Que sont devenu-e-s les auteur-e-s (individu-e-s ou groupes) des différents textes depuis la publication du livre ?

Il est difficile de répondre à cette question. Ils/elles ont pris des chemins tellement differents. Beaucoup ont déménagé aux quatre coins des Etats-Unis, certain-e-s participent à de nouveaux projets éditoriaux, comme « Baedan » par exemple. Certain-e-s se sont toumé-e-s vers d’autres expériences et ont rejoint d’autres milieux théoriques : féminisme matérialiste, afro-pessimisme, nihilisme de genre, luttes décoloniales. Certain-e-s utilisent leur temps pour soutenir des prisonnierère-s queers et anarchistes. Il y a eu un nombre incalculable d’émeutes, et plein d’anarchistes queers y ont pris part. Certain-e-s ont suivi de nouveaux chemins spirituels, pratiqué la sorcellerie, recherché leurs ancêtres. D’autres se sont lancé-e-s dans des projets historiques, de recherche généalogique des révoltes queer. D’autres se sont tourné-e-s vers une pratique intensive des arts martiaux ou de la poésie. Beaucoup se sont perdu-e-s de vue. Pour d’autres, nous nous voyons encore lors des moments qui comptent.

Que penses-tu de li’nsurrectionnalisme queer en Europe que tu as découvert lors de tes voyages ? Quelles différences et quels liens vois-tu entre Bash Back! et le contexte européen ?

J’ai observé trois différences majeures :

1. Il me semble que les anarchistes queers en Europe ont une tendance davantage infrastructurelle. Durant l’intégralité de notre voyage, nous avons été hébérgé-e-s dans des squats tenus par des queers. Les gens faisaient aussi partie d’un réseau bien établi, organisaient des festivals et prenaient grand soin les un-e-s des autres. Ce n’est pas le cas aux Etats-Unis, où il n’y a que très peu d’espaces qui sont à la fois queers et insurrectionnels (mis à part quelques exceptions notables).

2. Il était particulièrement important pour nous de nous dissocier des courants politiques identitaires plus majoritaires ou normatifs qui dominent les discussions sur la race, le genre et la sexualité aux Etats-Unis. Nous pensons notamment au discours associatif[1] et universitaire. Comme nous devions batailler constamment, nous avons adopté le parti de formuler nos critiques de ces discours de manière incendiaire et hyperbolique, surtout parce qu’ils sont principalement propagés par l’État et approuvent totalement son rôle. Le contexte est bien évidemment très différent en Europe, où les États tendent à rejeter tout discours sur l’identité, à l’exception des identités nationales. Cela déteint sur les milieux radicaux et anarchistes que nous avons rencontrés, dans lesquels les politiques identitaires qui dominent les milieux politisés aux États-Unis depuis une décennie semblaient complètement absents. Alors que chez nous nous essayions de dépasser la dimension identitaire comme base du militantisme, nos camarades queers en Europe luttaient pour obtenir des espaces de parole sur les identités.

3. Nos interlocuteurice-s en Europe semblaient souvent interloqué-e-s ou troublé-e-s par deux éléments intimement liés : l’importance de la race et la réalité de la violence dans notre récit. On dirait que les contextes de race, de violence de rue et de la racialisation de la violence aux mains de l’État sont très différents en Europe et aux États-Unis.

Quelle était l’influence de Tiqqun sur Bash Back! ? Y a-t-il d’autres influences européennes à citer ?

L’insurrection qui vient était un sujet sensible chez les anarchistes aux États-Unis dans la deuxième moitié des années d’existence de Bash Back!. Pour être honnête, je dois dire que quelques membres de Bash Back! étaient très influencé-e-s par Tiqqun et que d’autres les méprisaient. L’usage d’un jargon « tiqqunien » chez Bash Back! est souvent une manière « camp[2] » de se moquer ou de s’approprier leur langage, mais je ne dirais pas que Bash Back! leur soit beaucoup redevable théoriquement. L’anarchisme insurrectionnaliste d’Alfredo Bonanno, le féminisme italien des années 1970, les écrits de Jean Genet et les idées du FHAR[3] sont autant de références européennes qui ont été beaucoup plus importantes.

Pourquoi les auteur-e-s ont-ielles choisi de ne pas citer leurs références et sources d’inspiration ?

Plusieurs raisons l’expliquent (ceci dit, il faut se souvenir que les textes ont été écrits par des personnes différentes et que je ne peux pas parler au nom de tous-tes) :

1. la volonté d’envoyer chier les universitaires ;
2. l’humour/ le camp ;
3. une volonté de s’approprier le langage utilisé par les hétéros ;
4. une volonté de se moquer des anarchistes hétéros ;
5. plus sérieusement aussi, le principe d’anonymat.

Fredy Baroque & Tegan Eanelli
VERS LA PLUS QUEER DES INSURRECTIONS
Traduit de l’américain par Diabolo Nigmon & Decibel Espanto

Titre original : ENTRETIEN AVEC UN-E AUTEUR-E, PAR LES TRADUCTEUR-ICE-S

Éditions Libertalia, 2016, p. 11-14.

 

Notes

1. Il s’agit ici d’une attaque portée aux « Non-profit », organisations à but social ou militant qui ont largement professionnalisé le militantisme aux Etats-Unis.

2. Attitude queer, définie notamment à partir des spectacles transformistes, qui mêle humour et théâtralité, fondée sur l’incongruité, l’autodérision, le décalé face au tragique de certaines situations.

3. Front homosexuel d’action révolutionnaire. Prédécesseur des Groupes de libération homosexuelle (GLH), le FHAR, né en 1971 et composé de gouines et de pédés, est l’auteur du Rapport contre la normalité (1971) et de nombreuses actions.