LNML : Dans Contribution à l’émergence de territoires libérés de l’emprise étatique et marchande, vous écrivez que « préférer le mal d’aujourd’hui à ce qui demain sera pire nous empêche de nous lever. » Pourtant les gilets jaunes se sont levés, et justement pour préserver leur place dans cette civilisation du consumérisme, et de la voiture reine, que vous condamnez.

    • RV : Il n’a pas dû vous échapper que le propos de mon livre est principalement de secouer la résignation, l’indifférence et l’apathie qui jusqu’à ce jour ont toléré que la désertification de la terre et de la vie soit froidement programmée et imposée, avec un cynisme croissant, aux dépens des populations du globe. Qu’une grande explosion de colère éclate soudain, inopinément, avec les mobiles dont l’apparence seule est futile, me procure donc une grande satisfaction. Ils se sont levés pour préserver leur place, dites-vous ? Quelle place ? Ils n’ont pas de place dans ce beau monde affairiste qui les exploite comme consommateurs télécommandés, comme producteurs de biens qu’ils doivent payer, comme fournisseurs, bureaucratiquement contrôlés, de taxes et d’impôts qui vont renflouer les malversations bancaires. Certes, le grand cri du « ya basta ! », du « il y en a marre ! » peut retomber, tourner court. La servitude volontaire a maintes fois connu des révoltes sans lendemain. Mais même si la colère des gilets jaunes stagne et reflue, une grande vague véritablement populaire – et non pas populiste – s’est élevée et a prouvé que rien ne résiste aux élans de la vie.

LNML : Les gilets jaunes sont-ils le nouveau nom de cette classe soumise à « une harassante corvée dont la rétribution salariale sert principalement à investir dans l’achat de marchandise » ?

    • RV : Ce n’est pas une classe, c’est un mouvement hétéroclite, une nébuleuse où des politisés de toutes les couleurs se mêlent à celles et à ceux qui ont banni la politique de leurs préoccupations. Le caractère global de la colère empêche les traditionnels tribuns du peuple de récupérer et de manipuler le troupeau. Car ici, il n’y a pas, comme d’habitude, un troupeau qui bêle en suivant son boucher. Il y a des individus qui réfléchissent sur les conditions de plus en plus précaires de leur existence quotidienne. Il y a une intelligence des êtres et un refus du sort indigne qui leur est fait. La lucidité se cherche à tâtons, frayant sa voie dans les incertitudes. Que le pouvoir et ses larbins médiatiques prennent les insurgés pour des imbéciles, voilà qui va démontrer à quel point est débile et vulnérable ce capitalisme dont on ne cesse de nous répéter qu’il est inéluctable et invincible.

LNML : A l’idée qu’ « abrutis par un luxe de pacotille, les futurs naufragés s‘ébattent sur le pont tandis que le bateau coule » ils rétorquent « vous vous préoccupez de la fin du monde, nous nous inquiétons de la fin du mois. » Que leur répondre ?

    • RV : En s’inquiétant de la fin du mois, il n’est personne, en dehors des affairistes qui nous gouvernent, qui ne se soucie du même coup non de la fin du monde mais de la fin d’un monde dont nous ne voulons plus ; qui ne se soucie du sort que nous réserve à nous et aux enfants un monde livré à la barbarie du « calcul égoïste. » Et ça ce n’est pas une pensée métaphysique, c’est une pensée qui se formule entre les taxes à acquitter, le travail à prester, les contraintes administratives, les mensonges de l’information et « l’abrutissement par un luxe de pacotille » sciemment entretenu par les fabricants d’opinions qui crétinisent les gens. Un sursaut d’intelligence arrive aujourd’hui comme un souffle d’air frais dans l’air confiné des égouts, où la dictature de l’argent nous entraîne à chaque instant.

LNML : Les gilets jaunes sont-ils un exemple de ce prolétariat qui « a régressé à son ancien statut de plèbe » ? Victime d’un capitalisme financier qui a dégradé « sa conscience humaine et sa conscience de classe » elle ne fait plus la révolution elle se révolte.

    • RV : Oui, c’est l’illustration même de cette régression. Mais, comme je l’ai écrit, la conscience prolétarienne qui a jadis arraché ses acquis sociaux à l’État n’a été qu’une forme historique de la conscience humaine. Celle-ci renaît sous nos yeux, ranimant la solidarité, la générosité, l’hospitalité, la beauté, la poésie, toutes ces valeurs aujourd’hui étouffées par l’efficacité rentable.

LNML : Peut-on encore, lorsqu’on appartient aux classes moyennes inférieures excentrées (travail peu rémunérateur, obligation d’utiliser sa voiture pour tous ses déplacements, pavillons à rembourser ou loyer à payer…), reconquérir « l’autogestion du quotidien. »

    • RV : Cessez de rabaisser les revendications au niveau du panier de la ménagère ! Vous voyez bien qu’elles sont globales, ces revendications. Elles viennent de partout, des retraités, des lycéens, des agriculteurs, des conducteurs dont la voiture sert plus à aller au boulot qu’à partir se dorer sur un yacht, de toutes ces femmes et de tous ces hommes, de ces anonymes qui s’aperçoivent qu’ils existent, qu’ils veulent vivre et qui en ont assez d’être méprisés par une République du chiffres d’affaires.

LNML : Vous évoquez un État « réduit à sa simple fonction répressive ». Est-ce celui dont on voit le visage en France aujourd’hui ?

    • RV : Ce n’est pas un problème national mais international. Je ne sais quel est le visage de la France ni si la France a un visage mais la réalité que recouvre cette représentation fictive est celle d’hommes et de femmes corvéables à merci, de millions de personnes inféodées à une démocratie totalitaire qui les traite comme des marchandises.

LNML : La lutte des gilets jaunes et celles des forces que vous saluez dans votre livre (Zadistes, féministes, militants écologistes… ) peuvent-elle converger ? Ou s’opposent-elles par essence.

    • RV : Elles ne s’opposent ni ne convergent. Nous sommes entrés dans une période critique où la moindre contestation particulière s’articule sur un ensemble de revendications globales. Le plant de tomates est plus important que les bottes militaires et étatistes qui viennent l’écraser – comme à Notre-Dame des Landes. Les dirigeants politiques et ceux qui se poussent au portillon pour les remplacer pensent le contraire, comme ils pensent que taxer le carburant de ceux à qui l’on a rendu indispensable l’usage de la voiture et de l’essence dispense de toucher aux bénéfices pharamineux de Total et consort. Les Zones à défendre (Zad) ne se bornent pas à combattre les nuisances que les multinationales implantent au mépris des habitants de la terre ; elles sont le lieu où l’expérience de nouvelles formes de sociétés fait ses premiers pas. « Tout est possible ! » tel est aussi le message des gilets jaunes. Tout est possible, même les assemblées d’autogestion au milieu des carrefours, dans les villages, dans les quartiers.

https://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2018/11/contribution-lemergence-de-territoires.html

https://lavoiedujaguar.net/Contribution-a-l-emergence-de-territoires-liberes-de-l-emprise-etatique-et

CONTRIBUTION À L’ÉMERGENCE DE TERRITOIRES LIBÉRÉS DE L’EMPRISE ÉTATIQUE ET MARCHANDE

Fort du constat que « jamais la terre et la vie n’ont été dévastées, avec un tel cynisme, pour un motif aussi absurde que cette course au profit », Raoul Vaneigem se prête au jeu du « Que faire ? ».

Il tente d’échapper aux vaines injonctions au « devoir de lucidité » en livrant ses proposions : réunir « la conquête du pain et la conquête de la vie authentique » par l’émergence de territoires libérés de l’emprise étatique et marchande.

* Raoul Vaneigem commence par un traditionnel état des lieux, dézingue à tout va :
 la dictature du profit et le culte de l’argent,
 le totalitarisme démocratique qui a « si bien gangrené les mentalités que personne ne refuse de payer à l’État des impôts qui, loin d’améliorer le sort des citoyens, servent désormais à renflouer les malversations bancaires »,
 la désertification de la terre et de la vie quotidienne,
 la colonisation consumériste,
 le capitalisme spéculatif et financier et la résignation qui entérine le tout.

Le capitalisme moderne a réduit la valeur d’usage à zéro tandis que la valeur marchande tend vers l’infini : « la valeur spectaculaire est une valeur marchande ».
Une « fausse abondance » a mis à mal la conscience de classe du prolétariat (et sa conscience humaine) qui n’a pas résisté à « l’offensive de la colonisation consumériste ». « Diminuer salaires, allocations, retraites et exorciser la grisaille de l’ennui par la frénésie de consommer, c’est double bénéfice pour les manoeuvriers de la finance. » « L’emprise tentaculaire de l’économie est une machine prédatrice » qui vide les consciences, « vidange l’existence » et assèche ce qui subsiste de substance humaine. « Les restes du socialisme trempent dans la soupe néolibérale, le conservatisme se prend les pieds dans le tapis troué du néo-fascisme, les rétrobolchéviques en sont encore à célébrer l’ouvriérisme alors qu’il s’est, pour une bonne part, égaré dans les égouts de la xénophobie et du racisme. » La mondialisation est une « criminalité banalisée » reposant sur un clientélisme fait de subordination et de chantage, « couverture politique aux procédés mafieux mis en oeuvre par les instances multinationales et financières ». « La plèbe est une proie pour le populisme. C’est le fumier où les hommes et les femmes politiques nourrissent et réchauffent leurs froides ambitions. »

  • Il met la faillite des idéologies sur le compte d’une séparation de la pensée avec le vivant, produit de la division du travail. Dés lors, la confusion sert d’autant plus le pouvoir. « Séparé de la vie, le projet et l’intention d’un bonheur à propager sont des leurres, des espérances mensongères. » Il met en garde contre les réformes et abrogations de loi, aumône concédée par l’État aux mouvements contestataires, « ruses et atermoiements », « prélude à de nouvelles offensives ». Il reproche aux « débordements » de ne pas dépasser le stade émotionnel. Par contre, il reconnait aux militants en lutte contre l’exclusion des migrants, contre l’expulsion d’une zone à défendre, « une radicalité capable d’essaimer bien au-delà du geste et du mobile initiaux » : « Toute collectivité animée par la volonté de faire primer l’humain sur l’économie inaugure une terre d’où la barbarie est bannie, une terre que fertilise la joie de vivre. »
    Son constat n’est pas une fin en soi mais « une plate-forme de dépassement, une invitation à aller au-delà ». Il refuse de « tomber dans la stratégie du désespoir qui désarme et décourage dès le départ les tentatives d’émancipation ». Il se propose de « démanteler le mur des lamentations que l’économie parasitaire consolide avec le ciment de notre désespoir ».

La civilisation est donc arrivée à une impasse que Raoul Vaneigem propose d’envisager plutôt comme carrefour. Il invite à l’exploration de la vie et de l’immensité des possibles, plutôt que la poursuivre de « l’expérience labyrinthique d’une survie où nous n’avons plus rien à apprendre ». Il prône un « retour à la base », quête et redécouverte de « la racine des choses et des êtres », un « dépassement de la survie » vers « l’autogestion de la vie quotidienne » où la créativité se substituerait à l’activité laborieuse. La création de biens de qualité en abondance et gratuits rendent « obsolète, rétrograde, ridicule la frénésie consumériste ». Il préconise un apprentissage pour tous et à tout âge, abolissant l’école, lui substituant le projet d’être enseigné et d’enseigner son savoir, tel que l’a mis en oeuvre l’Université de la Terre, à San Cristobal de Las Casas. Il appelle la violence insurrectionnelle à « s’affiner, non à s’assouvir en débordements sans lendemain » : « La construction d’un monde nouveau et la résolution de ne jamais y renoncer démantèleront plus sûrement le vieux monde que l’affrontement rituel des lacrymogènes et du pavé. »

    • Jusqu’à présent l’autogestion, c’est « substituer à une économie privative une économie collective ». Au contraire « l’autogestion de la vie quotidienne implique un renversement de perspective. À l’être inféodé à l’avoir succédera une prééminence de l’être qui mettra l’avoir à son service. » Déjà de « simples nids de résistance aux nuisances se transforment en lieux de vie et, parfois, sans en être parfaitement conscients, inventent une nouvelle société ». Envisagée comme un défi, la création d’une société radicalement nouvelle est vouée à l’échec, alors qu’il suffit de se laisser guider par la curiosité, de retrouver « l’innocence de l’enfant, affranchi du carcan scolaire » : « Fertiliser un bout de terrain et un coin de penser, au profit de soi et de tous, contribue à jeter à bas le Léviathan plus sûrement que la rage et le désespoir. Il y a dans la simplicité du retour à la base une puissance poétique qu’aucun pouvoir n’est à même de réprimer. » Il s’agit de s’affranchir « du contrat social forgé de toutes pièces selon son prototype : le contrat commercial ».

Cependant « ni l’autoritarisme étatique ni la cupidité des mafias internationales ne tolérerons en aucune façon l’émergence de territoires où la liberté de vivre abolit la seule liberté qu’ils reconnaissent et pratiquent : celle d’exploiter, de gruger, de terroriser, de tuer. Les libertés du commerce. Le droit de vivre est pour nos ennemis héréditaires une zone de non-droit. » « Consolider un réseau de résistance, mettre en place un plan d’autodéfense, voire tenter une offensive exigent des mesures dont seules les circonstances particulières de l’affrontement peuvent décréter le bien-fondé. » Toutefois il précise que la lutte armée, bien souvent inefficace face à un ennemi rompu à l’art de la guerre, a amplement démontré ses dangers, avec des conséquences bien pires en cas de victoire. De la Révolution espagnole, il tire la leçon que la révolution doit être gagnée sur le plan social et non sur le terrain militaire. Résolument, il affirme la légitimité du sabotage des machines « que les hordes du profit dressent en batterie pour araser un paysage, bâtir une monstruosité, dévaster le sol et le sous-sol, polluer un lieu de vie humaine, animale, végétale ». Il déconseille tout dialogue avec l’État et préconise de conforter « les bases d’un lieu de vie authentique », « propagande de notre société expérimentale », pour se prémunir de l’urgence à laquelle nous accule la tactique de l’ennemi : « Une communauté attachée à la pratique sociale du sens humain est plus invincible, moins facilement attaquable, qu’un groupe armé dont la violence faussement libératrice se borne à concurrencer la violence répressive du capitalisme – lequel se connaît en matière de concurrence. » C’est pourquoi il conseille de ne pas « s’aventurer sur le terrain de l’ennemi » mais de rester sur le terrain de bataille de la vie, de donner sens au slogan « Vous détruisez, nous construisons. »

    • Il croit en « l’obsolescence de l’argent » car, s’il n’existe pas de solutions préétablies, un style de vie fondé sur le don, bien plus sûrement que l’éthique, « éliminera cette pratique de l’échange, du donnant, donnant que le commerce a implantée partout dans les moeurs et dans les mentalités » : « L’usage de la gratuité, la pratique du don, le règne du qualitatif jettent les bases d’une société qui mettra fin à l’échange, au sacrifice, à la réduction de l’être humain à un objet. »
      Viscéralement, il pousse à oeuvrer à l’émergence de sociétés autogérées : « Que croissent et multiplient les terres affranchies de la tyrannie étatique et marchande ! »

 D’aucun-e-s trouverons qu’il n’y a là rien de très inédit mais loin d’être des lieux communs, ces idées ne méritent-elles pas justement d’être répétées, débattues ? Qui plus est lorsqu’elles sont exprimées, comme ici, avec autant de clarté que de poésie.

CONTRIBUTION À L’ÉMERGENCE DE TERRITOIRES LIBÉRÉS DE L’EMPRISE ÉTATIQUE ET MARCHANDE Réflexions sur l’autogestion de la vie quotidienne Raoul Vaneigem 184 pages – 15,90 euros. Éditions Rivages – Collection Bibliothèque Rivages – Paris – Octobre 2018

Raoul Vaneigem offre en annexe les paroles d’une chanson qu’il a écrites et qui résument plutôt bien son propos. Il donne égaIement ce lien pour l’écouter :
https://www.youtube.com/watch?v=lUJoPmKkqc4

 

 

+ * + * +

Si un lieu commun affirme qu’on peut avoir plusieurs vies, un être humain peut-il pour autant mourir plusieurs fois sans n’être plus qu’un cadavre ambulant, soit littéralement un zombie ? Prenons par exemple le cas du situationniste Raoul Vaneigem, qui s’est rendu célèbre pour avoir, le 15 mai 1968, quitté un Paris déjà en pleine agitation révolutionnaire, pour rejoindre sur la côte méditerranéenne le lieu de ses vacances programmées, non sans avoir apposé sa signature au bas d’une proclamation appelant à l’action immédiate.

C’est certainement ce jour-là qu’il a pour la première fois commencé à se métamorphoser en mort-vivant, pris dans la lutte implacable entre un négatif à l’œuvre, un négatif créateur de mondes qui n’aurait pas peur des ruines pour affirmer sa poésie subversive, et un positif qui se raccroche désespérément à l’ennui et l’esclavage des temps présents.

Après avoir dans un dernier sursaut fait l’apologie de Ravachol, Durutti et Coeurderoy, posant par exemple dans la préface à un recueil de ce dernier paru en 1972 (Pour la révolution, ed. Champ Libre) que «  l’organisation spectaculaire incite plus impérativement à la violence que les terroristes du passé », puis avoir proposé en 1974 des thèses importantes sur le sabotage et l’autogestion généralisée, il a petit à petit tranché en faveur de ces congés du négatif qui l’avaient conduit à quitter la capitale pendant le joli mois de Mai.

  • Sa mue devint toujours plus irréversible à partir des années 80, bien loin d’un sabotage de l’existant qui « encourage partout la liberté et le renforcement des passions, l’harmonisation des désirs et des volontés individuelles », loin de ce jeu subversif qui « habitue à l’autonomie et à la créativité, et sert de base réelle aux relations que les révolutionnaires souhaitent établir entre eux. » Faute d’avoir su saisir dans toute sa portée que le positif (de la survie à la vie, dans ses mots à lui) ne pouvait naître que du négatif dans un même élan – soit que toute hypothèse de libération est liée à une rupture violente avec la société actuelle –, notre zombie a fini par s’en prendre à la plupart des manifestations de désordre qui l’entouraient.

Mue après mue, il en est même venu à assimiler le négatif venu d’en bas (rage, révolte, émeutes ou sabotages) à l’oppression ravageuse qui nous surplombe, au nom d’une sécession magique à l’intérieur et à côté du monde de la domination. Comme un Chiapas zapatiste qui aurait pris les armes pour immédiatement renoncer à s’en servir, en finissant par présenter sa propre candidate à l’élection présidentielle mexicaine de 2018.

Comme une ZAD de Notre-Dame-des-Landes dont les petits entrepreneurs de la lutte finiraient par s’approprier les terres occupées en les réintégrant dans le carcan de l’Etat.

 

Mais procédons par ordre, avec quelques exemples illustrant chacun un épisode de la guerre sociale de ces dernières décennies. :

  • En 1995, Vaneigem fit paraître entre deux articles alimentaires pour l’Encyclopaedia Universalis un petit ouvrage à bon marché destiné à la jeunesse rebelle. Dans son Avertissement aux écoliers et lycéens (ed. Mille et une nuits) qui fut un succès dans les supermarchés du livre, il admonesta son jeune public à ne surtout pas déserter les bancs de l’école et à encore moins détruire cette dernière, mais à la transformer de l’intérieur avec ses profs et ses parents ! D’une part « parce que le réflexe d’anéantissement s’inscrit dans la logique de mort d’une société marchande dont la nécessité lucrative épuise le vivant des êtres et des choses », et d’autre part parce que s’en prendre matériellement à l’école ne ferait que profiter « aux charognards de l’immobilier, aux idéologues de la peur et de la sécurité, aux partis de la haine, de l’exclusion, de l’ignorance » (p.14).

 

  • Et puisque détruire serait encore participer à la société, selon le refrain stalinien bien connu sur les vitriers et les assureurs repris ici sans vergogne par notre zombie, pourquoi ne pas aussi du coup défendre les bons juges, ces « magistrats courageux bris[ant] l’impunité que garantissait l’arrogance financière » (p.73), ou encore la convergence de toutes les cages, vu qu’ « il serait regrettable que l’école cessât de s’inspirer de la communauté familiale » (p.63) ?

Est-il utile de préciser que cet Avertissement sortit un an à peine après un vaste mouvement émeutier parti des lycées techniques contre une réforme de leur précarité (l’instauration du Contrat d’insertion professionnelle, CIP), qui dut être retirée par le gouvernement sous la pression de la rue, suite aux nombreux pillages, affrontements et incendies ?

  • Dix ans plus tard, en 2008 pour le quarantième anniversaire de son séjour méditerranéen, Vaneigem apporta une nouvelle pierre à l’enterrement consommé des barricades et du sabotage, en sortant un tract titré Mise au point, dans lequel il ne se priva pas d’en remettre une couche sur la protection des casernes de la domestication généralisée. C’est ainsi qu’il fustigea la « communion d’esprit » entre « l’abruti » qui « brûle une école » et « la brute affairiste qui accroît ses bénéfices en détruisant le bien public.  »

Dans ce court texte au raccourci digne d’un ministre de l’Intérieur de gôche, on sent bien que les trois semaines de nuits enflammées d’octobre-novembre 2005 parties de plusieurs banlieues parisiennes auraient pu troubler le sommeil de l’ami d’un bien public qui n’est autre que celui de l’Etat, s’il n’avait pas été depuis longtemps un cadavre réduit à errer parmi les vivants. Un de ceux qui parle de révolution en étant totalement incapable de comprendre « ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes. »

Mais qu’on ne s’y trompe pas, la question s’étend bien au-delà de celle de l’école, chez Vaneigem.

 

  • En septembre 2010, alors que se déroulait dans son pays natal depuis quelques années une lutte contre la construction du nouveau centre de rétention de Steenokkerzeel (Bruxelles), il sortit sa petite contribution sous le titre Ni frontières ni papiers. Commençant par citer Albert Libertad pour préciser à qui elle s’adressait, le zombie tenait à dénoncer la « défense désespérée, voire suicidaire » du « combat pour les sans-papiers », et même tant qu’on y était à fustiger une « réponse agressive du même type que l’intervention policière », une « même violence » que celle de l’Etat, qui aurait prétendument été présente au sein de cette lutte spécifique contre une structure du pouvoir ! Une fois de plus, il mettait au même plan attaques auto-organisées d’en bas contre la domination et violence institutionnelle d’en haut contre les indésirables. Les sabotages incendiaires de différents rouages de la machine à expulser au même plan que les rafles, tabassages, enfermement, déportations et parfois assassinat (comme celui de Sémira Adamu) de sans-papiers. Non content de tenter de désamorcer la lutte diffuse en cours et d’essayer de dissuader les révoltés d’y participer, il mit également en avant une contre-proposition : « propager la désobéissance civile ». Derrière ce mot d’ordre visant à « suppléer aux carences d’un Etat, de plus en plus éloigné des revendications des citoyens », Vaneigem proposait rien moins que l’instauration de « territoires libérés de l’emprise de la marchandise et du profit » permettant par exemple aux « Tziganes  » pourchassés de « développer leurs ressources artisanales et musicales » ! Si si, assez de cette offensive créatrice contre les structures et les hommes du pouvoir, vivent les îlots alternatifs de bonheur pour exploiter des ressources injustement dédaignées par un Etat carencé. Au fait, quel « anonyme belge » a composé ce couplet d’une poésie pratique à laquelle beaucoup n’entendaient pas renoncer, même contre un plat de lentilles bios agrémenté de violons : « Brûlez, repaires de curés, / Nids de marchands, de policiers / Au vent qui sème la tempête / Se récoltent les jours de fête » ?

  • En 2018, pour le cinquantième anniversaire de son séjour méditerranéen, le cadavre continue manifestement de bouger, et la rentrée littéraire vient de porter sur un coin de table ces Réflexions sur l’autogestion de la vie quotidienne, titrées Contribution à l’émergence de territoires libérés de l’emprise étatique et marchande. Mais qu’attendre de plus d’un intellectuel que les vers de la pacification n’en finissent pas de ronger ? D’un zombie qui n’aspire qu’à neutraliser les flammes d’une guerre sociale en acte, en nous proposant de les étouffer dans les parcs à thème plus ou moins exotiques de la politique ? Dans ses ultimes réflexions, Vaneigem n’a pas de mots assez durs contre un capitalisme bien sûr « financier  » et gangrené par « la spéculation boursière », ou contre un Etat qui bien entendu s’oppose à son « peuple  » et n’affecte plus assez d’argent «  au bien public », tandis que le « prolétariat  » a été réduit à l’état de « lumpenprolétariat  » et de plèbe après avoir perdu sa fabuleuse conscience de classe. Si ces platitudes fruit du croisement entre le pire marxisme du passé et le meilleur du citoyennisme populiste d’aujourd’hui peuvent faire sourire, c’est –devinez quoi– au « mouvement dit des casseurs » de ces dernières années que le zombie réserve évidemment ses mots les plus doux. « Hurler son mépris et sa haine du flic » devient ainsi «  un soulagement malsain  » (p.156), exprimer de la violence en manifestation revient à «  se soulager de [ses] frustrations comme d’une colique » (p.110), la «  révolte passionnelle » n’est qu’une « agressivité mortifère » à dépasser (id.), tandis que « briser une vitrine, bouter le feu à une banque ou à un commissariat »
    devient «  un défoulement où tourne court et se dissipe une énergie dont aurait besoin l’occupation de zones où puisse naître et s’expérimenter une société nouvelle » (id.).

Vous avez bien lu : non pas bouter le feu aux banques et aux comicos tout en occupant des zones où… ; non pas brûler des banques et des comicos pour mieux arracher du temps et de l’espace à la domination afin d’ouvrir des possibles sans périmètre ni mesure ; mais bien ne pas détruire ce qui relève pourtant du minimum, afin de consacrer toute son énergie… à l’édification de ZADs, puisque c’est à elles que Vaneigem se réfère tout au long de son bouquin (en plus des idylliques Chiapas et Rojava).

Mais ce n’est pas tout, puisque ce chef d’œuvre de confusion réussit également le tour de force de proposer que sortent des futures assemblées autogérées « un mandataire » faisant office de policier-enquêteur, vu que « parmi les motivations du policier, on ne peut exclure (…) une passion pivotale et bienvenue : la curiosité, le désir de percer le mystère des êtres et des choses  » (pp.158-159). Plusieurs décennies de pensée critique pour en arriver à la ZAD et à la curiosité policière, ça valait bien le coup d’être viré de l’Internationale Situationniste !

Pour notre part, nous nous arrêterons là.

Comme d’autres individus, nous avons bien trop de choses réelles à démolir passionnément pour ne pas dissiper davantage d’énergie sur un testament politique.

Fût-il même celui d’un revenant au regard vitreux.

Dans Avis de Tempêtes, n° 11, novembre 2018