Qui aurait pu penser que la Roche-sur-Yon, 50.000 habitants, fief vendéen, verrait un jour ses rues aussi agitées que celles de sa turbulente voisine nantaise ? C’est pourtant ce qui advint ce samedi où la minuscule cité accueillait la « manif régionale » du grand-Ouest. Ce rendez-vous hebdomadaire est une des formes très intéressantes que s’est donnée le mouvement dans la région ce dernier mois. Le principe est simple, se déplacer depuis plusieurs départements voisins au gré des invitations des uns et des autres dans les différentes préfectures du coin pour donner un coup de fouet aux rassemblements qui s’y tiennent. Ça a commencé à Nantes le 12 janvier, puis à Angers le 19, à Tours le 2 février et ce samedi 9 février, donc, à la Roche-sur-Yon. On garde le plaisir du déplacement en groupe, l’ambiance tifosi qui nous faisait en décembre monter à Paris. On conserve le dépaysement, la découverte de nouveaux lieux et personnes, sans pour autant avaler des centaines de kilomètres ou subir des dispositifs aussi délirants que ceux qui furent déployés dans la capitale.

À la Roche-sur-Yon, ce samedi, une poignée d’organisateurs autoproclamés auraient bien aimé que notre contingent de gilets venus de tout l’Ouest se contente de simplement grossir le chiffre de marcheurs derrière leur belle banderole, en enchaînant des tours de ville sur un parcours convenu avec les autorités locales. Tel ne fut finalement pas le cas. Car après un défilé au pas syndical sur les boulevards, arrivés place Napoléon, la vue de deux voitures de police libère subitement les énergies. Coursées, mises en fuite, leur débandade suscite l’arrivée précipitée des gendarmes mobiles. Un peu chahutés, ces derniers gazent à tout-va, avant de se retirer en direction de la préfecture vers laquelle une manifestation ragaillardie s’empresse de les poursuivre. Arrivée devant le bâtiment, elle en arrache les volets, permettant à de gros pavés de traverser les carreaux, tandis que de l’intérieur une lance à eau parvient à éteindre le début d’incendie que quelques pneus tentaient de propager à la porte.

Le tumulte oblige la gendarmerie à se déployer autour du siège de la république, laissant le reste de la ville à notre discrétion. Plusieurs banques sont intégralement vidées de leur mobilier, et d’énormes chantiers (celui des halles en particulier) s’amoncellent en barricades, lesquelles, enflammées dans différents points de la ville, brûleront pendant plus d’une heure. La rue, elle est à nous, véritablement. La police ne bouge pas, de peur sans doute qu’en dispersant le rassemblement sans pouvoir le contenir, les dégâts dans la ville ne fassent que s’accroître. C’est finalement la nuit, tombant de concert avec la pluie, qui vient mettre un terme à la journée.

La manif régionale, c’est l’exportation dans tout l’Ouest de ce que, faute de mieux, nous sommes bien obligés d’appeler « l’esprit nantais ». Point de chauvinisme dans cette appellation. Car on perçoit très clairement un air de famille entre les sorties des gilets jaunes de l’Ouest et la spécificité des belles prises de rue nantaises depuis le 22 février 2014 (certains parleraient même du plan Juppé de 95 et du CIP de 94). On ne se disperse pas, on reste, on ne vient pas seulement défiler, on vient occuper la rue, et la distraction principale durant cette occupation consiste à affronter les forces de l’ordre qui veulent nous chasser. Dans les grandes occasions, on voit l’érection de belles barricades. Dans les cinq dernières années, cet « esprit nantais » a eu de nombreuses occasions de se consolider et de s’affiner. Parmi les dates marquantes, citons le 31 mars 2016 lors du mouvement contre la loi travail où les manifs s’enchaînèrent durant une bonne dizaine d’heures. Plus récemment il y eut le cortège contre les expulsions de la zad le 14 avril 2018.

Mais la manif régionale nous apporte un atout supplémentaire : l’effet de surprise. Car si à Nantes le dispositif de maintien de l’ordre est, à force de débordements, relativement bien rodé, si la police et la BAC y bénéficient d’une expérience notable, cela n’est absolument pas le cas dans d’autres villes. À Angers comme à la Roche-sur-Yon, nous avons vu des gendarmes mobiles non seulement en large sous-effectif, mais également totalement perdus dans la géographie de la ville, opérant des déplacements aberrants, incapables de nous empêcher d’accéder aux préfectures. Effet de surprise renforcé par l’ingénuité des municipalités qui ne prennent pas la peine ou n’ont pas les moyens de nettoyer leurs villes des divers chantiers, comme à Angers où les travaux du tramway se répandirent en dizaines de barricades sur le Boulevard Foch. On pourrait craindre qu’il ne s’agisse à chaque fois que d’un feu de paille, et cela le serait certainement s’il n’y avait actuellement, de façon diffuse, une soif d’apprentissage de ces gestes de révolte. C’est ainsi que le samedi suivant la manif régionale d’Angers, les mêmes scènes réapparurent dans cette ville, alors que seuls les « locaux » s’y rassemblaient. Il y a parfois un pas à franchir, une retenue à dépasser pour que les manifs d’une ville ne soient plus jamais comme avant. Nous vous en parlons ici car l’exportation de telles « manifs régionales tournantes » dans d’autres régions où seules les grandes métropoles se sont jusqu’ici agitées, pourrait apporter un nouveau souffle.

[Photos : SUAAN]