Quelques notes sur « l’affaire de la Macédoine »

Depuis la dissolution de la Yougoslavie en 1992, les guerres et les déclarations d’indépendance des États yougoslaves (Slovénie, Macédoine, Croatie, Bosnie, Croatie) qui ont suivi, un conflit oppose l’État grec et l’État Macédonien quant au nom officiel de ce dernier. Ce conflit a connu des épisodes importants surtout dans les années années 1990, tant au niveau des organismes internationaux qu’à l’intérieur des sociétés de ces deux pays. « L’affaire de la Macédoine » est un élément clé pour comprendre le nationalismes des deux côtés de la frontière ; pour l’État Macédonien, il s’agit d’une composante centrale de son processus de construction d’une idéologie nationale, indispensable à sa survie comme état-nation récent. Quant à l’État grec, la Macédoine fait partie de l’héritage de la Grèce ancienne ; c’est à ce titre un élément important dans le mythe de la continuité historique entre l’antiquité et la Grèce moderne.

Avant tout il faut dire que les usurpateurs nationalistes de l’histoire ignorent volontairement quelques éléments :

Le slogan nationaliste grec « il n’y a qu’une seule macédoine et elle est grecque » ne rime à rien. Car, déjà géographiquement, le territoire macédonien historique appartient actuellement à 3 états (grec, macédonien, bulgare), et de plus les historiens ne sont d’accord ni sur l’origine de la langue macédonienne, ni sur l’origine ethnique des macédoniens. Certains les considèrent comme « grecs », d’autres comme « semi-grecs », et d’autres comme « barbares ».

Plus récemment, le territoire de la Macédoine était dominé par l’Empire ottoman jusqu’aux guerres balkaniques de 1912-1913. A la fin du 19 siècle, les populations sont administrées par quatre différentes subdivisions administratives, plus connues comme le Vilayet (orthodoxe, juif, arménien, musulman). Ceci étant dit, dans ce territoire il y a plusieurs ethnies et de nombreuses langues parlées ; selon une étude de l’époque à Thessalonique, importante ville commerciale, 40% des habitants étaient juifs, 30% étaient musulmans et 25% orthodoxes. Jusqu’à cette période les gens s’auto-définissaient plus sur la base de leur religion que sur leur appartenance à une nation. Les langues parlées étaient en lien avec la vie économique : les commerçants parlent plus la langue grecque, alors que la langue bulgare et macédonienne est utilisé par les pauvres paysans et tout le monde parle turc du fait de la domination Ottomane. Profitant de l’absence de « conscience nationale », les bourgeois grecs vendent l’idée nationale grecque avec l’aide de l’église qui contrôlait le système éducatif. Ils réussissent à enrôler une large partie de la population macédonienne dans le « combat national ». Autrement dit, les classes bourgeoises de Grèce ont réussi à dominer le territoire macédonien et à helléniser les populations y vivant.

A l’antipode de ces conflits nationalistes nous trouvons :

– l’insurrection de Ilinden ; l’Organisation Révolutionnaire Macédonienne Intérieure (ORMI) est fondée en 1893, elle promet l’autonomie du peuple macédonien et a comme but principal l’annexion d’une grande partie de la Macédoine et de la région de Thrace à l’État Bulgare. Plus tard elle se scinde en deux parties: les Autonomistes (proche des idées socialistes) qui continuent à réclamer l’autonomie de la région et les Unionistes qui défendent l’idée d’une union avec l’État Bulgare. Les combats contre l’ORMI avaient déjà commencé en 1896 et s’intensifient avec l’insurrection d’Ilinden en 1903 lorsque des paysans et ouvriers, surtout slavophones mais aussi grecophones, albanophones et valachophones s’arment et se révoltent contre le pouvoir ottoman. L’insurrection sera vite réprimée par l’armée ottomane multiethnique.

– le mouvement ouvrier au début du 20ème siècle ; A. Benaroya, un jeune juif de Thessalonique, joue un rôle important dans la création du premier mouvement socialiste massif dans la territoire Ottoman. Il s’agit de la Fédération Ouvrière Socialiste de Thessalonique (1908), qui s’adresse à tous les groupes nationaux, édite ses outils de propagande en quatre langues (turque, bulgare, grec, hébreu) et tente de s’opposer aux conflits nationalistes des Balkans.

« L’affaire de la Macédoine » est intrinsèquement liée à la politique des partis communistes de la région : le Parti Communiste Grec (PCG), le Parti Communiste Yougoslave (PCY) et le Parti Communiste Bulgare (PCB). En 1924 est adoptée par le PCG et le PCB la position du Komintern : loin des intérêts des bourgeois de ces deux pays, le peuple macédonien devait lutter pour son indépendance nationale. Selon cette position, l’objectif était une révolution ouvrière et paysanne aux Balkans qui pourrait se réaliser à travers les mouvements de libération nationale qui suivraient le chemin anticapitaliste plutôt que le chemin nationaliste. Une idée qui s’est avérée illusoire… Le territoire de la Macédoine et sa population en constante modification ethnique (échanges des populations entre la Grèce et la Turquie en 1923, hellénisation forcée des populations entre les deux guerres, extermination et déportation des Juifs, occupation de l’armée Bulgare de la Macédoine et persécution des grecophones durant la deuxième guerre mondiale) est devenu un sujet de rupture entre les PCG, PCY et PCB. Ce conflit s’explique également par des points de vue idéologiques divergents, par le conflit entre Staline et Tito et plus globalement par l’incapacité d’aller à l’encontre de l’idéologie nationaliste. Ainsi, la revendication qui concerne l’autonomie de la Macédoine n’est qu’un prétexte aux projets expansionnistes des États Grec, Yougoslave et Bulgare.

La construction des nations dans les Balkans n’ a pas amené automatiquement « une conscience nationale » aux populations ; celles-ci avaient déjà des points en commun comme la langue et/ou la religion. L’élaboration des mythes nationaux en tant qu’outil que chaque État utilisait pour asseoir sa domination visait à la création d’une communauté nationale imaginaire et homogène. Elle provoquait inévitablement la séparation des populations aux territoires mutli-ethniques de l’Empire ottoman.

Les récits relatifs à « l’homogénéité biologique » des nations dans les Balkans viennent des racialistes national-socialistes ou des révisionnistes nationalistes de l’Histoire. En tous cas le processus d’homogénéisation nationale des populations aux Balkans a duré tout le 20ème siècle et dans certains cas il n’est pas encore terminé.

 

Des nos jours, la résurgence de « l’affaire de la Macédoine » s’explique aussi par la politique de l’Otan dans la région. Celui-ci se présente comme garant de la paix aux Balkans mais en réalité il joue sur les nationalismes des États balkaniques pour maintenir et étendre sa domination.

Jusqu’alors, l’État grec opposait son veto à l’adhésion de l’État de Macédoine à l’Otan et à l’UE à cause du confit sur le nom ; mais il paraît que les intérêts de l’Otan et des capitalistes grecs et macédoniens sont plus importants. Plus particulièrement pour les capitalistes grecs il s’agit d’une occasion pour renforcer leur présence dans tous les Balkans après des années de crise. Nous rappelons qu’en période de guerre aux Balkans, entre 1991 et 2001, l’État Grec a participé activement aux diverses initiatives venant des institutions internationales, économiques et militaires, et qu’en 1999 il a pondu le « Projet Grec pour la restructuration des Balkans » avec pour objectif l’investissement de capitaux grecs en Albanie, Roumanie, Bosnie, Macédoine et Serbie. Le patronat grec assoit ainsi sa domination dans les pays des Balkans en profitant des privatisations massives des années 90, de la main d’œuvre bon marché et du faible taux d’imposition des entreprises. Il est vrai que depuis la crise de 2008 la présence des entreprises grecques est affaiblie, cependant le capital grec se situe encore à la première place des investissements directs dans les pays des Balkans.

En 2017, l’arrivée au pouvoir de la coalition SDSM (social démocratie) et DIU (principal parti Albanais) en République de Macédoine signifie le début des négociations entre les deux États et donc la réapparition de toute cette affaire ; ce processus aboutit à l’accord de Prespes en juin 20181, ratifié par le parlement grec. L’État Macédonien a choisi la tactique du referendum (le 30/09), sauf que la faible participation a rendu le vote invalide et a provoqué une crise politique.

En Grèce, ces négociations ont été le signal du réveil des idées conservatrices et nationalistes et le retour de l’extrême droite, tant dans la rue que sur la « scène politique ». Les fachos ont reçu un coup important de l’État fin 2013 (suite à l’assassinat de P. Fyssas2) avec l’emprisonnement temporaire des leaders de l’Aube Dorée (AD) et le procès contre ce parti, encore en cours. Effectivement entre temps, l’extrême-droite s’est en partie restructurée, aussi en dehors de l’AD, et n’a cessé ses attaques contre les migrants et « l’ennemi intérieur ». Mais globalement leur présence était en recul par rapport aux années 2010-2013.

Le terrain pour le développement du nationalisme était déjà favorable du fait du recul du mouvement révolutionnaire en Grèce et « l’affaire de la Macédoine » leur a donné l’occasion d’apparaître publiquement et sans complexe se positionnant contre l’accord à venir, défendant l’idée « d’une seule Macédoine grecque ». Parmi les actions des nationalistes en lien avec l’affaire de la Macédoine, les plus significatives sont le rassemblement du 21 janvier à Thessalonique, celui du 4 février à Athènes et celui du 8 septembre lors de la venue traditionnelle du premier ministre Tsipras à la Foire Internationale de Thessalonique (DETH). Pendant ces rassemblements ils ont fait des émeutes, agressé des migrants et des militants et attaqué des locaux et squats du mouvement anti-capitaliste et révolutionnaire ; le point culminant était effectivement l’incendie du squat Libertatia3 lors du rassemblement nationaliste de Thessalonique. Depuis cet incendie, nombreuses actions de solidarité avec les camarades occupant cet espace ont eu lieu dans toute la Grèce et actuellement un processus est en cours pour la reconstruction du bâtiment…

Le squat anarchiste Libertatia incendié lors de la manifestation nationaliste du 21 janvier à Thessalonique.

L’idée que les citoyens participant aux rassemblements et actions nationalistes ne sont pas tous des fascistes est à la fois vraie et trompeuse. Il est évident que les organisateurs, les symboles, les slogans, les groupes organisés qui s’y investissent ont un caractère clairement nationaliste ; de fait il se positionnent contre « l’ennemi intérieur » ce qui est prouvé par leurs attaques contre des espaces auto-organisés lors des rassemblements nationalistes. De plus à travers ces rassemblements, l’extrême droite s’exprime de façon dynamique dans la rue et mobilise tous les rouages de l’État Profond. La participation des groupes de gauche dans ces rassemblement est relatif à leur obsession politique de former des fronts populaires anti-impérialistes et antigouvernementaux ; dans tous les cas ces groupes seront soit intégrés au milieu de l’extrême droite ou seront dissouts à cause de leurs contradictions. Le soi disant conflit entre patriotisme de gauche et nationalisme de droite cache les passerelles qui les lient : dans les deux cas l’objectif est d’effacer les conflits sociaux et de classe, de lier les gens aux idéologies du pouvoir économique et politique.

Notes: 1http://www.lepoint.fr/monde/signature-d-un-accord-historique-sur-le-nom-de-la-macedoine-17-06-2018-2227860_24.php 2http://lahorde.samizdat.net/2013/09/18/grece-le-rappeur-killah-p-assassine-par-des-neonazis/ 3Cf : http://lahorde.samizdat.net/2018/01/23/grece-attaques-fascistes-du-21-janvier-a-thessalonique/ ******************************************************************************************************************

Photo: Banderole de l’assemblée anarchiste Resalto (Pirée) appelant à la manif antifa du 14/06/18 à l’occasion de la commémoration de l’assassinat de P. Fyssas : « Comprends bien ce que c’est la démocratie, elle ne combat pas le fascisme, elle le nourrit »