Un récit de ma dernière semaine de travail :

Lundi

Les collègues de mon service seront toutes et tous en grève demain. Sympa. On prévoit de se revoir à la manif, de nous compter, pour envisager la suite ; parce que dans les autres services, la grève promet aussi d’être suivie.

Mardi 5 février 2019

4h du mat’, on bloque la zone D2A, Aéroport de Nantes-Atlantique. Première déception, on est à peine une centaine de militant.e.s Cgt, un peu moins de gilets jaunes, et quelques Solidaires. La journée de « convergence » entre gilets jaunes et rouges ne démarre pas massivement…

9h retour au taf. Les collègues de mon service sont bien en grève, mais ailleurs ? Trop peu nombreux.ses, il n’y aura pas d’AG, pas de banderole ni de cortège entre collègues grévistes cet après-midi ! Gloups, la boule qui se noue désormais dans ma gorge à chaque mobilisation, qui se retrouve chaque fois un peu plus minoritaire dans la boîte, commence à grossir et étouffer mon larynx. [note pour les éternels critiques de la Cgt : la Cfdt a tourné pour inciter à ne pas faire grève (seul syndicat ayant un « permanent », celui-ci applique avec zèle les consignes de la direction de la Cfdt, très hostile aux gilets jaunes : « il est hors de question d’être associé à ce mouvement »), Fo, plus passif, se contente de ne pas faire le taf (aucune mobilisation de leurs syndiqué.es), et, mauvaise surprise, le syndicat Sud a également déserté les dernières AG..! (gros décalage entre les appels de la direction de Solidaires44, aux déclarations très radicales, et la réalité dans les boites, avec une attitude très corpo des militant.e.s Sud, qui délaissent les mobilisations sur les questions plus générales)]

13h rassemblement à la Cité des Congrès. Le lieu a été décidé car la direction de La Poste veut fermer le bureau de poste du Champ-de-mars. Mais où sont les postier.e.s en grève !? Il devait y avoir un stand, une prise de parole, de la bouffe… Rien !

Et rien mangé depuis ce matin, les sandwichs à base de produits industriels des cheminots Cgt ne sont pas vraiment appétissants ; heureusement, la Cnt a déployé un stand, avec de la soupe et des quiches maison. Miam ! Merci camarades !

On se compte, une vingtaine de collègues… Toutes et tous, on se cherche, on tire la gueule… Mais jusqu’où descendra-t-on ? Les Airbus sont une vingtaine aussi, mais eux ont une banderole. Les autres boites (on en identifie au vu des chasubles rouges Cgt), il y en a pas mal, mais aucune ne dépasse un effectif de quelques-un.e.s, rarement plus de 10. Les profs du Collège La Durantière animent la manif qui a enfin démarré.

Ras-le-bol des discours du haut du camion : Fsu, Solidaires, Fo… ils sont quelques dizaines dans la manif, mais prennent quand même la parole… Ils n’ont même pas honte !

Heureusement, les jeunes en noir, et les gilets jaunes (de nouvelles têtes dans les manifs, c’est réjouissant !) sont des centaines, ce qui donnera une manif aux rangs serrés. On est bien 4 à 5000 dans le rues de Nantes. Échanges avec beaucoup de gilets jaunes, je n’en trouve aucun.e qui me dit être en grève : pose de congé, congé sans solde, arrêt-maladie, venu après – ou avant – le taf, … Ah bon ?

Ben moi j’suis en grève. Oui, je comprends, toi tu ne peux pas. Ok. Mouais…

Après 1 tour de manif’, les camions Cgt s’arrêtent au miroir d’eau. Des gilets jaunes viennent interpeller tout ce qui porte chasuble rouge. « Trahison ! », « Vous êtes des vendus ! » Heu… à quel moment on a dit qu’on participerait à la parodie d’émeute du 2e tour ? Pourquoi vouloir nous forcer à le faire ? Est-ce qu’on vous force à vous mettre en grève ? Alors que dans nos boites, on se démène pour être plus nombreux en grève, pour arrêter la production, le monde marchand, le profit capitaliste ? On essaye de bloquer une partie de la machine depuis 4h ce matin, et on est en grève. Cela a un impact économique. Vous n’êtes pas en grève : aucun impact économique… Faire un 2e tour et briser des vitrines de banque, aura-t-il plus d’impact ? Politique ? Lequel ?… Ok, on a pas fait reculer le gouvernement, ni vous ni nous, le capitalisme est toujours là. Mais pourquoi laisser penser qu’un tour de plus le permettra ? Vous pouvez faire 5 tours, 10, 15 si vous voulez.

Du reste, la Cgt a dit que les camions s’arrêtaient là, mais celles et ceux qui veulent peuvent continuer… D’ailleurs, en étant un peu observateur, il est facile de voir que beaucoup de Cgt ont enlevé leur chasuble rouge, pour continuer la manif’ ! Les camions ? On a eu une mauvaise expérience en 2017 : un camion Cgt attaqué par la Bac, tout le monde s’est barré. (cf. ici : https://nantes.indymedia.org/events/44145) Le camion, on en a besoin pour aller soutenir des camarades en lutte dans des petites boites.

(Le reproche qu’on peut entendre, « pourquoi le Cégète a attendu le 5 février pour appeler à manifester en commun avec les gilets jaunes ? », ne viendra pas, pourtant, là, effectivement, c’est vrai que ça se discute. En interne, et aussi en discuter avec les gilets jaunes. Discutons, mais pas la peine d’insultes sans savoir à qui on parle).

5 minutes plus tard, ceux qui étaient les plus véhéments viennent s’excuser. Sauf un. (…J’ai cru comprendre que tu étais en Guadeloupe en 2009. Discutons-en, c’est une expérience très intéressante !)

Mercredi

La direction nous communique les chiffres : on était 10 % en grève hier… Etonnement ! Hein ? Mais déjà dans mon service on était tous en grève.. ! On nous enfume ou quoi ? Méthode Macron, encore ? Total, tout le monde reprend le travail… Perso je suis dégoûté, des collègues aussi, la boule qui revient se nouer dans la gorge.

Jeudi

Le Cégète (seule – je précise bien pour les publicistes de Sud : non leurs militant.e.s ne se bougent pas le cul pour que la grève prenne!) essaye de relancer la grève. Même les services les plus mobilisés (bof…) mardi ne « descendent » pas. Chou blanc. Rien. Nada. Walou. Je suis écoeuré, la boule dans la gorge m’asphyxie, cette fois. J’en peux plus. Mes collègues qui bossent comme si rien ne se passait dans la société. Un petit tour, pour dire, et c’est fini. Horrible « retour à la normale », comme d’hab. L’après-midi je me barre pour aller au cinoche. Envie de voir « L’incroyable histoire du facteur cheval », pour me retrouver seul face à l’écran, me plonger dans les paysages naturels de la Drôme. Mais je me gourre d’horaires… Il pleut, je retourne dans ma bagnole. Pas envie d’appeler ni de voir personne. Je m’endors… Des images de luttes me reviennent… (cf. plus loin)

Vendredi

On se voit entre collègues militant.e.s Cgt. On ne fait même pas le plein chez nous : la moitié seulement d’entre nous sont là. On décide d’interpeller la direction sur les chiffres de grévistes de mardi. 10%, bordel, c’est pas possible ! On tire la gueule, on essaye de se remonter le moral, on essaye de se faire rire, quand même. Faut retourner voir les collègues, recommencer, donner des perspectives. Faut convoquer une autre AG. La semaine prochaine : Mardi ? Jeudi ? (…)

 

Et des images de luttes me reviennent…

Je me souviens de ma toute première manif. J’étais encore au Collège… En 1984, alors que les Chantiers Navals de Nantes vont être définitivement fermés, des centaines – un millier peut-être – d’ouvriers en bleu, descendent la rue Crébillon, et « descendent » toutes les vitrines des magasins de luxe, à l’aide de grosses chaînes, de gros câbles. Je courais devant cette marée bleu qui s’avançait. Au premier rang, des dockers que je connaissais, qui eux connaissaient mes parents, Cgt aussi, me disaient d’aller au devant du cortège, pour ne pas être blessé par des éclats de verre. Bing ! Bbbling ! Les vitrines dégringolent, les unes après les autres. Je courre devant, regarde les magasins, qui dans quelques secondes seront éventrés. Bing ! Bbbllllling ! Et pas un flic à l’horizon ! Ca a bien changé ! Mais la Préf’ a dû décider de laisser passer la colère ouvrière, impossible à contenir, de toutes façons. Pas de gilets rouges, de gilets jaunes, ou de k-ways noirs, en 1984. Non, juste des prolos en bleu de travail, tâchés de graisses et de projections d’huiles, tous collègues tous unis tous frères dans la colère. Le sentiment, pour moi, à cette époque, que rien ne peut arrêter une telle force, à moins de chars et de mitrailleuses… et encore. 1000 prolos en colère, ils ne reculeront pas, avanceront, certains tomberaient, mais les autres atteindraient les fusils et les prendraient, s’en serviraient…

Me revient 1995, Paris, plus aucun train en circulation, les coupures d’électricité, le pays à l’arrêt, 1 mois de grève générale, la dernière vraie grève générale : pas avec 10, 12 ou 15% (25% au mieux sur certaines journées) de grévistes d’aujourd’hui dans les secteurs clés, mais 60, 80% de grévistes, et des cortèges avec des centaines de collègues qui défilent dans les rues, unis, encore un peu, ce mois de décembre… Et puis des images de l’église Saint-Bernard, des nuits passés avec les sans-papiers, avant l’assaut des Crs, qui défoncent la porte à la hache. Et puis surtout, partout et tous le temps, les militants de l’époque, ayant connu les luttes des années 70, des prolos ayant des reflexes de classe, et parmi elles.eux, des communistes, des trotskystes, des maoistes, des anars, des autonomes, les discussions dans les cafés, dans les squats, leurs récits d’actions coup-de-poing, de manifs massives, d’occupations d’usines, chez Renault, Peugeot, la Snecma, etc, avec en toile de fond la lutte incessante contre les bureaucraties syndicales, autant adversaire que les patrons…

Une génération militante qui nous faisait rêver, parce qu’ils avaient vécu… Mai 68, aussi… La révolution, on allait la vivre !

On avait pas prévu, sans doute, cette montée de l’individualisme, qui va de plus en plus loin. Avec des (vieux) collègues, maintenant, on se remémore parfois les collectifs de travail du début, quand on a commencé à bosser. Là où il y avait 60 personnes dans un service, unis par le travail et solidaires face au chef, il n’y a aujourd’hui plus qu’une quinzaine « d’employés » (des numéros de matricules, déshumanisés), chacun devant son ordinateur, isolé des autres, ne ressentant plus l’indiscipline, l’insubordination, par moments, d’un collectif de travail soudé par des conflits fréquents, des pauses à rallonge, des arrêts de travail pour dire Non, et par les sorties entre collègues, le soir ou le week-end, les fou-rires partagés, les moments de folie, à chanter et danser… Ce commun dans le quotidien (du travail et autour) n’existe-t-il plus en dehors du seul endroit où je l’ai retrouvé : à la Zad de NDDL ?

Bon, ce n’est pas un tableau d’un passé idyllique, non plus. Cela ne concernait pas tout le monde.. ; Mais enfin, il y avait cette ambiance, quand même, la transmission des luttes du mouvement ouvrier. Cette génération, des vieux leur avait raconté 1936, les usines occupées et les manifs où la police chargeait… à cheval !.. A leur tour, ils et elles nous ont raconté 1968, la plus grande grève générale qu’ai connu le pays. Les vieux sont morts, la génération de 68-et-des-années-de-luttes-incessantes-des-années-70 est partie à la retraite.

J’ai l’impression qu’il y a une rupture. Il y a de moins en moins de grévistes. Les jeunes, cagoulés en noir, cherchent à vivre « l’émeute », à ressentir cette force collective. Je les comprend : ont-ils.elles jamais ressenti la puissance d’une véritable grève générale ? Quand tout s’arrête, ce n’est plus l’émeute, mais l’insurrection, qui est à l’ordre du jour.

Mais aujourd’hui, les gilets jaunes, les plus précaires des salarié.e.s, ne « peuvent » plus faire grève. Manquent d’imagination. Les secteurs clés : 10, 12, 15% de grévistes, au mieux ! Comment faire la révolution, quand 90% des salarié.e.s continuent à travailler ? Je ne sais pas. Avant, je ne savais pas non plus, mais j’ai vu la force de milliers d’ouvriers en bleu, j’ai vu la puissance d’une grève générale. Je ne vois plus de milliers d’ouvriers en bleu. Les dockers du Havre sont-ils les derniers ? Je ne vois plus la grève générale.

Pour la première fois de ma vie, je ne crois plus en la Révolution. Enfin, c’est pas le première fois là en 2019, ça a commencé quand on a perdu sur la loi travail en 2017/2018. 24 manifs, mais aucun secteur à plus de 15% de grévistes, à part les raffineurs et les dockers. Et une étrange grève « carrée » des cheminots, dont (la génération précédente ?) furent les héros de 1995.

Des rencontres formidables, des moments inoubliables où des salarié.e.s, rebaptisé.e.s syndicalistes déter’, en gilets rouges, se sont jetés dans les bras les uns les autres, avec zadistes et k-ways noirs.

Mais n’empêche, on a perdu.

Notre seule victoire, c’est l’abandon de l’Aéroport. Une victoire sans grève générale. Mais une victoire d’un collectif (de travail et autour).

Communauté de travail, communauté de lutte. Homo Communistus. Une espèce en voie de disparition. Demain je serais au boulot. C’est mon terrain. Le cauchemar continue.

(Hier, nous étions quelques-uns, sans chasuble rouge, à reprendre « A-Anti-Anticapitaliste », avec les k-ways noirs. Comme quoi, on sait encore empiéter sur d’autres terrains…)

Mais je n’irais plus dans des assemblées. Plus grand monde ne comprend de quoi je parle, ce que d’autres, aussi, disent. Ce n’est pas un problème de compréhension individuelle. C’est un problème d’extinction collective. Pas de l’idée, pas totalement de la pratique. Mais de son existence au sein du « peuple ». Je n’ai plus rien à dire.