« L’État ne poursuit jamais qu’un but : limiter, enchaîner, assujettir l’individu, le subordonner à une généralité quelconque. » Max Stirner

Lire Clouscard est une épreuve, tant la logorrhée que l’idéologie du retour à l’ordre nous rebute de facto. Autant le dire de suite : Clouscard est presque illisible et il faut un certain courage et « certaines connaissances » pour arriver à bout d’une de ses productions. Langage incompréhensible, complexification à outrance de concepts et thèses pourtant originellement accessibles (quoique discutables et/ou erronées) sont le style du penseur qui aspire visiblement au statut du philosophe « ultime ». Il sera donc pour nous, une fois notre lecture terminée, classé parmi ceux qui cachent la crasse idéologique derrière un vernis du verbiage accessible uniquement au prix d’efforts incommensurables.

Le postulat Clouscardien se résume ainsi : le « néo capitalisme », par le biais du plan Marshall imposant une américanisation culturelle de la France, a réduit la société française traditionnelle (celle du mérite, du travail, de l’avoir et de l’économie) à un nouveau modèle de consommation permissive autorisant le marché du désir : « le libéralisme libertaire ». Celui ci tient son aboutissement dans le Mai 68 (révolution estudiantine bourgeoise avide de libertinage et de permissivité) qui fait le jeu du pouvoir et aboutit à une nouvelle forme sociétale : « la sociale démocratie libertaire » dans laquelle se développent luttes parcellaires et sociétales profitant au capital au détriment de la lutte de classe.
Pour aboutir à ce résultat, le « néocapitalisme » passe par des étapes initiatiques afin de détacher l’individu de ses valeurs traditionnelles pour l’amener à un mode de comportement permissif. Le plan Marshall introduit sur le marché l’usage de nouveaux produits responsables de ce changement comportemental. Ceci commence dès l’enfance avec l’usage ludique de ces produits et se poursuit à l’adolescence avec l’usage libidinal, et la libéralisation/libération des mœurs.

Pour comprendre la pensée de Clouscard il faut bien sûr la situer dans son époque. Une époque ou le marxisme étatique a sombré dans le stalinisme depuis les années 30 et où un PCF incapable d’autocritique, englué dans ses échecs et sa doctrine nationaliste, réalise toujours de gros scores et reste un puissant moyen de promotion pour qui cherche le leadership philosophique communiste en France. Clouscard est un proche du PCF (euphémisme), parti auquel il n’a jamais adhéré mais qu’il a toujours ardemment soutenu et pour lequel il appela à voter en 1984 [1]. On ne s’étonnera donc pas qu’il fut d’abord publié par les Éditions Sociales (longtemps principal organe de diffusion du PCF) avant de devenir l’un des auteurs phare (avec Lukacs) des éditions Delga. Éditions qui recensent aujourd’hui ce qui se fait de mieux en matière de Léninisme rabougri, stalinisme cradingue et révisionnisme historique.

Le fond du propos de Clouscard apparaît alors comme la tentative politique d’étayer, sur fond philosophique hasardeux et contestable, la condamnation communiste de l’échec retentissant du mouvement révolutionnaire de 68, plus que le retard idéologique de sa force organisée alors majoritaire, le PCF.
Les « nouvelles couches moyennes » sont ainsi qualifiées globalement de contre révolutionnaires, libertines, féministes, écologistes, et accusées d’écarter le prolétaire de la lutte des classes, cause unique et sacro-sainte de la domination. Ainsi malgré ce qui pourrait paraître à première vue comme une critique pertinente du postmodernisme, les motivations politiques de cette écriture s’avèrent plus que douteuses idéologiquement.

Défaite totale du projet révolutionnaire par la contre révolution stalinienne, victoire du fascisme suite à la guerre d’Espagne, voilà de quoi ouvrir un boulevard aux luttes parcellaires et sociétales pour des militants qui ne veulent malgré tout pas faire le deuil d’une résistance à un monde et un ordre moral empêchant toute forme d’épanouissement. L’abandon de la perspective classiste au profit d’un réformisme radical est alors bien plus le résultat d’aspirations à combler, d’un discours anticommuniste des apostats staliniens, maos, passés à la social-démocratie, qu’une volonté stratégique consciente d’un capital que Clouscard personnifie à outrance par un procédé absurde. Le capitalisme n’a pas d’existence propre, il n’est pas une personne morale, il ne « séduit » pas !

La mise en relation qu’effectue régulièrement Clouscard entre deux périodes (séparées par le plan Marshall), s’il feint de ne l’utiliser qu’à titre de comparaison et d’analyse neutre, laisse aisément transparaître dans la forme, termes et formulations choisies, une nostalgie évidente. On baigne en plein dans le « c’était mieux avant », attribuant au fantasmé bon vieux capitalisme national d’antan et à « la société traditionnelle » des vertus imaginaires, afin de mieux cracher sur toutes les avancées sociétales actuelles. Mais alors ou et quand était ce mieux avant ? Mythe délirant qui voudrait que la société dite traditionnelle soit moins emprunt d’oppressions capitalistes. S’il est vrai que nous vivons des temps d’atomisation de plus en plus croissante (dans tous les domaines de la vie), il nous est difficile de regretter le bon vieux temps du CNR, que cultivent avec Clouscard nombre de théoriciens. Le temps ou le PCF faisait 25 %, le temps du travail à la chaine harassant et abrutissant pour des ouvriers cadrés par le couple PCF-CGT, le temps ou la famille et la patrie avait un sens, où l’on produisait français monsieur ! Le temps du mérite, où l’on savait faire son lit et les boys scouts forger un caractère qui ferait de vous un homme capable d’accepter la discipline de groupe [2]. Il est facile ainsi de voir le bourbier idéologique dans lequel puisent aujourd’hui les Michéa et autres « Zorwelliens » « anti-progressiste » pour exulter les valeurs morales et nationales du passé. La critique du postmodernisme est une chose, tenter l’étrange rapprochement entre lutte de classe et défense du petit patronat franco français en est une autre. Et pour être honnête elle nous débecte pas mal.

C’est ainsi que, curieusement, l’intransigeant révolutionnaire se pose en défenseur des valeurs traditionnelles de la société républicaine et… bourgeoise ! Dans sa posture pro-étatique, l’ennemi n’est plus le capitalisme et tous les mythes qui permettent sa perpétuation, mais certaines pratiques actuelles découlant de la libération sexuelle et des mœurs en général.

Encore une fois cette vision passéiste n’est que la continuité de son affiliation aux vieilles antiennes stalinienne qui, en 68, rappelaient aux femmes que leurs droits pouvaient bien attendre la révolution (qui n’a pas eu lieu). De toute manière, dixit l’auteur, « la lutte de classe se subsume et conditionne la lutte des sexes ». Comme si l’abolition des classes sociales, de facto et par magie, pouvait régler le problème de l’inégalité homme/femme, de la misogynie et du sexisme. Sur de telles bases, permettez-nous d’en douter.
Mais il va plus loin dans la critique crapuleuse affirmant que « le féminisme est le vieux projet phallocrate adapté au libéralisme avancé jusqu’à la social démocratie ». C’est bien connu, les avancées en termes de droits des femmes sont ce à quoi aspire n’importe quel salopard misogyne.
Raisonnement d’autant plus absurde que Clouscard tente de se dédouaner furtivement, en précisant parallèlement que l’institutionnalisation de la pilule reste une grande conquête du progrès social. Belle pirouette, mais il faudrait savoir car sans féminisme, pas de conquêtes…
Dans tous les cas, pointer les déviations de certains féminismes ne devrait aucunement aboutir à en faire une question réglée. Et ceci restant vrai quelle que soit la lutte ciblée.

Comme tout bon réactionnaire actuel, MC feint de ne pas voir le véritable contenu de Mai 68, résidant d’abord dans l’anticapitalisme mais aussi comme réaction à la contre révolution stalinienne (étatisme autoritaire) dont le PCF portait les stigmates durables.
La lutte contre la répression religieuse du sexe et la soumission de la femme à un système patriarcal, représentait alors un enrichissement de la vie humaine pour une société nouvelle à construire sur les cendres du vieux monde. MC décide consciemment d’en faire un ennemi idéologique, caricaturant ces libérations jusqu’à l’excès. Ses accusations sur le féminisme ou autres luttes parcellaires, pourtant fruits d’une société portant le poids d’un PCF culturellement dominant (et pas que lui), masque l’incapacité à prendre en compte un développement sociétal désireux d’une libération des mœurs, écartée par le dogmatisme du stalinisme.

Clouscard appuie sa vision philosophique (et somme toute politicienne) sur des bases Rousseauistes, dont il oublie le déisme profond, mais aussi chez Kant, dont nous savons malgré nos connaissances philosophiques limitées que l’engagement révolutionnaire (notamment vis-à-vis du régime Prussien) est plus que sujet à discussion. Le caractère de la loi morale (toujours intimement lié aux structures étatiques) reste un élément majeur dans la pensée du philosophe. Ne lui en déplaise, Kant est bien un symbole de la pensée réactionnaire dans son culte de l’État dominateur et d’un obscurantisme ennemi du rationalisme. Rapprocher Marx et Kant est une inversion totale des « valeurs ». La liberté commence toujours par la cessation des répressions et culpabilités (pourtant prônés par Kant au nom d’une morale calviniste).

Les propos anti Mai 68 de MC, attaquant les « libéraux libertaires » (oxymore s’il en est), ne servent alors qu’à défendre la loi morale – que l’on relie aisément chez un défenseur ardent de l’orthodoxie léniniste – à tout ce qui constitue l’État suprême du modèle soviétique.

Clouscard pose également cette question stupéfiante pour quelqu’un se réclamant du marxisme : « L’athéisme est-il la condition sine qua non du matérialisme dialectique et historique ? » et d’argumenter plus loin : « Décider que dieu existe ou n’existe pas dans la conjoncture actuelle, n’est ce pas une simple résolution subjective et philosophique, un point de vue personnel ? »
Voilà qui discrédite complètement quelqu’un désireux de s’attaquer aux bases idéalistes, de Freud à Marcuse. Il est clair que le champ rationaliste ne peut rivaliser dans ces conditions avec le champ idéologique.

C’est en complétant la lecture de Clouscard par certaines de ses interviews que l’on comprendra mieux la tentative de révisionnisme historique du philosophe : « L’État-nation a permis le capitalisme, mais aujourd’hui c’est un moyen d’y résister, il y aura toujours un État, un code de la route ». Autre parole d’anthologie :

L’État a été l’instance superstructurale de la répression capitaliste. C’est pourquoi Marx le dénonce. Mais aujourd’hui, avec la mondialisation, le renversement est total. Alors que l’État-nation a pu être le moyen d’oppression d’une classe par une autre, il devient le moyen de résister à la mondialisation.

La messe est dite et permet de confirmer ce qui anime l’homme idéologiquement dans sa production philosophico politicienne. La mise sous silence des responsabilités du « Parti » dans l’atomisation des luttes, à des fins de réhabilitation des politiques « marchaisiennes » tiennent là leur meilleur et fidèle allié philosophique. L’ennemi n’est plus le capitalisme mais la mondialisation (le libéralisme), mantra de tous les souverainistes actuels de gauche comme de droite. La lutte de classe (pourtant si chèrement défendu par Clouscard) n’est plus qu’un masque lénifiant qui cache son nationalisme made in PCF.
Alors, puisque cela va mieux en le disant : il n’y a jamais eu de socialisme dans un seul pays. Le capitalisme national à visage humain, régulé est une escroquerie et l’État ne sera jamais un allié.
MC qui voudrait pourtant porter une critique pratique à la racine des choses s’économise (et pour cause) consciemment celle du salariat et de l’argent, de l’État, des frontières et des drapeaux. À ce rythme nous pouvons d’ors et déjà prédire qui seront les dindons de cette farce nostalgique.

L’absurde invention Clouscardienne que représente le terme de « libéralisme libertaire » ou de « social démocratie libertaire » se dévoile dans une volonté de créer l’amalgame afin de discréditer une pensée que rejette l’auteur. La « social démocratie libertaire » n’existe pas ! Qu’il existe une aile gauche du capitale n’est pas un scoop mais toute tentative de lui accoler l’adjectif libertaire ne peut servir qu’à porter atteinte au projet révolutionnaire antiautoritaire. Faut-il le rappeler, mais la tradition libertaire n’a jamais partagé la conception libérale de l’économie. Elle a toujours combattu le capitalisme et représente la négation de l’État quel que soit le manteau qu’il revêt. Libéral, souverainiste, keynésien, peu importe : le capitalisme, que Clouscard semble nommer comme un euphémisme « libéralisme », n’est pas « libertaire », « progressiste » ou « réactionnaire ». Le capitalisme est totalitaire. Le concept de « libéralisme libertaire » est un outil, une arme « intellectuelle » au service de la défense de l’État, de la nation et du nationalisme.

La réécriture de l’histoire, chez Clouscard et tous les pourfendeurs de Mai 68, passe par cette abstraction de tout ce qui fait le caractère révolutionnaire du mouvement. Ainsi, pas un mot du combat radical mené par des prolétaires désireux d’en finir réellement avec le capital. Grèves, résistances, caisses de solidarités mis en place par des ouvriers et ouvrières subissant à la fois la répression étatique, celle des pontes du PCF et de la CGT qui les invitaient à « savoir terminer une grève », tout est passé sous silence.
Elle passe aussi par une essentialisation des parcours de certains, par la figure de Cohn-Bendit érigée en exemple/modèle type. Procédé manipulateur, nous rappellerons à Clouscard que Cohn-Bendit n’est représentatif que de lui-même et que rien ne l’autorise à amalgamer toute une génération de militants sincères à quelques personnalités au retournement de veste et à l’arrivisme facile.
La réduction/négation de ces individu.e.s à des étudiants « petits bourgeois » avides de consommation « libidinale » et happé.e.s par le capitalisme, dans une analyse a posteriori, confine au ridicule, au mépris et discrédite toute dialectique matérialiste.

Ceci étant, nous confirmons : la révolution n’a pas eu lieu ! Toute tentative de subversion, de transformation radicale de l’existant qui échoue amène inévitablement à une récupération par le capital, qui l’intégrera à sa sphère marchande. Et puisque MC se posait alors en digne et unique représentant novateur de la pensée marxiste/matérialiste, nous savons qu’il n’a pu manquer de lire ces quelques lignes :

Rien qui ne devienne vénal, qui ne se fasse vendre et acheter ! La circulation devient la grande cornue sociale où tout se précipite pour en sortir transformé en cristal monnaie. Rien ne résiste à cette alchimie, pas même les os des saints et encore moins des choses sacro-saintes, plus délicates, res sacrosanctoe, extra commercium hominum (Choses sacro-saintes, hors du commerce des hommes). De même que toute différence de qualité entre les marchandises s’efface dans l’argent, de même lui, niveleur radical, efface toutes les distinctions.

Karl Marx, Le Capital I,. PL. Ec., I p. 673 sq.

Ainsi, Le capitalisme de la séduction ne nous aura, quant à lui, guère séduit, tant il renvoie à une impasse mortifère. Impasse dans laquelle semble sombrer nombres d’anarchistes (pourtant censés vouloir détruire l’État et la nation), accompagnés par d’anciens staliniens au parcours plus ou moins équivoque et fricotant allègrement avec des idées nauséabondes.
Reste que le danger, pour le lecteur peu au fait des manipulations de l’orthodoxie marxiste-léniniste, soit un violent retour de bâton, lorsque l’on prend les vessies d’une morale religieuse et nationaliste pour les lanternes d’une critique du postmodernisme, pourtant indispensable et légitime. Quand la critique des avancées sociétales, comme seule analyse, supplante toute autre forme de pensées anti autoritaire et plonge dans la bouillie réactionnaire, cela promet des lendemains qui déchantent.

Les avancées sociétales ne peuvent être comprises comme le fruit d’une pensée autonome et tactique du capitalisme. Simplement elles suivent l’air du temps et n’ont jamais eu spécifiquement vocation à subvertir le monde. Elles font parties intégrantes de l’évolution du monde et donc de celle du capital, qu’elles accompagnent. Dans tous les cas elles sont le résultat de luttes menées contre le conservatisme des individu.e.s qui constituent les nations et leurs gouvernements, en aucun cas un outil moteur du capital, mensonge clouscardien à des fins politiciennes. En revanche, elles restent inopérantes quant à la destruction du capital si l’on décide qu’elles se suffisent à elles-mêmes sans devenir parties intégrantes de la lutte de classe ET de la tentative de destruction de tous les mythes qui permettent sa perpétuation. Une fois de plus rappelons à MC que l’abolition des classes sociales ne sauraient en elle-même abolir les oppressions spécifiques. La lutte de classe n’est pas une formule magique et s’il existe des luttes parcellaires, c’est bien parce qu’il existe des oppressions parcellaires. Qu’elles puissent détourner l’attention au détriment d’une lutte plus globale est une réalité dommageable, pas une vocation propre, et il importe alors de remettre sur pied une perspective classiste, dans laquelle toutes les oppressions doivent avoir leur place.
Il en va des oppressions sur les minorités « sociales » jusqu’à celle qu’impose la mythologie de l’État nation et des frontières. Nous sommes universalistes et si nous voulions leur donner un terme plus approprié, alors nous serions pour un féminisme anarchiste/communiste, pour un antiracisme anarchiste/communiste…

C’est seulement débarrassés des illusions, chefs, partis, nations, drapeaux et du capitalisme en tant que mode de production économique et social que peut émerger une réelle émancipation.

Clouscard et ses transfuges actuels ne proposent ni plus ni moins que la direction opposée.

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