C’est devenu un rendez-vous télévisé hebdomadaire : chaque samedi depuis fin novembre, les manifestations des gilets jaunes ont animé les écrans des chaînes d’information, à grand renfort d’éditions spéciales et de bandeaux tapageurs. Au programme, le traditionnel lot d’images spectaculaires de violences et de commentaires indignés. Le samedi 1er décembre, les chaînes d’information étaient tout particulièrement à l’unisson pour retransmettre en direct des images de la mobilisation parisienne [1] :

La manifestation suivante, celle du samedi 8 décembre, a été d’autant plus scrutée par les chaînes d’information en continu que le gouvernement avait prédit que certains manifestants viendraient sur Paris « pour casser et pour tuer ». D’ailleurs, en amont de la mobilisation, les grands médias n’avaient pas manqué de donner un écho à cette communication particulièrement alarmiste [2]. Sans surprise, on a assisté le jour-même au meilleur du pire de l’information en continu sur les mobilisations sociales, en particulier sur BFM-TV comme le rapporte un article de Samuel Gontier [3].

Dès le matin du 8 décembre, les équipes de la chaîne étaient sur place, dans le quartier des Champs-Élysées, pour guetter les moindres « débordements » ou violences. Hélas, les manifestants défilent dans le calme. L’envoyé spécial interroge les manifestants : mais pourquoi donc s’entêtent-ils à venir manifester, malgré tous les appels à faire le contraire (largement diffusés sur l’antenne de la chaîne en continu) ? Sur le plateau à 10h30, l’invitée est une porte-parole de la préfecture, forcément la « mieux placée pour nous informer de la situation » selon le présentateur. Et, en l’occurrence, elle ne se prive pas de se féliciter du dispositif de sécurité et de commenter les photos prises… par la préfecture, montrant des « armes » saisies (des boules de pétanque).

Plus tard dans la mi-journée et dans l’après-midi, les « experts » des questions de sécurité font part de leurs avis éclairés, qui s’avèrent interchangeables avec le point de vue des représentants de la préfecture. À l’instar de Driss Aït Youssef qui vante la « bonne » stratégie de la police, permettant des « interpellations sans affrontements ».

Suite aux premières images d’échauffourées et de véhicules en feu du début d’après-midi, Dominique Rizet, consultant police-justice de BFM-TV, s’extasie devant les blindés de la gendarmerie qui entrent en action, puis devant une charge de policier à cheval (« Regardez, une charge à cheval ! Regardez ! »). Il se félicite du nombre élevé d’interpellations et rassure les téléspectateurs : « on trouvera de la place pour mettre les fauteurs de trouble ». Face à un avocat dénonçant le caractère illégal des interpellations préventives, le « spécialiste » lui rétorque que son discours « n’est pas entendable maintenant, pas en ce moment, avec les manifs dans Paris ». Et de poursuivre : « On peut pas laisser brûler les villes, on peut pas construire une société à la Mad Max. » À bon entendeur… Et lorsque le même avocat évoque le nombre important de blessés et mutilés par les armes de la police, Dominique Rizet évoque aussitôt le cas d’un policier qui a eu une main arrachée dans une manifestation à la Réunion… en oubliant de préciser qu’il s’est blessé avec sa propre grenade [4].

Outre les porte-parole officiels ou officieux de la préfecture, on apprécie également les avis d’experts toutologues sur le plateau de BFM-TV – c’est-à-dire des experts à même de parler de tout et de n’importe quoi, et de préférence n’importe comment. Ainsi l’inénarrable Christophe Barbier n’est pas loin de brandir la matraque : « La police est à l’offensive, elle ne subit pas. La République ne subit pas. » Plus tard, c’est Bruno Jeudy qui rétorque à un gilet jaune un peu trop revendicatif qu’il n’est pas « un vrai gilet jaune », dans un épisode sur lequel nous sommes déjà revenus.

 

Entre journalisme de spectacle et journalisme de préfecture : équilibre délicat sur BFM-TV

La soirée se poursuit sur BFM-TV avec la – longue – émission de débat d’actualité « Week-end direct ». Alors que la journée de manifestations se termine, le premier temps de l’émission se focalise quasiment intégralement sur les « débordements ». À l’écran, les mêmes images tournent en boucle : des poursuites et des échauffourées entre les forces de l’ordre et les manifestants, avec une focalisation sur les « tensions » sur la place de la République – on n’en verra finalement pas grand-chose, mais la moindre agitation est toujours bonne à prendre pour la chaîne d’information en continu. Sur le plateau, tout le monde donne son avis sur la « casse » du jour. Celle-ci avait déjà été tellement « annoncée » dans le récit qu’avait fait la chaîne en amont des manifestations qu’elle ne semble plus (ou ne devrait plus ?) surprendre grand-monde. Et certainement pas Dominique Rizet, qui évoque « des résurgences à venir en termes de violence » et « des gens qui viennent de banlieue », informations de sources sûres puisque de sources policières : « c’était prévu, la préfecture de police nous en avait parlé tout à l’heure ». Mais face aux images de heurts diffusées en continu à l’écran, l’expert à gages tient à rassurer les téléspectateurs sur l’efficacité de l’action de la police : « tout est sous contrôle, même si c’est impressionnant toujours de voir ça, mais la situation est sous contrôle à Paris ».

S’ensuit un autre couplet, cette fois-ci sur les conséquences néfastes des manifestations. « Quelles sont les répercussions, parce que c’est l’image de la capitale et des établissements français qui sont impactés ? » s’interroge la présentatrice. La question est adressée à Rémy Makinadjian, président du Comité Georges V, qui représente les hôtels, boutiques et restaurants de luxe du quartier des Champs-Élysées. Il déplore une situation « grave », avant de s’adresser à Vivian Lamy, gilet jaune de Paris : « Je vous dis simplement : cela doit cesser sans délai, les Français n’en peuvent plus ». Du moins les Français propriétaires de commerce de luxe des Champs-Élysées. Quant à l’exaspération de ceux qui se mobilisent depuis plusieurs semaines sur les ronds-points, on l’aura compris, ce n’est pas vraiment le sujet de l’émission : la manifestation est traitée uniquement sous l’angle des violences et des dégradations. Au point de verser dans la caricature. Pour Dominique Rizet (toujours lui), les manifestants vont là où les poussent les forces de l’ordre : « C’est un peu au petit bonheur la chance, on arrive à passer dans une rue, on passe on casse ! » La journaliste Anne Saurat-Dubois invente quant à elle une catégorie hybride : celle des « manifestants slash casseurs » qui auraient sévi à Bordeaux (où l’on apprend – « casse » oblige – que toutes les mobilisations ne se passent pas à Paris).

L’émission suit un scénario bien huilé : après que chacun a donné son avis sur les « tensions », les « débordements » et la « casse », le deuxième temps se focalise sur le dit « maintien de l’ordre » : le dispositif était-il suffisant ? Les dites « forces de l’ordre » ont-elles accompli leur mission ? Le suspense est insoutenable. La députée LREM Laetitia Avia évoque son « sentiment de soulagement » et loue autant la « responsabilisation de chacun » que les « actions préventives », tout en se félicitant de l’« organisation de cette journée qui a permis de limiter les dégâts ». Une affirmation qui rejoint les satisfecit du consultant de BFM-TV Dominique Rizet quant à la mobilisation policière. Mais qui paraît une nouvelle fois totalement dissonante dans le contexte général de l’émission, qui met les scènes de violence au centre de l’attention et les diffuse au moment-même où la députée s’exprime. Laurence Saillet, une porte-parole LR, ne manque pas de souligner l’écart entre ce discours et les images diffusées, pour mieux fustiger le désordre qui, selon elle, règnerait autour des manifestations.

Au-delà du débat politique, cet échange fait apparaître les injonctions contradictoires que tentent de satisfaire les chaînes d’information autour de cette nouvelle manifestation des gilets jaunes. Il s’agit en effet de tenir les deux bouts : celui du journalisme de spectacle, à base d’images chocs de « casseurs » et de violence chez les manifestants – en prenant soin, au passage, de ne pas montrer celles qui pourraient venir des forces de l’ordre ; et celui du journalisme de préfecture, qui revient à entériner la communication des forces de l’ordre et féliciter la police [5].

 

Plaidoyer d’expert pour que la police puisse… « s’exprimer »

Et c’est précisément dans ce sens que s’oriente la conversation, impulsée par la première question de l’animatrice au nouvel « expert » en plateau, Laurent Vibert (présenté comme PDG de Nitidis, un cabinet de conseil en communication et gestion de crise) si « le dispositif était à la hauteur ». Celui-ci est formel, félicite les forces de l’ordre et la manière dont elles se sont « exprimées » (sic) : « J’ai tendance à dire que l’image de la force publique et de la police aujourd’hui était belle parce qu’on leur a donné les moyens de s’exprimer professionnellement, chose qui n’a pas été possible la semaine dernière. » Et c’est sans doute pour qu’elles puissent « s’exprimer » pleinement que Vibert en profite pour appeler à « doper » encore davantage les moyens des « forces de l’ordre ».

Quant aux conséquences d’un tel dispositif de sécurité, au nombre record d’interpellations (plus de 1 700 en France) ou de blessés (plus de 200), il n’en sera pas question. Le gilet jaune Vivian Lamy tente pourtant d’élargir la conversation sur la violence. Il revient sur les dégradations commises autour des manifestations et les oppose à des actes violents qu’il a pu observer de la part des « forces de l’ordre ». C’est là, dit-il, qu’il faudrait voir des « débordements » :

J’ai aussi vu des débordements, c’est-à-dire j’ai vu des policiers qui étaient une vingtaine sur un jeune, qui était très jeune. Je ne sais pas quel âge il devait avoir, peut-être seize ans. Ils étaient peut-être pas une vingtaine mais une bonne dizaine à lui donner des coups de matraque. Alors heureusement il n’y a pas eu de morts non plus mais ça peut arriver, ça se joue des fois à pas grand-chose, juste une interpellation, un mauvais coup ça peut arriver.

Mais la discussion n’aura pas lieu, puisque l’animatrice le coupe immédiatement : « en tout cas il n’y a pas eu de mort ce soir, on va passer à la situation en province ». Faut-il en déduire que les blessés ne méritent pas l’attention des grands médias ? On est tristement tentés de le penser [6].

L’émission se termine sur un verdict qui fait consensus auprès des « experts » présents sur le plateau : celui de la « victoire » du maintien de l’ordre. Dominique Rizet revient longuement sur le dispositif d’interpellations préventives et se satisfait de ce « vrai boulot en amont ». Puis il livre son bilan : « cette semaine on avait très très peur […] mais par rapport à ce qu’on craignait, les choses se sont très, très bien terminées, il y a eu une maîtrise parfaite des forces de l’ordre ». Bruno Jeudy ne peut qu’acquiescer : « le pouvoir a repris le contrôle par rapport aux manifestants mal intentionnés » se réjouit l’éditorialiste. « Ce qu’on constate ce soir, et c’est factuel, on n’a pas connu les débordements de la semaine dernière, on n’a pas vu l’Arc de Triomphe saccagé […], on n’a pas vu les scènes inouïes des gens rentrant dans des porches de maison, d’immeuble, des hôtels saccagés, on a vu un cabinet d’avocat qui était en feu, on n’a pas vu ces scènes-là ».

Enfin, le politologue et communicant Jean-Christophe Gallien classe l’affaire : « On peut reconnaître effectivement une victoire [sur le maintien de l’ordre], même si on voit bien qu’il y a des voitures qui brûlent » (on voit effectivement en arrière-plan, au moment où il parle, des images de voitures qui brûlent). Rien à voir cependant avec ce qui avait été annoncé par le gouvernement et certains médias, comme le note le communicant : « On avait tellement, tellement dramatisé qu’on attendait presque des morts, l’acte 4 c’était l’acte du létal, c’est-à-dire que le sang allait couler. »

C’est dire combien « on » avait dramatisé…

 

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Dans les jours qui ont précédé la manifestation du 8 décembre, BFM-TV avait largement contribué à annoncer une « journée de chaos » particulièrement violente voire meurtrière. Et le jour-même, la chaîne d’information en continu ne s’est pas contentée de scruter les violences des manifestants, conformément aux principes de l’information spectacle. Elle a également co-construit avec les autorités, à travers les interventions à l’unisson de ses innombrables « experts », le récit légitimiste d’une « victoire du maintien de l’ordre » sur les « enragés ». Un récit dans lequel il n’y a pas de place (ou si peu) pour la remise en cause du dispositif policier, des arrestations préventives, ou des violences de la part des « forces de l’ordre ». Ni pour la réflexion de fond sur ce que représente ou exprime le mouvement des gilets jaunes.

https://www.acrimed.org/Gilets-jaunes-une-journee-de-matraquage