est pas tant la foule ignorante qui veut la chanson. Ce sont les leaders : le machiniste Pouget s’oublie jusqu’à sortir de la coulisse. Il faut qu’on chante au peuple. Et la femme, avec un certain courage d’ailleurs, se moquant de nos engueulades plus ou moins justes, attend le moment de pousser sa note. Il faut bien vivre.

Nous faisons tous nos efforts pour qu’on ne chante pas, saisissant bien le ridicule de ce cantique sans grâce entre ces quatre murs, donnant à cette lutte un caractère mièvre… Mais en France, tout finit par des chansons. Et nous nous arrêtons, non vaincus par la force de ces hommes, à qui les maîtres cauteleux, glissant la calomnie, ordonnent de nous respecter, mais par leur inconscience, par leur aveuglement, par l’atmosphère d’alcool que nous ne pouvons plus respirer.

Et voici la scène finale.

Lépine a donné ordre à sa clique policière de se réserver… De laisser jouir de son icône, de son idole, de son drapeau, cette foule religieuse.

Les portes sont dégagées ; les policiers sont derrière les chantiers du métro, attendant le moment opportun.

La Bourse du Travail, resserrée entre deux maisons, dans ce couloir étroit, est laide. Sa base est bariolée d’affiches, ses étages supérieurs sont coupés par une bande rouge en lettres d’or pour 1906. Un drapeau rouge crêpé de noir (couleurs autorisées par la loi) rappelle la tragédie de Limoges. Rien ne manque, ni l’hosanna ni le souvenir aux martyrs.

On va monter le drapeau rouge à la fenêtre ! La goualante c’était bien, mais la vue de l’icône… c’est sublime !

Je regarde et je revis… les scènes où, au cri de : Dieu le veut ! brandissant la croix, les Pierre l’Hermite menaient les foules à la mort. Seulement, ici, les prêcheurs font du chiqué et laisseront la foule partir toute seule… d’ailleurs, l’emballement de cette foule est purement de surface.

Des huées lourdes vont vers le drapeau rouge et des « Ça ira » entrecoupés de hoquets s’entendent… c’est du délire…

Les flics !…

La colère se calme. L’ouvrier honnête réapparaît… et il s’enfuit, suivi par les bottes des agents.

La comédie est terminée… Il faut se disperser et la foule se débande, hoquetant et titubant, alors que des camarades énervés, voulant résister aux ordres et aux bourrades, jettent l’anarchie au nez des ouvriers policiers comme défi.

Et tout au fond… les cabarets, les mastroquets, les mille tentacules de cette pieuvre terrible, l’alcool, sucent, aspirent tout ce sang ouvrier.

C’est la fête du prolétariat organisé.

C’est le premier mai.

 

Albert LIBERTAD

l’anarchie n°4, jeudi 4 mai 1905