Deux jours après l’attentat abject, le lundi 8 septembre, Ouest-France publiait un article sur l’action municipale en faveur des personnes en exil à Nantes en arborant un titre sans équivoque : Migrants à Nantes, la facture s’élève à 4 millions d’euros. Après un week-end difficile pour la mairesse, l’heure était à la transparence et à l’argumentation comptable pour défendre la politique d’accueil des étrangers dans la cité des ducs. La tête encore enfarinée, l’édile fait la démonstration d’une politique volontariste de la ville de Nantes en matière d’accueil des personnes en exil. Une démonstration comptable qui intervient après l’expulsion de l’ancien EHPAD et de la fermeture du jardin des Fonderies, dont le but, tout aussi volontariste, est d’éliminer la présence d’« indésirables » sur l’espace urbain. Cette logique nauséabonde méritait bien quelques grammes de farine. Pourtant, perçu comme un acte de violence ignoble, de nombreuses personnes ont commentées avec hargne leur rejet d’une telle action. Voici le cynisme de notre époque! Alors qu’un cycle de répression s’étend partout en Europe contre les mouvements solidaires avec les exilé.e.s, les sanglots les plus audibles sont ceux qui dénoncent un enfarinage. Voici comment les pouvoirs locaux reconfigurent les mouvements sociaux et arrivent à nous laisser penser que des personnes ayant participé aux mouvements solidaires sont plus violentes que celles qui chassent les « vies nues » de nos espaces urbains, au loin des regards. Cet article souhaite mettre en avant le véritable enfarinage qui est de laisser penser que la politique municipale est à la hauteur des défis des villes face à l’urgence de la question migratoire et que cette politique doit se penser comme une opération comptable. 

Crise migratoire pour taire les égarements des politiques d’hostilité

Le premier écran de fumée qui peine à se dissiper est la thématique d’une « crise des migrant.e.s ». Ce thème est un poncif largement utilisé par les politiques publiques afin d’insinuer que nous connaitrions aujourd’hui un afflux hors-norme de personnes en exil et que cet afflux submergerait les villes. Parler de crise de migrant.e.s, outre la tentation bien connue aujourd’hui de gouverner par la crise, détourne la question politique des mobilités internationales pour une question gestionnaire d’une urgence construite.

Si les chiffres de l’asile (OFPRA et Eurostat) montre bien une augmentation des demandes d’asile en 2015 (60 000 demandes, soit une augmentation de 24%), il faut comprendre que ce niveau demeure proche, voir inférieur, du nombre de demandes enregistrées dans le début des années 1990. De même, si nous restons sur une logique du chiffre,  en comparaison avec les flux démographiques de touristes, le nombre de personne en exil semble bien ridicule compte tenu des 83 millions de personnes venus en France en 2016. La vague submersive semble bien plus explicite que la poignée d’hommes, de femmes et d’enfants qui cherchent refuge face à l’accroissement des conflits dans le monde et à la prédation économique dans de nombreux pays du globe. Une situation migratoire qui n’a donc rien d’exceptionnelle, sinon l’absence de prise en charge minimale ayant pour effet d’augmenter le nombre de personnes à la rue et donc, fatalement, de visibiliser l’occupation d’espaces précaires de la ville par des populations que les politiques publiques catégorisent d’indésirables. 

Pourtant, cette idée reste largement véhiculée pour justifier les politiques publiques de contrôles, d’encampement et de déportation, et il fallait bien ça pour qu’apparaissent soutenables des méthodes coloniales de mises à l’écart en Europe (comme pour la crise financière pour les politiques d’austérité et la crise terroriste pour la suspension des libertés publiques, habile! ).  Il n’est d’ailleurs jamais inutile de rappeler que la politique européenne d’externalisation des frontières (notamment avec le traité UE-Turquie, puis UE-Libye) a permis une baisse de 5% du nombre d’entrées sur le territoire européen. L’autoritarisme de l’un et les pratiques esclavagistes de l’autre, n’émeuvent évidemment pas nos élu.e.s qui promeuvent cette externalisation pour nous protéger d’une crise qui n’existe pas. Et à quel prix? Les politiques d’encampement, de militarisation des contrôles frontaliers et le développement du laisser mourir aux frontières, démontrent bien que le pic du nombre d’arrivées de 2015 (environ 1 million) a été rapidement contenu par la mise en œuvre de ces politiques sécuritaires inédites depuis la seconde guerre mondiale. Cette soit disant vague a donc été maitrisée, en toute conscience des effets humains et du nombre de morts qui en découlent.

Enfin, cette question est évidemment à mettre en lien avec la situation de détresse sociale dans laquelle (sur)vivent les exilé.e.s aujourd’hui en France. Alors qu’elle n’accueille qu’une infime partie du nombre de personnes en exil en Europe ( 66 000 en 2016), soit deux fois moins que l’Italie ( 122 960) et onze fois moins que l’Allemagne (745 150), l’extrême précarité imposée aux personnes en exil en France génère une occupation manifeste de l’espace urbain et le développement de disettes et de nombreuses problématiques sanitaires d’un autre âge. Méfions nous toujours de gen.te.s qui nous parlent de crise migratoire quand la véritable crise est une crise politique, une crise provoquée par l’emprise gestionnaire sur les corps qui passent les frontières et que les dispositifs juridico-administratifs catégorisent comme indésirables.

Demander l’asile sans un refuge et les logiques de filtrages des dispositifs d’accueil des demandeurs d’asile

Cette prétendue crise a pour effet de naturaliser, ou pour le dire autrement, de rendre exogènes les raisons des situations dramatiques que vivent les populations en exil dans les villes européennes. Or il est essentiel de prendre en compte deux éléments structurants des politiques publiques de contrôle des frontières qui produisent ces mécanismes d’exclusion et d’orientation sécuritaire. Tout d’abord la question de l’accueil des personnes extra-européennes est aujourd’hui uniquement envisagée à partir du cadre de l’asile. Lorsque des personnes, majoritairement issues des anciens territoires coloniaux, empruntent les mêmes routes internationales que par la passé entre la métropole et la colonie, elles ne peuvent espérer séjourner qu’à travers la logique de l’asile. Outre évidemment l’inadaptation de la convention de Genève pour les situations contemporaines, cette logique en dit long sur les relations actuelles qu’entretiennent les nations européennes avec leurs anciennes colonies. Ainsi la présence de Camerounais.e.s, de pakistanais.e.s, d’Afghan.e.s en Europe n’est tolérée qu’enrôlée dans la posture de l’indigent, celui ou celle qui se soumet aux règles de la procédure d’asile et qui devient par le fait apatride, superflu.e. Pour le dire schématiquement la présence d’une personne venue d’un pays africain ou d’une ancienne colonie n’est envisagée qu’à travers son « droit au séjour ».

Dans ces conditions nous apercevons alors sans mal un continuum dans la hiérarchisation sociale propre aux mondes coloniaux. Une catégorisation qui fait qu’une personne venue d’un des pays d’Afrique, notamment, restera toujours attachée aux représentations véhiculées par des impensés coloniaux qui structurent encore notre monde social. Un exemple récent est particulièrement marquant, celui de l’enseignant-chercheur en Droit de l’université de Dakar, Karamoko Kallouga Demba, qui s’est retrouvé en camp de rétention à Roissy alors qu’il présentait des papiers en règles  (visa, au moins 3500€ sur son compte bancaire et des billets aller-retour). Pourtant malgré l’apparente légalité de sa démarche, il demeure aux yeux des forces de l’ordre, et donc a fortiori des institutions qui soutiennent sans mesure la police, un étranger, pas forcément d’ailleurs un Sénégalais en particulier, mais davantage un migrant, un africain, une identité globale, biopolitique qui dépasse son propre corps, sa propre expérience sociale. Cette assignation identitaire est ici cumulée avec le mépris habituel que les européennes entretiennent avec le savoir non-européen et particulièrement celui qui pourrait se réclamer aujourd’hui d’une pensée africaine. Une personne noire qui se dit chercheuse est alors considérée de manière forcément suspecte, tout comme une personne racisée en France ne peut porter un discours sur des questions de société qui le toucheraient directement sans être pointé comme un fieffée communautariste (les dénonciations du Black Face, Médine au bataclan, Black M à Verdun). 

Ensuite, le deuxième aspect est lui matériel; à savoir que la question de l’hébergement des demandeurs d’asile dépend de l’enregistrement de la procédure, gérée par l’autorité préfectorale. Le processus de demande est aujourd’hui majoritairement délégué à des guichets associatifs externalisant la demande d’asile et rallongeant à presque 6 mois l’obtention du statut du demandeur d’asile (et non pas l’asile lui même). Sur l’espace vécu de la migration, au cœur des villes, cela se matérialise par l’absence de dispositifs d’accueil inconditionnel des personnes à la rue. Même les autres institutions, notamment les municipalités, qui pourraient évidemment s’imposer comme des acteurs essentiels de l’accueil des étrangers, préfèrent se caler sur les désidératas des préfectures et indexer le droit au logement à la situation administrative. La logique d’accueil inconditionnel est uniquement appliquée par des techniques de dispersions propres aux évacuations d’espaces de vie informels. La transformation de gymnases en camps humanitaires, avec toutes les limites qui ont déjà été largement documentées, marque bien cette logique de l’urgence choisie. Plutôt que de prendre en compte l’existence de plusieurs dizaines de bâtiments publics vides et la possibilité de proposer une politique d’accueil inconditionnel assumée (en s’appuyant sur une force associative qui existe déjà), la villes de Nantes, comme Paris avant elle, favorise des cycles de crises du non-accueil. Évacuer plutôt que d’accueillir, mettre à l’abri davantage qu’héberger. Ceci n’est pas la mise en œuvre d’une solution politique, mais maintenir une situation inepte en scandant des principes « d’humanité » cosmétique. Le seul modèle valable et opérant connu a été mis en œuvre à Riace, par le maire Domenico Lucano, qui est aujourd’hui en prison. Tant que ce modèle ne s’imposera pas à Nantes, il faudra du CRAN

Déni et violences institutionnelles à Nantes et ailleurs.

C’est dans cette perspective que se montent et se démontent depuis près de dix ans des habitats informels, des auto-campements, des squats, des bidonvilles, qui émergent comme un esquive à une politique gestionnaire dysfonctionnelle. L’attente et la précarité qu’elle orchestre entraine une occupation des espaces urbains, espaces autres, hors-lieux que la nécessité détourne de l’usage ordinaire. Sous les métros aériens, sur les landes ou dans les squares, les indésirables attendent le traitement de leur dossier aux marges de la ville ordinaire. Alors qu’une politique de bon sens chercherait la cause première de cette urgence, le mythe de la crise des migrant.e.s légitime le recours à l’expulsion et aux dispositifs de « prévention situationnelle ». Cette théorie criminologique est au cœur de nombreuses logiques de contrôle des populations par l’espace employées par la ville, et largement usitée avec les nombreuses caméras de surveillance sur l’espace public. Une dynamique pensée comme une prévention d’un passage à l’acte, d’un délit qui ne trouverait son origine non pas dans des causes structurelles mais comme le fruit d’une occasion favorable. Comme si l’autre, l’étrangers, le migrant pouvait être soluble dans l’expulsion. Ne pouvant détruire les corps, les institutions les évacuent, les harcèlent, les dispersent. Alors ces outils privilégiés en disent long sur le déni institutionnel que porte les municipalités et les acteurs publics. Déni qui tend à minimiser les raisons premières de la situation migratoire des villes (crises des politiques gestionnaires, relation coloniale à l’altérité extra-européenne) pour se complaire dans une logique sécuritaire, que la crise mythifiée légitime. Car c’est bien la logique de filtrage des demandes d’asile et des hébergements qui provoquent l’occupation d’espaces précaires de la ville.

Depuis deux semaines les pouvoirs publics se lancent dans la traque des habitats précaires et des militants solidaires. En Belgique des hébergeurs solidaires sont interpellé.e.s et inquiété.e.s par la justice, en Italie le maire iconique de Riace est arrêté, en mer l’Aquarius est privé de ports d’accueils et de pavillon. En France le conseil départemental du Vaucluse traduit en justice une militante de RESF qui a inscrit des jeunes exilés de la rue à l’école et partout se multiplient les expulsions d’habitats informels. A Nantes, l’ancien EPHAD est expulsé et avec à la clef des interpellations et une mise au Camps de Rétention Administrative. Les squats ouverts s’expulsent à tour de bras avec des interpellations presque systématiques et l’intervention conjointe de la Police Aux Frontières. Des militant.e.s sont également inquiété.e.s et connaissent une répression sans précédent. C’est dans ce contexte que la maire de Nantes vient nous présenter la facture de son action politique. Une indécence sans-nom. A Nantes ce sont des résident.e.s qui développent des solutions d’urgence en réponse aux politiques publiques d’hostilité. L’autre Cantine propose depuis le début de l’été un nombre de repas gigantesque, tous les jours, pour les personnes à la rue. Des collectifs d’hébergeurs parviennent à offrir le temps d’un répit un toit et un peu de stabilité à des centaines de personnes qui se retrouvent à la rue, des associations, des écoles populaires, œuvrent pour donner un accès à l’école ou du moins pour un partage du savoir et un accès aux loisirs pour des jeunes laissés de côtés. Face aux maillages sécuritaires de cette hostilité publique, les logiques d’hospitalités militantes permettent de limiter la situation dramatique qui se trame actuellement.

Et pourtant Johanna Rolland qui se veut transparente présente sa facture. Le prix de 4 ans d’actions politiques municipales, qui démarraient en mai 2014 avec l’expulsion du Radison Noir, puis de l’ancien bâtiment des Restos du cœur situé rue des Stocks ou encore les expulsions à répétitions depuis l’automne 2017. Cette facture est celle du choix politique du PS local, celui de s’aligner sur les logiques préfectorales plutôt que de décloisonner les questions de statuts administratifs à celui du droit à un hébergement. Dans cette perspective quelques grammes de farine sur l’édile semblent bien vains face aux effets néfastes de sa politique locale du non-accueil. « Français, étrangers : tous nantais », ce vieil adage de la ville de Nantes est l’étendard de son déni institutionnel qui utilise la raison humanitaire comme façade compassionnelle des logiques répressives. Car s’il existe bien actuellement une véritable urgence, c’est celle de dénoncer les logiques sécuritaires misent en œuvre dans les villes face à la situation des personnes en exil, de sortir du mythe de « l’urgence humanitaire », pourtant largement repris même dans les médias révoltés de gauche et de construire une véritable force politique locale.

L’exil est une lutte, une lutte qui ne s’amarre pas uniquement à la question de l’asile, mais qui doit trouver son sens dans une réflexion plus générale de la construction d’une altérité repoussoir, une altérité biopolitique héritière d’un passé colonial qui ne passe pas.

JL