Priorité stratégique

Plusieurs hommes anarchistes, sans être ouvertement antiféministes ou misogynes, considèrent que la lutte contre l’État et le capitalisme doit être prioritaire et que l’émancipation des femmes viendra après, si elle survient (les marxistes-léninistes avancent souvent cette même théorie stratégique). En 1920, l’anarchiste Sébastien Faure distingue trois courants dans « le mouvement féministe » (30). Il condamne le féminisme luttant pour le droit de vote ainsi que

celui qui s’affirme sous la forme d’une lutte violente des sexes. Ce courant embrasse toutes celles qui ont voué à l’homme une haine vindicative. Elles ont, certes, des reproches graves à adresser à l’homme, elles affirment qu’elles en sont victimes, et elles ont raison ; mais ce n’est point suffisant pour livrer bataille à l’homme, pour se dresser contre lui, pour déclarer que c’est dans cette lutte de sexe que se trouve la réhabilitation de la femme, son rachat et sa rédemption (31).

Le féminisme que Faure approuve, c’est le « courant social » auquel il s’identifie. « Je suis un ardent féministe », écrit-il d’ailleurs (32). Ce qui ne l’empêche pas de consacrer la fin de sa conférence à encourager les femmes à être les auxiliaires dévouées et obéissantes de leurs hommes – pères, maris, frères – qui luttent « contre le patronat ennemi » : « soyez avec lui, toujours avec lui, jamais contre lui. » Il déclare, enfin : « Oh ! Filles et femmes de militants, si vous saviez quelle lassitude, quel découragement s’empare de votre père et de votre compagnon, lorsqu’il a la douleur de se heurter à vos propres résistances (33) ! » Dans cette perspective, les femmes ne seraient pas dominées ni exploitées par les hommes en général, dont les prolétaires et les anarchistes, mais seulement par le capitalisme et les patrons.

Cette posture est encore bien vivante dans les milieux anarchistes aujourd’hui. Un journal anarchiste au Québec, Le Trouble, en appelait dans un éditorial en 2005 « à dépasser cette fausse opposition homme/femme, car ce qui nous unit c’est notre condition d’exploitées, d’opprimées par le capitalisme planétaire ». Le texte précisait qu’il faut être unis dans le « combat […] fondamental, contre l’exploitation et l’oppression capitaliste (34). » Par ailleurs, des hommes anarchistes prétendent être « victimes » du système patriarcal, considérant en conséquence que les féministes ne devraient pas cibler les hommes, mais lutter à leur côté. Contre qui ? Voilà qui n’est pas très clair, puisque cette perspective laisse entendre qu’il n’y a personne qui contrôle le système patriarcal, qui se tiendrait comme un nuage au-dessus des hommes et des femmes (35). Le collectif de féministes radicales Les Sorcières a réagi au texte du Trouble, expliquant « que l’oppression SPÉCIFIQUE des femmes est rendue possible par l’existence de deux catégories de sexe », ironisant à l’idée d’un anarchiste qui affirmerait « qu’il existe une fausse opposition » entre bourgeois et prolétaires « dans le système capitaliste et qu’il faut maintenant s’unir aux bourgeois pour mener les luttes contre le capitalisme (36). »

Une variation sur le thème de la priorité stratégique peut consister à laisser entendre que la mobilisation féministe, surtout en non-mixité, représente non seulement une dissolution des forces anarchistes mais une véritable exclusion des hommes anarchistes qui se trouvent donc discriminés par ces femmes qui ne respectent plus les principes anarchistes universalistes d’égalité et de solidarité. Ce discours, qui me semblait un écho de la rhétorique républicaine classique, a été maintes fois repris au sujet de la trentaine de féministes réunies en non-mixité dans le campement « Point G », en marge du Village alternatif, anticapitaliste et antiguerre (VAAAG), où je campais avec environ 4000 anarchistes mobilisés à Annemasse contre le Sommet du G8 à Évian en 2003 (37). Ce type de déclaration universaliste d’anarchistes qui se lamentent d’être exclus par quelques féministes est épinglé dans le texte anonyme « What it is to be a girl in an anarchist boys club » (« Ce que c’est que d’être une fille dans un club d’hommes anarchistes ») : « Tu te plains d’être exclu quand les femmes se réunissent ensemble. Et puis ? Je me sens présentement encerclée dans un groupe « mixte » (38) ».

L’argument de la priorité stratégique peut enfin s’exprimer en déclarant que les anarchaféministes doivent se porter à l’attaque du patriarcat en tant que système existant à l’extérieur du milieu anarchiste, et non critiquer les camarades anarchistes qui sont leurs alliés et qui ne seraient pas responsables des quelques attitudes et comportements sexistes dont ils ont malheureusement hérités à travers leur socialisation, alors qu’ils essaient « vraiment » de s’améliorer.

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Francis Dupuis-Déri

 

30. Faure, Sébastien, La femme – Propos subversifs, Paris, Brochure mensuelle, p. 25.31. Ibid.
32. Ibid., p. 26.
33. Ibid., p. 30.
34. Éditorial, Le Trouble, vol. 5, no. 28, 2005, p. 2.
35. Il ne s’agit pas ici de prétendre que des hommes ne peuvent pas être stigmatisés pour ne pas exprimer suffisamment de « masculinité ». L’homophobie, par exemple, est une force qui détruit des hommes. L’idée générale que j’essaie d’avancée est qu’il y a deux classes de sexe qui forment le patriarcat, que ces deux classes ne sont pas égales et qu’elles sont composées d’individus de chair et d’os, qui de par leur assignation à une classe n’entretiennent pas des rapports égalitaires avec les membres de l’autre classe. Les hommes anarchistes, qu’ils soient hétérosexuels, homosexuels ou queer, doivent reconnaître le fait qu’ils appartiennent à la classe dominante, et que les femmes avec qui ils entrent en relation appartiennent à une classe dominée.
36. Les Sorcières, n° 6, 2005, p. 4.
37. F. Dupuis-Déri, « À l’ombre du Vaaag : retour sur le Point G. Le sexisme du milieu libertaire français», Le Monde libertaire, 1330, sept. 2003.
38. http://www.spunk.org/texts/anarcfem/sp00016