I

Dès le début, le mythe fondateur de l’État syrien fut celui d’un Etat protecteur des minorités religieuses et ethniques. Pays majoritairement sunnite, la Syrie englobe plusieurs « communautés » confessionnelles : alaouite, chiite, chrétienne, assyrienne, arménienne, etc. La famille Assad, en tant que représentante d’une minorité alaouite, était censée protéger toutes les autres et jouait la carte, à au moindre signe d’opposition, d’une guerre sectaire dans le cas de son absence.

La minorité kurde faisait exception car elle était la seule à ne pas être la bienvenue dans la famille des exclus. Après le recensement de 1962, effectué afin de « combattre l’immigration irrégulière », 20 % des kurdes habitant à l’époque en Syrie furent privés de citoyenneté. Cela faisait à peu près 100 000 personnes. En 2011, quand l’insurrection a éclaté en Syrie, le nombre de kurdes sanspapiers était environ à 300 000 selon certaines sources, montant jusqu’à 500 000 selon d’autres. Personne ne sait les chiffres exacts, mais ils étaient assez considérables pour condamner une partie de la population au travail au noir et à des conditions particulièrement misérables. Cela a joué sa part dans une autre particularité de la minorité kurde en Syrie : bien que les bureaucrates et les militaires kurdes ne cessent de parler du Kurdistan, nombreux prolétaires kurdes n’habitent plus depuis longtemps dans les territoires que ces premiers veulent contrôler. Il suffit de voir les bidonvilles sur les pentes du mont Qassiun à Damas ou le quartier de Cheikh Maqsoud d’Alep, des quartiers situés loin du territoire fantasmé du Kurdistan, et pourtant bien considérés comme des « quartiers kurdes».

Ce mélange des « ethnies » n’était pas favorable à un séparatisme quelconque. Même dans les territoires « kurdes » au nord de la Syrie, les arabes et les minorités non-kurdes sont nombreuses, et pas seulement à cause de la politique d’arabisation menée par Hafez al-Assad, comme l’explique le chef du PYD, Salih Muslim, pour justifier les futurs massacres d’arabes dans la région « kurde » (nous reviendrons sur ce point). Ce qui explique la suite.

En mars-avril 2011, l’insurrection éclate en Syrie. Au début à Deraa, puis dans d’autres villes, « arabes », « kurdes » et autres. Durant les premiers mois, la participation kurde y est massive. Malgré la répression particulièrement violente, les manifestations, beaucoup moins « pacifiques » que les représentent les médias occidentaux, unissent non seulement les kurdes et les arabes, mais, dans quelques cas plus rares, aussi des individus venant de « communautés » traditionnellement attachées au pouvoir protecteur du régime : les alaouites, les druzes, les palestiniens et les chrétiens. Pas de revendication unitaire, à part « À bas le régime ! » qui commence à apparaître ici et là. Les raisons sociales pour se révolter sont abondantes : la brutalité des flics, la pauvreté, le service militaire, la stagnation communautaire complice du régime à tous les niveaux de la vie quotidienne, mais aussi la prolétarisation formelle pour certains kurdes et palestiniens, ces derniers habitant majoritairement dans des ghettos, anciens camps de réfugiés, comme celui de Yarmouk à Damas.

Avril 2011, Bashar al-Assad saute le pas pour acheter les prolétaires kurdes : il signe le « Décret 49 » qui accorde la citoyenneté à ceux qui sont enregistrés comme étrangers dans la région de Hasaka, ce qui concerne en grande majorité les kurdes. D’après un interlocuteur arabe, « ça n’a pas marché ». D’après un autre, kurde, « on s’en fout ».

Pendant ce temps-là, tandis que leurs « compatriotes » kurdes se battent contre les soldats et les chabiha [1] du régime aux côtés des arabes et des autres, les partis politiques kurdes, y compris le PYD, se taisent. Presque chacun d’entre eux dispose d’une milice armée, et bien entraînée dans le cas du PYD, mais même au moment où le mouvement commence à montrer les premiers signes de militarisation, ils n’engagent pas le combat. Pour cette raison, durant la période qui va d’avril 2011 à janvier 2012, la réponse à la question « les kurdes participent-ils au soulèvement ? » pouvait aussi bien être « oui » ou « non » selon l’interlocuteur.

Ce décalage qui devrait être évident même pour les parlementaristes les plus aigus, se manifeste par des conflits larvés et directs, avant et après la constitution du Rojava en novembre 2013.

Le 27 juin, 2013, par exemple, il y a eu une manifestation anti-PYD à Amuda, une ville majoritairement kurde avec une population arabe considérable. Un convoi militaire est caillassé par les manifestants, à quoi les forces de YPG répondent par des tirs à balles réelles, tuant trois personnes. La nuit d’après, environ 50 sympathisants du parti d’opposition Yekiti [2] sont détenues et tabassées dans une base des YPG.

Novembre 2015, des habitants du camp de réfugiés d’Erbil, au Kurdistan irakien, manifestent contre la conscription militaire au sein des YPG entre autre. La manifestation fut appelée par les membres du Conseil national kurde, une coalition des partis opposés au PYD, proches de Barzani. On ne veut pas faire des concessions aux geôliers que sont Barzani et ses affiliés politiques (voir l’insurrection sociale de 1991 en Irak), mais on peut constater que la façon dont le PYD s’occupe de ses opposants est identique à celle d’un État.

Rien d’étonnant à cela : maintient des institutions essentiellement coercitives comme la prison, la police, les tribunaux (« populaires »), l’armée (les YPJ et les YPG), même un équivalent de l’ignoble chabiha destiné à terroriser les manifestants dans la rue – tout est intact et même solidifié par la constitution qu’on appelle laconiquement le Contrat social. Les plaisanteries qui promettent la dissolution de la police plus tard n’annoncent rien de révolutionnaire, parce que dans de telles conditions, toute autre force de protection, même informelle, servirait inévitablement la même fonction de protection du pouvoir et du capital. Il ne manque rien à l’État du Rojava.

Pour pas mal de kurdes, cependant, la prise locale du pouvoir -ou plutôt la prise du vide laissé par le pouvoir d’Assad- au début de 2012, était une opportunité historique pour l’« auto-détermination ». Le sentiment populaire et plutôt vague d’appartenance à une nation Kurde -mille fois réinventée selon les conditions historiques- se trouve matérialisé par ceux qui se croient ses représentants, en l’occurrence le PYD. Comme l’a dit un camarade syrien, il était presque impossible pour un kurde syrien de ne pas soutenir cet événement à ce moment-là.

Pour le reste des insurgés, c’était un moment de transformation. D’abord il y avait le pur opportunisme des militaro-politiciens kurdes : quand les troupes des YPG et de l’YPJ s’emparent des régions abandonnées par l’armée syrienne, une petite partie de cette dernière reste autour des points stratégiques (dont les raffineries de pétrole proches de Qamichli). Le PYD refuse catégoriquement de chasser les troupes d’Assad. L’administration locale est désormais sous contrôle direct du PYD, mais les fonctionnaires continuent à recevoir les salaires d’État. La plupart des révoltés, des insurgés et des révolutionnaires syriens considèrent cela comme une trahison. Ensuite, la question devient « la question kurde ». Du point de vue politicien et militariste, il n’est pas possible de dire que le PYD est « avec » ou « contre » le régime d’Assad, mais il est devenu clair que la question pour ceux qui soutiennent le Rojava n’est plus sociale, mais nationale.

Dès novembre 2013, le chef des PYD, Salih Muslim, déclare que les arabes qui vivent dans les régions « kurdes » du fait de la politique d’arabisation de Hafez al-Assad, devront un jour partir. Le 17 mars 2016, les leaders des trois cantons déclarent que le Rojava est une région fédérale au sein de la Syrie. Mais hélas ! On ne fédère même pas les régions, on fédère les « ethnies » ! La fédération réunira non pas des entités territoriales, elle réunira les Kurdes, les Arabes, les Assyriens et les autres que le pouvoir acceptera en tant que communautés sous son joug.

Voilà donc pour le fameux dépassement du nationalisme par le PKK (et le PYD). Voilà pour le fédéralisme. Quant à la partie démocratique de ce dernier, aujourd’hui on peut déjà se référer à la base militaire française qui est en train d’être construite, nulle part ailleurs qu’à Kobané.

Le bilan : les duperies les plus banales du PYD sont avalées par un nombre immense de belles âmes comme révolutionnaires ; la contribution largement sociale à l’insurrection syrienne des prolétaires kurdes est étouffée au détriment des militaro-politiciens nationalistes ; les révolutionnaires syriens, quelle que soit leur « ethnie », sont laissés à crever aux mains des geôliers baasistes, islamistes et djihadistes.

 

II

Si on parle aujourd’hui du Rojava et de son projet néo-nationaliste, ce n’est pas seulement pour critiquer les politiciens que sont Salih Muslim et sa bande. C’est pour montrer qu’avant et même en même temps que le PYD mène son projet étatique confédéral, il y a un conflit social qui ne se définit pas en termes nationaux. Bien qu’il y ait eu des drapeaux syriens aussi bien que kurdes qui furent brandis bien avant que le pouvoir kurde ne s’installe au nord de la Syrie -et ceci pouvait bien être la limite de l’insurrection syrienne si celle-ci n’aboutissait pas à une guerre civile- les individus d’origines diverses participaient aux mêmes comités révolutionnaires, aux mêmes batailles « pacifiques » (lire « non-militarisées »), telles que l’occupation émeutière de la fac d’Alep en juillet 2011, et de nombreuses autres batailles de rue qui, avec des intensités différentes, continuent jusqu’à aujourd’hui.

Bien qu’Ocalan et ses sbires aient abandonné le projet d’un État-nation indépendant pour des raisons plutôt pragmatiques, le nationalisme n’en demeure pas moins présent. En témoignent de nombreux révoltés syriens, dont certains kurdes, plutôt critiques envers le PYD, pour qui il était évident que les rojavistes ont volontairement abandonné l’insurrection dans le pays, si tant est qu’ils y participaient vraiment, au profit de la libération nationale. En témoignent aussi les déclarations de Muslim qui puent souvent comme des annonces d’une guerre civile entre les kurdes et les arabes.

N’en reste pas moins que les duperies populistes du PYD, y compris les plus grotesques, comme l’utilisation des corps de belles femmes en armes pour la publicité, sont avalées par divers antiimpérialistes occidentaux comme anti-patriarcales et révolutionnaires. Il est remarquable que les aspects les plus affreux, tels la politique interne interdisant les rapports amoureux et sexuels au sein des milices, aussi bien que la complicité factuelle entre les YPG/YPJ et Assad, et la collaboration bien établie et formelle avec les forces spéciales américaines, sont complètement passés à la trappe comme non-essentiels, cosmétiques, comme des détails pragmatiques n’impliquant rien de plus.

Le problème qu’on voit est bien le problème de l’anti-impérialisme : dès qu’une force se constitue en nation, donc en État, même si celui-ci n’est que provisoire ou fédéral, comme c’est le cas du Rojava, elle entre en rapport avec les autres États. Ce qu’on pouvait auparavant appeler « la question kurde », qui était une question d’ordre social (voir la première partie), est désormais une question d’alliances, de diplomaties, de deals entre ceux qui veulent nous écraser. Autrement dit, on passe du social à la géopolitique – et là, les bases militaires françaises, russes ou américaines ne sont jamais trop loin.
Ce qu’on appelle l’idéologie anti-impérialiste est un outil conceptuel pour justifier ce qui précède : la nation, l’État, les alliances internationales et, tôt ou tard, la répression des révoltes inévitables qui n’ont rien à voir avec une appartenance identitaire quelconque. Rien de nouveau sous le soleil quand il s’agit du Rojava : l’existence des prisons et des tribunaux, de la police, du gouvernement, le militarisme, même le pire du sexisme et du patriarcat, tout est passé par cette notion nauséabonde de progrès : donnons du temps à ceux qui construisent des cages, ils vont finir par les détruire.

Derrière cette idéologie se cache même quelque chose de plus inquiétant : un paternalisme d’ampleur. Alors qu’on a beau rejeter toute idée de nation française comme une plaisanterie pitoyable et fondamentalement étatiste, on accorde aux pauvres du lointain, les kurdes en l’occurrence, de ne pas encore « en être là », de n’avoir pas encore fait la critique du nationalisme. Dans une logique progressiste, ils sont en fait considérés comme « arriérés ». On entend exactement la même chose sur les religieux, notamment les islamistes. Mais nombreux sont ceux et celles qui en sont bien « là », et qui parfois se font torturer, violer et assassiner pour cette raison précise. L’idéologie anti-impérialiste est ce qui étouffe ces révoltes indiciblement courageuses avec un degré démesuré de paternalisme. La question que je voudrais poser est la suivante : est-ce que la notion abjecte d’une « nation opprimée » pourrait bien exister dans le vocabulaire anti-impérialiste, si « opprimée », dans ce cas, ne voulait pas également dire « stupide » ?

Dans des situations uniques comme celle de l’insurrection syrienne, tout peut basculer. C’est une qualité énorme de toute révolte d’une telle ampleur. Les sujets dont on ne discuterait jamais dans les conditions habituelles, resurgissent du néant. Les questions auxquelles même les révolutionnaires les plus naïfs répondent avec cynisme, se posent comme si tout était à construire de nouveau. Remarquable est l’ouverture d’esprit que peut créer la subversion des conditions matérielles.

Et pourtant, c’est aussi le moment préféré des anti-impérialistes pour tout repousser en arrière. Quand les identités sont en train de se craqueler, ils nous parlent de nations (ou de religions, voir l’Iran). Quand les militaires désertent, ils nous parlent de l’État.

Ce qu’on appelle l’idéologie anti-impérialiste est une représentation bêtement simpliste, binaire et campiste du monde. C’est une couverture pour éviter la contradiction – la raison pour laquelle ça ne marche que de très loin. L’exemple de la Syrie me paraît très parlant : alors que les rojavistes sont acceptés comme les nouvelles Lumières du Moyen-Orient, le reste des révolutionnaires syriens sont laissés à crever dans l’incompréhensibilité quasi-totale. « C’est la guerre civile » ou « c’est un conflit sectaire » ne sont que des façons de recouvrir les cadavres, y compris ceux des révoltés et des révolutionnaires. La vérité amère, c’est que la situation au Rojava ne se distingue point par son intelligibilité du reste de la Syrie. La différence, c’est que le Rojava rentre plus aisément dans le prêt-à-penser anti-impérialiste, grâce aux politiciens fédéralistes du PYD qui ont appris leurs leçons d’esthétique avec Rage Against the Machine et des manipulations séductrices des anti-impérialistes d’antan. La vérité amère, c’est que la situation sociale au Rojava est aussi complexe que dans le reste du monde. Ce qui veut dire également qu’il nous faudra faire nos recherches, analyser la situation, prendre des contacts et parler avec les gens si on veut se battre contre ce monde à leurs côtés. Au moins cela, plutôt que de brandir les portraits d’une nouvelle autorité anti-autoritaire.

 

J.L. , juin 2016.

 

Notes

[1] Des milices informelles pro-régime.

[2] Yekiti est un des partis kurdes d’opposition au nord de la Syrie, proche du Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani au nord de l’Irak.

 

[Texte à l’occasion du débat « Pour en finir avec l’idéologie anti-impérialiste et ses résidus », Dimanche 26 juin 2016 à 19h à La Discordia, Paris.]