Pour remettre un peu les choses dans leur contexte c’est un article des années 70 dans lequel Delphy règle ses compte avec des mecs blancs de gauche, souvent marxistes, ayant pris des positions antiféministes. Du coup elle répond en même temps à plusieurs questions assez essentielles, la première : Pourquoi les hommes ne pourraient-ils pas être féministes ? Pourquoi le féminisme ne serait que l’affaire des femmes ? Sa réponse : Car le féminisme d’adresse uniquement aux femmes.

Pour elle le but premier du féminisme c’est de créer une conscience de classe femme, c’est à dire d’amener les femmes à prendre conscience de leur oppression. « Le premier empêchement à lutter contre son oppression, c’est de ne pas se sentir opprimée. » « Le premier moment de la révolte ne peut consister à entamer la lutte mais doit consister au contraire à se découvrir opprimée : à découvrir l’existence de l’oppression ». D’où il découle que ça ne s’adresse pas aux hommes : donc, « la prétention des non-opprimés à participer à la lutte de façon égale est absurde ». 

Deuxième question à laquelle elle répond : « Je suis un homme mais je suis féministe. Je fais par exemple attention à mon attitude, par exemple en ne me montrant pas autoritaire » Sa réponse : La volonté individuelle n’a rien à voir là dedans. Il importe peu que les hommes essaient de ne pas se montrer autoritaire, puisque ce qui compte, c’est « l’autorité réelle, c’est à dire institutionnelle et matériellement assise, que les hommes possèdent en fait sans avoir besoin de la vouloir, et qu’ils soient autoritaristes ou non ».
Troisième question : « Je suis un homme en couple hétéro mais je fais très attention. J’ai éliminé le sexisme de mes relations personnelles, et notamment dans mon couple qui est un rempart contre le sexisme ». Réponse de Delphy : ça n’a aucun sens. Cette idée revient à dire, en gros, qu’il pourrait exister des îlots a-sociaux au sein d’une société. Généralement on convoque à ce moment là les sentiments, qui ne seraient en aucun cas affectés par les déterminismes sociaux. L’existence même de la relation hétérosexuelle est déjà une norme idéologique. La « dyssymétrie [entre homme et femme] est la cause de l’existence même de [leur] association ». « Pour le moment, on ne peut pas dire que […] les impossibilités matérielles transformées en interdits par l’idéologie et intériorisées par la conscience […] soient extérieures au fait que les femmes aient des relations avec les hommes ». « En bref, non seulement il n’est pas nécessaire qu’un homme soit un oppresseur volontaire pour qu’une femme soit opprimée dans une relation interpersonnelle, mais cette oppression générale et antécédente à toute relation est déterminante dans l’existence même de cette relation ».

Et dernier point : « Pourquoi faire une différence entre homme et femme ? La différence, c’est pas plutôt ce qu’on pense, comment on se positionne ? La différence n’est-elle pas plutôt entre féministes et antiféministes ? » Réponse de Delphy : LOL. On touche au fond du problème et à une question que je trouve ici vachement importante et intéressante : la différence entre féminisme idéaliste et féminisme matérialiste. Pour Delphy, le féminisme idéaliste est le masque avec lequel avance l’antiféminisme (ça vaut aussi pour d’autres combats politiques en fait en y réfléchissant) Le féminisme idéaliste, c’est croire que le féminisme est uniquement une question de conviction perso, bref : un débat. Delphy : « Que j’aime entendre des marxistes affirmer que tout se passe au niveau des valeurs, mieux, des déclarations d’intentions (pures, bien sûr) ; que les luttes ne sont pas des conflits entre groupes concrets opposés par des intérêts concrets mais […] des conflits d’idées ». Dans le féminisme idéaliste, tout se passe « comme si le fait de bénéficier ou de subir l’oppression ne fait aucune différence ». C’est une idée qui est souvent avancée par les hommes, remarque-t-elle, parce qu’elle leur permet de réclamer une part égale à celle des femmes dans la participation à la lutte féministe.Mais les convictions individuelles n’importent pas, pour Delphy : « quelles que soient mes réactions subjective à [telle ou telle] réalité, elle existe ». Les hommes profitent de l’oppression des femmes indépendamment de leurs opinions. Du coup le féminisme matérialiste, c’est au contraire envisager qu’il existe deux groupes, homme et femme, l’un tirant des bénéfices matériels de l’exploitation de l’autre, et que c’est ça qu’il s’agit d’analyser (et de combattre). 

Mais ya quand même des trucs qui me posent question dans son analyse, en fait j’arrive pas à savoir si on peut encore aujourd’hui analyser les classes homme/femme ne façon aussi rigide, sans prendre en compte d’autres facteurs… je sais pas trop. Clairement ce qui m’intéresse le plus dans ce qu’elle dit c’est quand elle montre qu’une lutte politique c’est autre chose qu’un débat d’idées hors sol et/ou un débat sur ses comportements individuels, ça fait du bien de (re)lire ça. Du coup j’ajoute un truc qui était peut-être pas clair, je pense pas que l’enjeu de son article soit de dire que les hommes ne doivent rien tenter, rien faire, ou ne doivent pas s’intéresser au féminisme. C’est plutôt un article qui a pour but de démontrer que le féminisme n’est pas un débat d’idées ou une affaire de convictions perso, mais une lutte de pouvoir. Ceci afin d’empêcher à certains hommes qui se réclament féministes de ne pas s’interroger sur leur position à eux. Et ceci également pour éviter que les hommes ne cherchent à prendre trop de place, trop de pouvoir au sein du mouvement féministe au motif que « ce qui compte, c’est les idées et les convictions, pas que tu sois un homme ou une femme ».

 

Article « Nos amis et nous »  http://lmsi.net/Nos-amis-et-nous