Dans les grands médias, le débat politique se fait à la manière d’un jeu. Toute l’année, c’est un jeu de petits chevaux, consistant, pour les principaux commentateurs, à évaluer les progressions des uns et les retombées des autres dans les sondages. Un jeu de Cluedo aussi, auquel s’adonnent les intervieweurs en cherchant à savoir quelle petite phrase d’un tel aura permis d’ébranler tel autre, et dans quelle coulisse se sera tramée telle guéguerre partisane. Ce journalisme politicien a été tout particulièrement à l’œuvre lors du premier débat des européennes, organisé le 4 avril par France 2 et France Inter.

Dès le commencement, Thomas Sotto, animateur de la soirée aux côtés d’Alexandra Bensaïd, explique les règles du premier tour de parole : « Pour commencer, nous vous avons demandé les uns et les autres de venir avec un objet et vous allez avoir une minute maximum pour nous le présenter. Et à travers cet objet, nous parler de votre Europe. »

Une méthode dont nous pensions pourtant qu’elle avait fait long feu après la présidentielle de 2017. Mais les grandes rédactions manquent cruellement d’imagination, et ne perdent jamais une occasion de rappeler que, pour elles, la politique est d’abord une affaire d’image. Sans doute perçu comme une idée géniale pour « accrocher » le téléspectateur et faire l’économie de discours jugés trop compliqués ou ennuyeux, ce petit jeu ne manque pas de montrer à quel point les grands médias continuent d’infantiliser leur public. Dont ils imaginent, peut-être, qu’il ne « s’intéresse pas à la politique », quand bien même quatre mois de mobilisations ont prouvé qu’une grande partie de la population la prenait au contraire très au sérieux [1].

Mais ce n’était là que l’apéritif. « Disruptives », les rédactions ont innové en proposant aux candidats une série de… mises en situation. Chouette ! Et c’est à nouveau Thomas Sotto qui l’annonce : « À plusieurs reprises, nous prendrons un peu d’avance en faisant déjà de vous des députés européens et en vous faisant voter les uns et les autres sur des sujets très précis, très concrets. Vous voterez pour, vous voterez contre, exactement comme cela se passe au Parlement à Bruxelles » [2]. Quelle hâte !

Une véritable séance de jeux, qui s’est poursuivie le lendemain dans nombre de médias, qui sont allés dénicher les « passes d’armes », les « épinglages » et autres « punchlines », et qui ont désigné les « perdants et les gagnants », comme le veut la tradition journalistique. Le Point a ainsi invité un « spécialiste de l’art oratoire » pour « évaluer les prestations des candidats », tâche ô combien pertinente à laquelle s’est livrée aussi la rédaction du Parisien ou celle de L’Obs, qui a visiblement pris ce rôle très au sérieux :

Les notes des candidats :

François Asselineau – Ne rêve que d’annuler la construction européenne. Hors sujet. 1/10

Manon Aubry – Ne parvient pas à sortir de son rôle de militante associative. 3/10

Jordan Bardella – De la présence et pas d’états d’âme. Un vrai danger ? 5/10

François-Xavier Bellamy – Courtois, posé, il ménage son camp divisé sur l’Europe. 5/10

Ian Brossat – Bon orateur. Mais pourquoi voter communiste quand on a La France insoumise ? 4/10

Nicolas Dupont-Aignan – Un peu cabot mais positionné pour profiter de l’euroscepticisme. 4/10

Benoît Hamon – Repêché grâce au Conseil d’Etat. C’est déjà ça. 4/10

Raphaël Glucksmann – Un intello perdu en politique ? Assume Raphaël ! 4/10

Yannick Jadot – Cohérent dans sa défense d’un vote utile pour l’environnement. 6/10

Jean-Christophe Lagarde – Bonne maîtrise des dossiers et des propositions concrètes. 6/10

Nathalie Loiseau – Compétente mais manque de charisme. 5/10

Florian Philippot – A profité de l’exposition médiatique mais trop agressif. 4/10

Nous ne céderons pas, à notre tour, à la tentation de gratifier ce genre de journalisme politique d’un zéro pointé.

 

L’immigration, « problème » prioritaire bien que non-prioritaire

Mais ces coquetteries infantilisantes ne furent qu’un des travers de L’Émission politique, d’autres résidant dans les choix éditoriaux des deux chaînes de service public. Le lendemain, dans le journal de 10h de France Info, la journaliste « débriefait » ainsi l’émission : « Les questions migratoires se sont très vite imposées dans le débat ». Sous-entendu, ces questions se seraient imposées toutes seules, comme par enchantement. Il suffit pourtant de reprendre l’introduction de L’Émission politique pour se convaincre du contraire. Au cours de cette présentation, ce sont bien les journalistes ont défini les termes du premier débat [3] :

– Alexandra Bensaïd : Pour commencer, la vaste question des frontières, de la souveraineté, de l’immigration, de la défense et de la gouvernance européenne, tout ça sur fond d’actualité puisque le Brexit est dans l’air. « Une Europe, quelles frontières » ?

– Thomas Sotto : « Une Europe, quelle frontière ». Et c’est vrai que l’Union européenne, c’est d’abord un territoire avec des frontières et des règles à l’intérieur de ces frontières. Règles qui aujourd’hui, ne font plus du tout l’unanimité.

– Alexandra Bensaïd : C’est surtout un sujet inflammable, Nathalie Saint-Cricq.

– Nathalie Saint Cricq : Ah oui absolument, et on l’a entendu ce soir [déjà ?! NDLR], si Schengen représentait une époque, un espoir, eh bien on a l’impression que pour certains, c’est une forme de cauchemar. Alors il y a les modérés comme vous, Nathalie Loiseau, qui parlent simplement d’une remise à plat de Schengen, et puis il y a des radicaux qui veulent tout simplement en sortir, comme si cet espace signifie surtout la libre-circulation des terroristes ou des immigrés en situation irrégulière, et je ne confonds pas ces deux catégories. […]

Une partition parfaitement binaire, et parfaitement récitée par l’éditorialiste en chef du macronisme, qui se réjouit de restreindre le débat entre les « modérés » (tellement modérés qu’ils refusèrent par exemple d’accueillir l’Aquarius) et les « radicaux » (pour ne pas dire les racistes et xénophobes). Hors de ce cadre, point de salut !

Si la question des frontières et de l’immigration s’est donc en effet « imposée très vite », elle le fut par le propre choix des deux rédactions, et selon des cadres bien précis, renvoyant d’emblée la question à celle de la menace supposée : en évoquant les chiffres, d’abord, et les problématiques sécuritaires, ensuite. Des choix journalistiques que justifie d’emblée Yaël Goosz, chef du service politique de France Inter, en en faisant porter la responsabilité aux candidats :

Derrière la question de Schengen, il y a le non-dit de l’immigration : plus ou moins d’immigration ? Sujet qui serait la priorité des Français, c’est ce qu’on retrouve dans beaucoup de vos programmes. Priorité des Français, vraiment ? Ce n’est pas forcément si évident lorsque l’on regarde les dernières enquêtes d’opinion. Qu’est-ce qu’on voit ? La remontée en puissance des sujets économiques et sociaux, priorité chômage, priorité pouvoir d’achat, urgence climatique. Les statistiques aussi contredisent l’idée qu’il y aurait une submersion migratoire en Europe, je reprends les mots de Jordan Bardella, dix fois moins d’arrivées en 2018 qu’en 2015, l’année du pic, quand l’Allemagne a ouvert ses portes aux réfugiés syriens. Et puis, il y a le grand débat national qui se termine, on y parle très très peu d’immigration en réalité. C’est à se demander s’il y a aujourd’hui une crise migratoire en Europe, ou si ce n’est pas vous, les politiques, qui provoquez cette crise.

Et c’est donc parce que le sujet n’est pas une priorité pour la population que les journalistes ont choisi d’en faire la priorité du premier débat électoral. Logique, non ? C’est à se demander si ce ne sont pas les rédactions, qui, à l’unisson de certains agendas politiques, contribuent à construire cette « angoisse migratoire »…

Un tel aveuglement conduira même Thomas Sotto à rabrouer les candidats lors de ce premier temps de débat : « Attention messieurs, il ne faudrait pas que le débat sur l’Europe se résume à un débat sur l’immigration ». Ce serait, en effet, contraire aux effets d’annonce… D’autant que le sujet avait été particulièrement bien illustré par les rédactions du service public qui, en guise d’amuse-gueule, avaient concocté un petit reportage-maison. Reportage qui se concluait notamment sur le rôle de l’agence Frontex :

Le défi de Schengen aujourd’hui ce sont ses frontières extérieures. Près de 50 000 km que les États doivent parfois sécuriser, ce qu’ils ont parfois du mal à faire. Une agence européenne, Frontex, est là pour les aider, mais ses moyens humains et financiers sont assez limités.

Description pour le moins sympathique d’une agence dont le budget, atteignant 232 millions d’euros en 2016, a été multiplié par 15 depuis 2006 selon le collectif Frontexit, et qui joue un rôle-clé et exécutif dans les processus de répression des migrants, en collaboration avec les États européens. Un rôle qui fut largement pointé du doigt – y compris par le Parlement européen ! – dans nombre de rapports et de collectifs, qui n’ont cessé de documenter les activités de l’agence dans les « hotspots » – entre autres – ainsi que « de nombreux éléments engageant, directement ou indirectement, sa responsabilité dans la violation des droits humains. » [4] Mais ce n’était là, visiblement, pas la « priorité » du reportage…

Si l’immigration a ainsi occupé une très large place dans le débat – pendant près d’une heure – elle le fut selon un cadrage particulièrement orienté qui, bien que prétendant prendre à revers celui du Rassemblement national, était en réalité parfaitement compatible avec lui. Les questions sociales sont, quant à elles, intervenues très tard dans le débat, ainsi que l’a signalé en plateau Ian Brossat, peu après 23h :

– Ian Brossat  : D’abord, permettez-moi d’être désagréable deux secondes. Vous vous rendez compte quand même qu’en faisant le choix d’aborder les questions du travail à cette heure-là, la conséquence de ça, c’est que les premiers concernés par ce sujet sont en réalité déjà couchés puisqu’ils vont travailler demain matin. Et je pense que c’est bien dommage, alors même que depuis quatre mois, on a un mouvement des gilets jaunes qui montre que les questions qui intéressent les Français c’est les salaires, le pouvoir d’achat, autant de questions qu’on aborde au-delà de 23h.

– Thomas Sotto : Il est évident que si vous vous écoutiez un peu plus, on serait allés un peu plus vite.

Il est tout aussi évident que ce n’était pas là la question… Mais Thomas Sotto n’est pas très fairplay, ou seulement à ses propres jeux, qui, un peu avant minuit, allaient d’ailleurs reprendre :

On aurait pu parler de beaucoup d’autres sujets ce soir, c’était prévu malheureusement vous êtes nombreux, c’est très bien. […] On va quand même rajouter un dernier vote sur une question simplissime, mais qui demande s’il vous plaît mesdames, messieurs, de la sincérité. « Si vous êtes élu(e), vous engagez-vous à rester député(e) européen(ne) jusqu’à la fin de votre mandat en 2024 ? »

C’est bête : on aurait pu, mais… Dans toute cette mascarade journalistique, le seul réconfort est apporté, une fois n’est pas coutume, par Le Figaro : « À vrai dire, c’est le deuxième plus mauvais score [d’audience] du programme depuis sa création. »

Aux petits jeux de politique politicienne concoctés par le service public, les téléspectateurs seraient-ils mauvais joueurs ?

https://www.acrimed.org/Debat-Speciale-Europeennes-sur-France-2-une