Les barrières n’en finissent pas de tomber, et tombent à mesure que s’érigent les barricades. La Banque de France brûle, la moquette des préfectures ne se défait plus de l’odeur des gazs lacrymogènes, les portes des ministères commencent à céder ; bref, le mouvement s’essouffle, comme on dit aujourd’hui… (La complaisance de classe et la servilité de certains médias à l’égard du pouvoir en place ne faisaient déjà plus de doute, maintenant nous pouvons jouer cartes sur table.)

Les barrières tombent, donc : d’une part entre des hommes qui se croyaient jusqu’à présent étrangers les uns pour les autres ; d’autre part entre la représentation que se font ces hommes vis-à-vis du pouvoir qui les gouverne, et sa réalité. Ce dernier point est d’une importance capitale, car le propre de ce mouvement insurrectionnel est précisément de faire apparaître de la manière la plus transparente qui soit les intentions plus ou moins bien dissimulées qui président à l’organisation de notre monde commun, autrement dit d’interrompre l’espace d’un instant le cours usuel des choses (ce qui est le propre de toutes les insurrections ou de toutes les révolutions soit dit en passant, et il suffit pour s’en convaincre de lire les nombreux témoignages d’insurgés faisant état de ces instants où la temporalité ordinaire est abolie, et où l’espace, pourtant si familier, est perçu comme un lieu que l’on reconquiert voire que l’on redécouvre sous un nouveau jour).

Ainsi, ce surgissement soudain de l’histoire réassigne à chacun son rôle authentique, balayant les petites manipulations et autres artifices qui fonctionnent en temps « normal ». On le voit bien, l’ensemble des personnages de la « scène » politique s’est comme évaporé derrière les troubles événements ; leurs petits commentaires inopérants sont enfin à la mesure de leur véritable empathie à l’égard de ceux qu’ils sont censés représenter. Et d’apparaître ainsi, devant les regards désillés — dans ce drôle de renversement où le monde retombe enfin sur ses pieds —, ce qui ne s’apparente plus qu’à une coalition d’ennemis réciproques dont les seuls éléments fédérateurs semblent être l’opportunisme et le caractère réactionnaire d’une idéologie bâti pour et sur la ruine des dernières valeurs humanistes.

Enfin, cessons maintenant de nous intéresser à ces sombres et vulgaires personnages, car ce qui a véritablement éclaté au grand jour, c’est la dignité retrouvée d’un peuple que l’on disait si peu soucieux de l’organisation collective de son devenir ; d’un peuple que l’on disait atomisé et uniquement composé d’individus centrés sur leurs propres intérêts. Nous ne pouvons maintenant que le constater de nos propres yeux : ce peuple est à ce point révolté et à ce point solidaire qu’aucune charge, aucunes grenades chargées de TNT n’auront suffi à le faire rentrer chez lui, et ce malgré le nombre horrifiant de personnes éborgnées ou estropiées au cours de la bataille (ce qui ne laisse pas de nous interroger sur ce que diront plus tard les livres d’histoire à propos de ce « maintien de l’ordre » à la française, et de ces jeunes lycéens eux aussi éborgnés et défigurés dans ce même geste répressif).

Mais cette volonté inébranlable ne traduit-elle pas quelque chose de limpide sur la dynamique de ce mouvement ? Il ne s’agit pas seulement ici de ressentiment ou de haine vis-à-vis d’une caste et de la tyrannie qu’elle exerce ; il ne s’agit pas non plus d’une pathétique aumône comme on a bien voulu le faire croire ; ce qui est en jeu ici, c’est la conquête de la liberté et l’avènement d’une démocratie renouvelée, inaliénable. C’est un pressentiment que tout un chacun peut sentir en son for ; cette conscience collective — notre unité — c’est ce qui nous donne cette force inébranlable grâce à laquelle personne encore n’est parvenu à récupérer le mouvement ou à l’endiguer. Ne doutons jamais de la puissance fédératrice d’un tel idéal, et rappelons-nous, bien à propos, de cet avertissement prophétique lancé par le cardinal de Retz au Grand Condé :
« Je sais que vous les comptez pour rien, parce que la cour est armée ; mais je vous supplie de me permettre de vous dire qu’on doit les compter pour beaucoup, toutes les fois qu’ils se comptent eux-mêmes pour tout. Ils en sont là : ils commencent eux-mêmes à compter vos armées pour rien, et le malheur est que leur force consiste dans leur imagination ; et l’on peut dire avec vérité qu’à la différence de toutes les autres formes de pouvoir, ils peuvent, quand ils sont arrivés à un certain point, tout ce qu’ils croient pouvoir. »

Il semble évident que la communauté qui est en train de se révéler actuellement — notre communauté : le peuple — ne revendique aucune forme de pouvoir politique au sens contemporain que l’on prête à ce terme, car ladite politique est aujourd’hui irréversiblement assujettie à un ordre économique particulier, soit au profit d’une caste. De fait, le pouvoir de chaque individu sur sa vie, dans ce que l’on nomme « démocratie représentative », est arrachée à lui et ce dès sa naissance. Aussi, la démocratie réelle ne pourra advenir qu’une fois l’idée de représentation comme liberté effective défaite ; conséquemment, le triomphe de la liberté ne sera autre que le triomphe de l’homme sur sa propre aliénation. C’est pourquoi notre tâche première ne peut être que la reconquête de notre pouvoir absolu sur nos vies, autrement dit une reprise en actes et en paroles de notre destin individuel et collectif.

Nous pensons en effet que toute communauté digne de ce nom devrait avoir pour préoccupation première le bien-être de l’ensemble de ses membres, ainsi que le déploiement des conditions favorables à des rapports libres, authentiques et désintéressés. Ceci implique naturellement le renversement de l’idéologie actuelle qui rigidifie ces derniers en matières abstraites, et dont la seule finalité est de mieux exploiter chaque être vivant dans le but de servir des intérêts utilitaires ou mercantiles.

Dans le même ordre d’idées, l’homme ne devrait plus être considéré comme « un loup pour l’homme », suivant la doctrine en vigueur, mais bien plutôt, dans son développement majeur, comme une personnalité indépendante et active dans sa propre émancipation, et par là de celle des autres. Aussi, notre seconde tâche devrait être d’abolir une bonne fois pour toutes les désaccords apparents qui masquent nos intérêts communs et ruinent tout espoir d’une émancipation collective. C’est, nous semble-t-il, la dernière barrière qu’il nous convient de ruiner ; la dernière digue avant que le courant n’emporte toutes les rances vieilleries sur son passage et laisse place à nos plus belles espérances.