Le pain, l’essence et les roses
Posted on 15 décembre 2018 by Attaque

Les émeutes font toujours rêver les anarchistes, d’autant plus en cette époque de paix sociale. On ne peut pourtant pas faire abstraction de ce qu’est le mouvement des Gilets jaunes, d’où il a pris son essor, quelles sont les motivations et les finalités, très hétéroclites, des personnes qui y participent. Se limiter à exalter les moyens employés (grosses émeutes, blocages, sabotages) et rejoindre ce mouvement de façon acritique (ou avec de simples remarques de façade sur les groupuscules fascistes présents, ou encore dans la vaine tentative d’y donner un je-sais-pas-quoi d’anarchiste) reviendrait à mon avis à une certaine superficialité.

Panem et circenses

Les médias (télévisions et grands journaux) ont eu un rôle majeur dans la naissance et dans la « prise » de ce mouvement. Ils l’ont fait exister même avant la date des premiers blocages, le 17 novembre. Ils ont parlé et parlent avec complaisance des revendications économiques qui en sont à l’origine, de la hausse du prix des carburants, des « invisibles » qui le composeraient, de leur demande « qu’on les écoute », etc. Ces mêmes médias couvrent le mouvement des Gilets jaunes jour par jour, parfois avec un ton moins complaisant, certes, par exemple lors des journées d’émeutes. Ils jouent maintenant à la division entre les Gilets jaunes, avec leurs revendications somme toute « raisonnables » et « légitimes », d’un côté, et les « casseurs », « provocateurs », « pilleurs », « racailles » de l’autre. Pensons en revanche au silence que la plupart des médias font à propos de certaines grèves (comme celles des cheminots du printemps dernier) ou d’autre luttes.

Cette forme moderne de média de masse qui sont les réseaux sociaux a permis la diffusion des mots d’ordre de ce mouvement, à partir de son symbole lui-même, et aussi la coordination des personnes, notamment au niveau local. Un aspect de ce mouvement souvent mis en avant par l’« ultragauche » et les anarchistes en est l’organisation littéralement « autonome » (en dehors des partis et des syndicats). Ces caractéristiques d’autonomie et de spontanéité (contrairement aux mouvement sociaux « traditionnels », quand le timing est presque toujours donné par les orgas syndicales) en arrivent à être présentées comme des qualités en elles-mêmes. Selon moi il s’agit là, au contraire, simplement de caractéristiques certes nécessaires, mais pas plus. Si on cherche des exemples antérieurs du caractère diffus de cette grogne, de sa spontanéité, on peut se référer aux très nombreuses destructions de radars routiers, depuis la baisse de la limitation de vitesse sur les nationales (ce qui signifie plus d’amendes) en juillet dernier. Cela va dans la même direction que la récrimination contre la hausse du prix des carburants et les saccages de péages autoroutiers, qui sont une critique en acte non pas au rôle social de la voiture, mais au prix de son utilisation. Une direction très peu émancipatrice, à moins qu’on pense la liberté comme un film à la Fast and Furious.

Même en oubliant que Facebook est avant tout un outil du pouvoir, on s’aperçoit que tout n’est pas horizontale chez les Gilets jaunes. Comme dans les assemblées et parmi les anarchistes, aussi dans le monde des « j’aime » et des réflexions en 280 caractères ou sur les rond-points et les blocages, il y a des personnes qui s’expriment mieux, qui ont un plus grand « capital social » que d’autres, il y a des leaders et des suiveurs. Une autorité moins visible ou « informelle » (en dehors des cadres organisés) reste pourtant une autorité. Et ne nous leurrons pas : l’horizontalité des pages Facebook est celle des administrateurs de ces pages, pas celle des personnes qui les « aiment ». De plus, si la situation devenait vraiment insurrectionnelle, les pages Facebook, les comptes Twitter (et les sites et blogs) seraient tout simplement fermés, comme ça a été le cas par exemple dans certains pays arabes lors des soulèvements de 2010.
La volonté affichée par de nombreux Gilets jaunes de ne pas être récupérés, se tenant à distance des partis politiques et syndicats et refusant de nommer les représentants tans désirés par le gouvernement (parce que tant utiles), n’enlève rien au fait que les revendications contre les taxes et l’appel au « peuple d’en bas » sont politiques et sont typiques de la droite populiste. L’avalanche de textes enthousiastes qui sortent de l’ultragauche et nos tags lors des manifs (parfois très beaux), pourront difficilement faire changer cette donne.

On parle beaucoup de l’infiltration dans le mouvement des Gilets jaunes de groupes et personnes venant de l’extrême droite : identitaires, néonazis, racistes, confusionnistes, membres du RN et souverainistes à la Dupont-Aignan. C’est une évidence que tout ce que la France compte de facho a revêtit le fameux gilet. Mais a mon avis, cela est simplement l’arbre qui cache la forêt. Le point est ailleurs : plus que d’une infiltration de l’extrême droite, il faudrait parler de proximité entre des positions largement répandues dans le mouvement des Gilets jaunes et celles d’une partie de la galaxie fasciste.

Les fameuses revendications sorties du moulin Facebook (aussi bien que tout ce qui n’est pas revendiqué) nous montrent le projet politique, quelque peu confus, des classes moyennes en voie d’appauvrissement ou déjà appauvries. Elles vont du simple citoyennisme (zéro SDF, retraites et salaires dignes – pas un mot sur le RSA, au passage) à une demande d’une quelconque forme de démocratie directe (referendums, un site internet qui expliquerait les projets de loi, consultation citoyenne) à des positions conservatrices (mesures en faveur des petits commerces, baisse des taxes, moins d’impôts pour les « petits » – lire les PME, sachant que les salarié.e.s au SMIC ne payent pas d’impôts) à la Réaction pure et simple (moyens conséquents accordés à la police et à la Justice, expulsion de migrants déboutés du droit d’asile). Cela saute aux yeux aussi dans le jeu identitaire qui tourne autour du drapeau tricolore (ou des drapeaux régionaux), de la Marseillaise, de « Gaulois ». Dans cette lutte de « la France d’en bas contre la France d’en haut », ce qui compte vraiment, c’est cette commune appartenance nationale, tandis que le rôle social de chacun.e est secondaire. Il n’y a pas de place pour un autre monde, dans ce projet, si ce n’était pas cette douce France pays de leur enfance… qui ressemble tellement à cette France de béton qu’on connaît très bien, avec ses 70000 personnes en taule, sa chasse aux migrants, son racisme envers les minorités, son exploitation quotidienne…

Des revendications, celles du mouvement des Gilets jaunes, donc, qui sont bien loin d’être révolutionnaires, et même un minimum émancipatrices. A la gauche de la gauche, on argumente pourtant que c’est le cas des revendications exprimées, tandis que le ras-le-bol diffus sous-tendraient à autre chose, à de véritables tendances révolutionnaires. Cela voudrait dire que quelques subversifs assumés connaissent les vrais raisons de la révolte de milliers d’autres personnes mieux que ces personnes elles-mêmes ? Un peu présomptueux, non ?

Il n’y a évidemment pas que des réacs dans ce mouvement. De nombreuses personnes sincères et sincèrement désireuses d’un changement sont en train de se mettre en jeu pour un monde un petit peu meilleur que cette galère à laquelle on nous attache. Avec les semaines, les revendications anti-taxes sont par exemple de plus en plus accompagnées par des protestations contre la vie chère. Le problème est que la dynamique qui est en route est marquée par de très forts aspects conservateurs. Il me semble très difficile pourtant qu’un pas plus en plus, vers la remise en cause par exemple du travail, de l’économie, de l’État, soit possible à partir de ces présupposés.
Des hypothèses telles le fait que les moments émeutiers, parfois presque insurrectionnels, qu’on a pu voir ces derniers week-end puissent provoquer une chute du pouvoir en place qui ouvrirait la voie non pas à un autre pouvoir, mais à l’anarchie, et/ou qu’une radicalisation des Gilets jaunes, provoquée par les émeutes elles-mêmes, amène à un refus de toute autorité, ou encore qu’une poignée de révolutionnaires assumé.e.s puissent influencer ce qui se passe à un point d’en changer les caractéristiques, me paraissent des professions de foi.

No future is now ?

On a de plus en plus l’impression que les sociétés dans lesquelles on vit, du moins en Europe, sont comme sous perfusion de morphine. Telle est la résignation, le conformisme, tellement évanescent semble l’espoir que quelque chose d’absolument autre puisse exister, que le anarchistes courent, littéralement, derrière tout ce qui se passe.

Une vision de la société comme fondée sur la « lutte des classes » strictement économique était déjà trop schématique au XIXe siècle (par exemple parce qu’elle ne tenait pas suffisamment compte du rôle des paysans, ou à cause de sa prévision sur la « disparition » des classes moyennes, absorbées par le prolétariat à la suite de leur appauvrissement progressif). Aujourd’hui, elle est carrément obsolète et ne nous permet pas de comprendre ce qui se passe. Certes, il y a toujours des patrons et des exploités, il y a des riches et des pauvres, mais les distinctions entre eux sont de plus en plus poreuses et ne touchent presque plus aux valeurs. Il y a une acceptation quasiment sans exceptions, de la part des exploités, des valeurs et des manières de penser des couches dominantes de la société. On pourrait décrire ceci comme la conquête de l’hégémonie culturelle (comme elle a été théorisée pas Gramsci) par des codes de valeurs « bourgeois » et/ou étatiques. Au contraire, des principes comme la solidarité et la conflictualité vis-à-vis du pouvoir et même des mythes et des habitudes qui étaient propres aux couches sociales plus basses, sont en train de disparaître. Pensons au refus de la collaboration avec la police : il y a quelques générations encore, le silence était de mise face aux pandores, tandis qu’aujourd’hui prolifèrent les réseaux de voisins vigilants, notamment dans les zones rurales. Les valeurs qui sont dominants en cette époque, parmi les plus pauvres autant que parmi les plus riches, sont le culte du travail et de l’argent, la recherche de la richesse, l’hédonisme (qui n’est pas du tout de l’individualisme), le conformisme, le communautarisme, l’isolement de l’individu au sein de la masse, la servitude vis-à-vis du pouvoir, la consommation comme raison de vie et comme élément caractérisant l’identité de chacun.e, la confiance dans la Justice et les Droits de l’homme, le retour du religieux, la foi dans la technoscience…

Ce qu’il manque aujourd’hui, par rapport à des moments révolutionnaires du passé, est peut-être aussi une utopie qui existe dans la conscience sociale, qui vit dans les espoirs, avant de se concrétiser dans la révolte. Les étincelles qui ont fait exploser certaines des révolutions du passé ont sont certes parties de besoins quotidiens (la demande primordiale de « pain »), mais se focaliser seulement sur cet aspect nous cache les terrains où ces étincelles sont tombées. A quel point à certaines époques l’espoir dans un autre monde, une autre vie, était présent dans les esprits, les souhaits et les actes de larges couches sociales ? La plus grande victoire de la démocratie (et du capitalisme) à la fin du XXe siècle a été celle de se présenter, comme le meilleur monde possible ou du moins comme le moins pire, jusqu’à devenir, dans la tête de nombreuses personnes, le seul monde possible. Cette victoire culturelle, cette opération de conquête des esprits (dont un moment symbolique a été la chute de l’énorme caserne à laquelle avait donné naissance la tendance autoritaire et de massification du mouvement ouvrier du XIXe siècle) est en train de devenir une réalité indépassable. La fuite en avant technologique et la destruction de la planète ne s’arrêteront pas aussi facilement. Même une révolution victorieuse qui abolirait l’État devrait par exemple se confronter au problème du nucléaire. Une centrale nucléaire ne s’éteint pas en appuyant sur un bouton, la décontamination nécessite des temps longs, des connaissances et une organisation de travail très complexes, qui présupposent… cette société. Mais c’est justement le caractère dangereux qu’est en train de prendre la technologie (et pas uniquement nucléaire : qu’on songe aux nanotechnologies, aux OGM « 2.0 » ou à l’intelligence artificielle, des domaines qui d’ailleurs se croisent de plus en plus) qui rend urgent le fait de la combattre jusqu’au but.

De semaine en semaine, surtout lors des journées Acte 1, 2, 3 et 4, on a vu une escalade dans l’utilisation de la force de la part des Gilets jaunes. Cette montée de la violence pendant les manifestations n’est pas une nouveauté, mais me paraît dans la lignée de ce qui s’est passé ces dernières années, des blocus de 2010 aux manifs saccageuses de 2016 et 2017. Chaque mouvement met la barre un peu plus haut, il crée un précédent et participe à la construction d’un imaginaire, même pour celles et ceux qui l’ont vu seulement à la télé.
Du côté de l’État, la réponse policière atteint elle aussi un niveau inégalé par le passé, avec le symbole fort des blindés de la Gendarmerie dans Paris le 8 décembre et les milliers d’interpellations bien concrètes (dont plusieurs centaines le matin, avant tout bordel). Sans oublier le rôle de l’abattoir judiciaire, avec les dizaines de personnes déjà en taule et les quelques dizaines d’autres qui ont même été arrêtées la veille du 8 décembre, chez elles, avec l’excuse d’affaires judiciaires qui sentent le montage.

Au moment d’écrire ces lignes, le nombre des personnes qui subissent la répression est impressionnant (des centaines de procédures judiciaires, après environs deux-mille GAV). Cependant, parmi les revendications du mouvement des Gilets jaunes qui foisonnent sur les réseaux sociaux, des plus terre-terre aux plus farfelues, il en manque une qui a pourtant été toujours présente dans les mouvements « traditionnels » : la libération des personnes arrêtées. Encore de l’espoir dans la Justice, malgré tout ?
Cela peut surprendre, mais en effet, même si « ça chauffe » de plus en plus, avec des personnes prêtes à se mettre en jeu (prison ferme, blessures graves), les différentes revendications explicitement affichées par les Gilets jaunes ne visent pas plus haut. Si c’est dur à croire que quelqu’un accepte de risquer de se faire casser la tête ou crever un œil pour une petite hausse du SMIC, c’est sûrement que la rage, le sentiment de ses droits bafoués même quand on demande des miettes, justement explose. Mais j’ai l’impression que pour des très nombreuses personnes il s’agit précisément de la rage provoquée par la sensation que « nous, le Peuple » on n’est pas écoutés par ceux-là même dont le travail est de faire bien marcher les choses. Même le slogan le plus « radical » du mouvement, ce fameux « Macron démission », sous-tend au fait qu’il suffirait de faire tomber la tête du roi (et instituer des referendums réguliers, des consultations populaires via internet, etc.), pour que tout aille mieux. On peut chercher autant qu’on veut, mais aucune remise en question de la République, de la démocratie, de la propriété, du travail, au contraire. Même le fameux « Appel de Commercy », au senteur de souffre zadiste-imaginaire, se limite à proposer des assemblées populaires et des cabanes… sur les ronds-points.

Une attitude assez cynique voudrait que quand les choses vont mal, elle ne puissent que s’améliorer, une fois touché le fond. Le problème est qu’il n’y a pas de fond et on ne peut que détourner le regard, inquiets vis-à-vis de à ce qui peut être le futur. Mais vers où le tourner à part vers un présent qui n’est que désolation ?

Il y en a pour nous dire que les exploités ont toujours raison, quoique ils/elles disent ou fassent. Il y en a pour nous dire que, puisque l’ambiguïté est de mise partout, il faut quand-même être de la partie, apporter sa contribution, afin d’influencer les jeux. Il y en a pour faire l’éloge des actes sans prendre dans la moindre considération leurs motivations, comme si l’émeute ou le sabotage étaient une finalité en soi, puisque le « désordre » serait le parfait levier pour les anarchistes afin de renverser le pouvoir (Lénine est moins loin de ce qu’on pense…). C’est le cas d’une grosse partie du « milieu » qui a d’abord regardé avec suspicion à cette mobilisation, en mettant en avant (correctement, à mon avis) ses aspects douteux, pour en devenir des fervents supporteurs après les émeutes du 24 novembre. C’est le cas par exemple des partisans de la fumeuse convergence des luttes (souvent inexistantes), une théorie qui signifie, concrètement, la somme mathématique des points faibles des uns et des autres et la porte ouverte à la récupération de politiciens et petits chefs. C’est le cas des agent de ce Parti Imaginaire qui, même après avoir abandonné le Marx de leur jeunesse autonome pour la philosophie post-moderne, ont gardé le caractère borné de leurs ancêtres politiques, gagnant en surcroît la vacuité de leurs maîtres de fac, avec un zeste de technique publicitaire en rab’.
Soit. Mais ça pourrait être aussi l’erreur de quelques anarchistes, si on se limitait à la fameuse « méthodologie » (caractère autonome d’une lutte, complète autogestion du mouvement, forte conflictualité, actions diffuses et non reconductibles à un groupe en particulier… il manque quelque chose ? Ah, si, l’idée de liberté!) et aux habitudes faciles de jouer à la frange radicale de… peu importe pourvu que ça crame.
Il ne faut pas oublier qu’au delà de Paris et très peu d’autres villes (où cela a pris une jolie tournure de dévastations anti-riches) et des dévastations de péages, les cibles d’incendies et destructions de ces semaines sont surtout les représentations périphériques du pouvoir central (les Préfectures) ou de l’administration financière de l’État (Centres de finances publique) et quelques permanences, maisons et voitures privées de députés LREM. Cela en dépit complet d’autres structures et institutions étatiques comme mairies, tribunaux, prisons, commissariats, gendarmeries, locaux de la CAF ou de Pole emploi, etc., ou des permanences d’autres partis politiques. En dépit aussi de nombreux secteurs de l’économie (toujours à part les péages autoroutiers et quelque pompes à essence). C’est sympa de voir une préfecture en flammes, mais je pense qu’au delà des dégâts matériels, il faut aussi prendre en compte l’aspect symbolique de l’attaque à l’ennemi (État ou capital). Aujourd’hui ce qui est visé (encore une fois, en dehors de émeutes parisiennes) c’est incontestablement l’État percepteur de taxes. Cela est bien loin de me satisfaire.

Mais du coup, est-ce possible de dépasser les connotations conservatrices d’un mouvement comme celui des Gilets jaunes ? Est-ce que le sentiment de « ras-le-bol », qui semble être la constante derrière leurs diverses revendications, peut avoir une portée et une issue radicale dans le sens de s’attaquer à la racine pourrie de ce monde : l’autorité ? Ou bien ce mouvement sera simplement la porte d’accès au pouvoir étatique de nouveaux groupes politiques ?

Des comparaisons ont été faites entre le mouvement des Gilets jaunes et celui des Bonnets Rouges ou celui des « Forconi », qui entre 2013 et 2014, a quelque peu remué une Italie frappée par la crise économique, ainsi que ses milieux révolutionnaires frappés par l’appel au peuple. A mon avis, si on veut faire un parallèle avec le passé, on pourrait penser aussi à la crise argentine de fin 2001, symbolisée par le slogan anti-politicien « Que se vayan todos » et lors de laquelle il y a eu des nombreux blocages routiers et des manifestations avec de très durs affrontements. A l’époque, le pays sud-américain était secoué par la rage populaire et ce qui restait de son système économique était bloqué. Il y a eu des morts lors des émeutes et un Président de la République a du s’enfuir de son Palais en hélicoptère. Mais les raisons de cette révolte portaient principalement sur la défense du statut social des classes moyennes, dont les épargnes avaient disparu à cause de la crise économique. Ces motivations originaires, bien lointaines d’une guerre à l’autorité, et qui à un moment paraissaient pourtant dépassées par la rue, ont a mon avis joué dans le fait que le « qu’ils s’en aillent tous » a pu faire place nette à une relève du pouvoir (et à quelques expériences d’autogestion d’usines abandonnées par leur protestataires, des cas bien entendu tout à fait intégrés dans un capitalisme gagnant).

Mai en hiver ?

Il me paraît que ce sont les lycéen.ne.s qui ont bien saisi l’occasion du bordel ambiant pour aller de l’avant. Mobilisé.e.s depuis un an contre Parcoursup, elles/ils profitent ces jours-ci du fait que l’État est déjà affolé par le mouvement des Gilets jaunes. Ils/elles bloquent les lycées, manifestent, s’affrontent avec les flics. Elles/il se font encadrer par leur profs, toujours prêts à ses poser en donneur de leçons, même de radicalité, ou par les syndicats, toujours prêts à chercher des masses à guider, mais aussi, ça a été le cas à Grenoble et à Saint-Malo, par des Gilets jaunes, venus pour empêcher les débordements ! Sans idéaliser non plus les mouvements lycéens (démarrés, dans ce cas, à l’appel d’un syndicat), le refus tout simple d’aller en cours porte quand-même en soi le refus de s’intégrer docilement dans le monde du travail, issue prévue de la scolarité. Les jeunes n’ont aucune demande raisonnable de baisse du prix de l’essence, de plus de démocratie plus directe, d’écoute de la part de « ceux d’en haut » vers « ceux d’en bas » qui travaillent ou voudraient le faire. Pour ces adolescent.e.s, c’est juste question de foutre un joyeux bordel parce qu’on a envie de s’amuser à la place de rester cloué à une table. Peut-être que c’est une question d’âge, mais les mouvements lycéens ont cette fraîcheur de révolte comme une fête, de Mai… On fait l’école buissonnière pour rompre la routine, pour emmerder la prof, pour se balader en ville et au passage chourer dans les magasins, pour caillasser du bleu… Parce que les réformes successives du Bac et de l’université veulent créer des esclaves encore plus dociles et performants, tirant un trait sur cette bulle de non-productivité qui peuvent parfois être les années d’études (pour ceux et celles qui peuvent se les permettre). Parce que justement le taffe ça nous emmerde tous et on en a rien à foutre d’une meilleure organisation du monde du travail. Quoi dire par rapport au citoyen responsable (ou même remonté) en jaune fluo, défendant sa place dans la société ? Tout simplement, on se sent plus proches de qui ?
Certes, on ne peut pas rester indifférent.e.s devant les images des émeutes, devant la rage qui se répand, devant le spectacle des vies brisées par la violence policière et judiciaire. On ne peut cependant pas s’aveugler sur certaine caractéristiques profondes de ce mouvement.

La question, pour les anarchistes, pour moi-même, reste celle de quoi faire ou pas, et comment (pour le pourquoi… la totale liberté individuelle me suffira). Participer comme un Gilet jaune parmi les autres, en plus des autres, me paraît très loin de mes perspectives. L’option du « témoignage », c’est à dire d’y participer mais de manière critique, ou en portant des contenus anarchistes, ou encore de « porter sa contribution » pour ne pas laisser l’espace libre aux fascistes (ou, chose plus probable, aux partis politiques traditionnels) me parait inutile.
Mais la question de la participation est peut-être mal posée. Vouloir intervenir à tout prix dans un mouvement est peut-être la mauvaise approche. Agir ailleurs, pendant que l’État est aux prises avec les Gilets Jaunes, est peut-être plus intéressante pour des anarchistes. Ce n’est pas qu’il faut toujours être ailleurs, toujours à côté (de la plaque?). Parfois il peut être intéressant de se trouver précisément « là où ça se passe », pour faire précipiter la situation. Je ne crois cependant que ce ne soit pas la cas aujourd’hui. Quand le choix est entre la confusion, même émeutière, et l’ailleurs, il vaut mieux à mon avis continuer sur son chemin.
En tout cas, les anarchistes ne vivent pas dans sur une autre planète : que je le veuille ou non, ce qui se passe a une influence sur ma vie. Cela peut du coup ouvrir des possibilités inédites : le samedi 1er décembre, tous les équipages de la BAC parisienne (et même la BRI) étaient en train de se faire déborder dans les quartiers riches. On ne pouvait pas le savoir, ni le prévoir (quoi que…), mais le samedi 8 décembre, ça a été pareil et on pouvait s’y préparer. Et si quelque chose avait eu lieu dans les secteurs où la présence policière était réduite à peu de chose ? Parfois un petit peu d’audace, une bonne idée et le choix du bon moment peuvent avoir des suites heureuses.

Quoi faire, donc ? Peut-être pas forcement participer, avec l’espoir secret d’influencer les événements. C’est déjà beaucoup de ne pas se laisser influencer par eux, se faisant tirer comme des feuilles par le vent. Et si c’est légitime de vouloir que nos actions aient plus d’impact, qu’on oublie pas la différence entre ce que c’est d’agir sur les « gens », pour les diriger (de la politique en somme), et agir sur la situation, pour la rendre incontrôlable et empêcher à quiconque de diriger les autres.
J’aime penser aux anarchistes comme à une minorité agissante, ni avant-garde qui va à la rencontre des « gens » pour les enrôler, ni suiveurs qui courent dés que sa chauffe. Jamais passifs, jamais spectatrices. Qu’on continue, avant tout, à faire vivre nos idées dans nos vies. Qu’on continue à faire ce qu’on a toujours fait*. A partir de cette base, de nos idées et de nos actes de révolte concrète, on pourra peut-être rencontrer d’autres personnes qui se révoltent contre ce monde.

Il faudra à mon avis dépasser le manque d’ambition qui nous empêche de construire quelque chose sur des bases anarchistes claires, sans aller à la recherche d’une justification venant d’ailleurs, de quelque secteur de la société, de quelque catégorie de victimes. Les anarchistes ne sont pas des chevaliers servants au service des masses, ni des justiciers, mais des personnes qui ont décidé de s’en prendre à ce monde d’autorité pour continuer à rêver d’une autre vie. Si d’autres personnes décident de se joindre à ce rêve, tant mieux – et peut-être que cela est plus facile dans des moments de révolte. Cela ne signifie pourtant pas que dans de tels moments ça serait aux anarchistes de transiger sur leurs principes pour faciliter des rencontres, des alliances tactiques.

Le but reste, aujourd’hui comme hier et comme demain, la guerre à toute autorité. Pour cela, il faut aussi croire dans nos forces, aussi petites qu’elles soient – petites, mais motivées par nos idées. Et peut-être que parfois, quand les pavés volent en quantité, ça pourrait même être les idées, ce qui est le besoin le plus urgent. Précisément pour que les pavés n’arrêtent pas de voler et, surtout, pour qu’ils visent juste.
Parce que le pain est nécessaire, mais sans les roses la vie a un goût insipide.

Un anarchiste
12 décembre 2018

 

Note :

* Comme il le dit bien le beau texte « Les jaunes sont-ils eux aussi devenus nos amis? », publié sur Indymedia Nantes le 9 décembre <https://nantes.indymedia.org/articles/43836>