Vers 1900, l’écrivain juif ashkenaze [1] Cholem Aleikhem met en scène les Juifs de Kasrilevka, ville fictive de Yiddishland [2]. Dans l’une de ses histoires, ce défenseur de la langue yiddish raconte l’exploit d’un juif de Kasrilevka, qui a vendu le secret de la vie éternelle à Rotschild pour une somme faramineuse, de l’ordre des investissements nécessaires à la construction du transsibérien : « venez vous installer chez nous à Kasrilevka, car jamais un Juif riche n’est encore mort là bas ! »

A l’exception des Juifs et Juives russes très riches, autorisés depuis Alexandre II à s’installer dans toute la Russie, la majorité des sujets juifs du Tsar, vivent la même misère sociale atroce que les ouvriers et paysans russes, mais avec les lois racistes en plus, la haine antisémite et les pogroms [3]. Ils sont donc exposés à une double oppression, sociale et anti-juive.

Autonomie ou assimilation

Beaucoup de Juifs et Juives tentent de changer leur vie et défendre leur culture en rejoignant les organisations révolutionnaires, anarchistes ou marxistes principalement. C’est dans cette atmosphère que naît à Vilnius, le Bund [4], qui sera partie intégrante du Parti ouvrier social-démocrate de Russie [5] dès sa création en 1898. Comme le dit alors l’un de ses fondateurs, Arkadi Kremer, « le Parti socialiste juif ne saurait être en contradiction avec les principes internationalistes du socialisme puisqu’il n’existe pas au sein des Juifs un parti national et révolutionnaire. » Le Bund a été, en Russie jusqu’à la révolution de 1917 et en Pologne jusqu’à la seconde guerre mondiale, à la fois un très grand parti ouvrier et l’une des plus puissantes organisations juives laïque de gauche [6]. Son influence a été prépondérante dans des syndicats et l’ensemble du monde ouvrier juif, grâce à ses écoles en langue yiddish avec pédagogie d’avant garde (surtout en Pologne), à ses organisations de jeunesse, ses colonies de vacances, ses œuvres sociales, et même son sanatorium Vladimir Medem, du nom d’un des premiers leaders bundistes.

Marxiste et convaincu de la nécessité de renverser le tsar, la bourgeoisie, y compris juive, et le capitalisme, le Bund est pleinement intégré dans le POSDR et la deuxième internationale. Mais des dirigeant.e.s, comme Lénine, Trotski ou Rosa Luxembourg, reprochent au Bund ses revendications d’autonomie culturelle et sa défense de la langue yiddish, considérée comme un jargon typique d’un esprit de ghetto, contraire à l’internationalisme prolétarien. Comme Marx et Engels, ils considèrent les revendications culturelles juives comme le rêve d’une « nationalité chimérique ». Les Juifs et juives s’émanciperont avec le socialisme certes, mais en s’assimilant, aux peuples chez qui ils vivent, c’est à dire en cessant d’être juifs. Ces dirigeant.e.s acceptent les idées de libération nationale pour un peuple colonisé sur son territoire, avec sa langue, mais pas celle d’autonomie culturelle pour les populations juives « diasporisées » [7], sans territoire propre et avec des langues comme le yiddish des ashkénazes et le ladino ou le judéo-arabe des Juifs séfarades. Sur cette question, le Bund se rapproche bien plus des positions anarchiste de Kropotkine, qui défend l’autonomie nationale culturelle [8], tout en déclarant que « la renaissance culturelle n’est possible qu’avec la libération sociale » et en écrivant « je défend le Yiddish, qu’il faut développer et parfaire ».

Que faire face à l’antisémitisme ?

Les Bundistes réprouvent les attentats contre les personnalités tsaristes pratiqués par certains anarchistes ou socialistes révolutionnaires. D’une part, la condition des Juifs russo-polonais a terriblement empiré après l’assassinat d’Alexandre II [9], et d’autre part, la vie humaine est sacrée. Chez les Juifs de l’antiquité au Moyen Orient, la peine de mort existait certes dans les textes, mais une série de dispositions la rendait déjà inapplicable [10]. En 1899, le Bund déclare « La lutte des travailleurs doit être dirigée contre l’absolutisme et non contre des gendarmes, des gouverneurs, ni même contre le Tsar Nicolas II en tant qu’individu ». Mais lorsque le Tsar, dès 1902, aggrave l’antisémitisme et les pogroms, et surtout après le terrible pogrom de Kichinev [11] organisé en 1903 par le très antisémite ministre de l’intérieur Von Plehve, le Bund s’engage dans la constitution des groupes d’autodéfense armée (avec armes à feu). Il en acquiert une extraordinaire popularité dans toute la communauté juive, et ce jusqu’à certains milieux religieux.

En 1897, Théodore Herzl, pensant que les Juifs ne seront jamais acceptés nulle part, lance le sionisme pour construire un État-nation juif, si possible en Palestine. Pour le Bund, les ouvriers et paysans russes, polonais ou autres, finiront bien par guérir de l’antisémitisme grâce à la solidarité de classe et la lutte anticapitaliste. Il refuse donc le sionisme, cette humiliante fuite en avant, sous les cris des pires antisémites : « sales Juifs, en Palestine ! ». Le Bund oppose son mot d’ordre : « Doy kayt » (« On reste ici » !). Il analyse le sionisme comme une future oppression inévitable et inacceptable de la part des Juifs contre les Palestiniens autochtones. De même, il défend le yiddish parlé par le peuple depuis des siècles avec une riche littérature, contre la majorité des sionistes, qui veulent anéantir le yiddish et les autres langues de la diaspora à la culture bimillénaire, au profit de l’hébreu, alors utilisé uniquement dans les textes et cérémonies religieuses.

Quant au « Poale Zion », du marxiste Ben Borochov [12], ce sionisme ouvrier avec la perspective d’un État juif socialiste au Moyen Orient, le Bund ne l’analyse que comme un mouvement à la remorque du sionisme bourgeois de Théodore Herzl. Cela ne l’empêche toutefois pas de conclure des alliances ponctuelles avec les poale-zionistes qui participent aussi aux groupes d’auto-défense et qui combattrons plus tard avec les Bundistes dans la guerre antifasciste espagnole de 1936-1939 puis dans la résistance contre les nazis.

L’ennemi stalinien

Jusqu’à la révolution russe de 1917, le Bund est comme le POSDR, le lieu d’intenses débats entre pro-mencheviks et pro-bolcheviks. Mais, contrairement aux socialistes français ou allemands, qui se rangent majoritairement dans « l’union sacrée » pour la guerre avec leurs propres bourgeoisies, les Bundistes sont quasiment tous pacifistes dès 1914. En février 1917, le tsar Nicolas II est renversé. Le gouvernement à forte tendance socialiste menchevik qui en résulte abolit toutes les lois discriminatoires contre les Juifs dès avril 1917. Ces dispositions égalitaires pour les Juifs sont consolidées par les bolcheviks après la révolution d’octobre 1917.

Si le Bund s’est enthousiasmé pour la révolution de février, une grande partie de ses militant.e.s réprouve les attitudes trop autoritaires à leur goût, du parti bolchevik de Lénine et de Trotski, et reste de ce fait attaché au courant menchevik, tout en conservant des convictions anticapitalistes. Des Bundistes pro-bolcheviks se rapprochent très vite du parti de Lénine, devenu « parti communiste » dès 1918. Ils forment le « Kombund » en 1919, c’est à dire, le Bund communiste, en pensant bénéficier d’un droit de tendance pour exprimer leurs idées d’autonomie culturelle et organisationnelle juive… refusé en 1921.

Et bien sûr, avec la montée du stalinisme, la majorité des militant.e.s bundistes judéo-russes finiront leur vie dans les camps staliniens aux côtés des anarchistes, de la vieille garde bolchevik, des anciens bolcheviks de l’opposition ouvrière [13], des trotskistes [14] ou d’autres braves citoyen.ne.s soviétiques arrêtés pour n’importe quoi.

Le Bund polonais

Au sein de la Pologne redevenue indépendante en 1918, le Bund se développe. Le chef de l’État polonais, le maréchal socialiste et nationaliste Pilsudski, est bien vu dans les milieux juifs pour sa bienveillance envers eux, dans un pays gangrené par un antisémitisme quasi-endémique. Devant faire face à l’antisémitisme féroce du puissant parti de droite « national démocrate », dit « Endek », le Bund polonais resté dans la deuxième internationale socialiste, construit quand même son réseau d’écoles en langue yiddish, certes contrôlées par l’État polonais, et mène d’importantes luttes sociales, syndicales et électorales, et ce même après la mort de Pilsudski en 1935, remplacé par le très fascisant colonel Beck.

Pendant la guerre de 1939-1945, le Bund combat activement et héroïquement avec les organisations de la résistance polonaise. Il organise des actions de solidarité et de sauvetage dans les ghetto, alors même que Staline fait exécuter deux dirigeants, Henryk Erlich et Victor Alter, officiellement invités à Moscou pour constituer un soit-disant « comité juif antifasciste ». La grande révolte du ghetto de Varsovie en 1943, est dirigée par le sioniste Mordechaj Anielewicz, de « l’Hashomer Hatzaïr » [15] et par le médecin bundiste Marek Edelman, qui gardera ses convictions bundistes jusqu’à sa mort en 2009, après avoir été élu député de Solidarnosc en 1989.

Après la guerre, le Bund polonais dut encore lutter contre une vague de pogroms, dont le pire, celui de Kielce en 1946, fit 42 morts avec l’aide de l’armée et de la police, suite à des rumeurs de meurtre rituel pratiqué par les Juifs, comme au temps tsariste. Dès 1949, le Bund polonais est liquidé par les staliniens au pouvoir en Pologne. Quelques organisations bundistes survivent quelques temps en France, en Israël et aux USA. Mais le Bund n’existe plus en tant que tel.

Par contre, l’histoire lui a donné raison à propos du sionisme qui opprime les Palestiniens, et ses valeurs principales se retrouvent aujourd’hui chez les refuzniks israéliens, ou à l’Union juive française pour le paix [16], qui comme le Bund, combat le fascisme, le sionisme et le racisme et pour le « vivre ensemble » dans l’égalité des droits, tout en boycottant les produits israéliens, afin de faire cesser l’apartheid.