Fin d’été 2017. Nous venions d’un découragement croissant et pensions : si nous regardions moins les modes de communication et les législations mais de plus près les quelques personnes passant par ici, si nous considérions nos passants, si nous nous préparions aux passages que nous imaginions par ici (il ne fallait pas être sorciers) plus nombreux (nous savions les accords turcs et les folies libyennes) ?

On les entendait, les passants de Gibraltar, les nouveaux de Ceuta et Melilla qui se déchiraient les avant-bras sur les grillages avant de renoncer à passer par là, on les rencontrait, les petits qui prenaient à Tanger ou Nador les bateaux gonflables qu’ils appelaient zodiacs, n’en étaient pas, les passants de Gao, du nord Mali, les kidnappés, les torturés, les gamins venus de Guinée, du Mali, les mendiants du Maroc, les passants travailleurs d’Algérie, les connaisseurs de désert, les experts en forêts, les esquiveurs de fossés, on les rencontrait et les écoutait, ils s’engageaient sur les routes d’Espagne, ils étaient passés, encore passants, Tarifa, Cordoue, Madrid et Barcelone. Bilbao, Irun puis Bayonne, nous pensions que nous les verrions plus nombreux et nous ne nous trompions pas, à l’été 2017.

En 2018, au mois d’août, l’Espagne enregistre le plus d’arrivées. Devant l’Italie. Devant la Grèce et ses accords turcs.

Nous ne nous trompions pas. Nous le savions : à ce genre de boulot, nous serions, même nombreux, toujours dépassés car nous n’avions que peu de temps, quelques lits, trois idées. Nous ne pouvions qu’être dépassés, le dépassement était même la condition pour ne suivre que distraitement ce qu’allait faire une nouvelle loi, encore, à la criminalisation des passants et des passages, aux étouffements, le dépassement était même le prix à payer pour un peu moins étouffer. Nous regardions à nos pieds, nous regardions les lits jusque-là vides de nos maisons.

Des petits y dormiraient, des moins petits y passeraient.

Eté 2018.
Dire à ce gamin : reste sur la plage, à Hendaye, mêle-toi aux touristes.
Nos réseaux d’été (maisons, hôtels), dépassés ?
On dirait.
Voici : un billet de train, un peu de forfait.
Attends sur la plage.
Ne prends pas les bus.
On n’est pas un département sûr.
Pas d’idée pour l’asile avec empreintes enregistrées.

Toi, tu dis Nantes. Toi, Paris. Toi tu as des idées. Des idées de passages, des noms qui font suite à d’autres noms qui sont passés. On suit ton idée et les noms que tu donnes, on fait suivre, on donne à tes idées et tes noms la suite d’autres idées et d’autres noms, on fait passer.

C’est très concret, ce qu’on fait, quand on est dépassés comme on est.

On fait passer.

Nous sommes passeurs d’ami.e.s. Pour donner une idée vraie, je dis les noms presque en vrai. Marta rencontre O. O a Nantes en vue, c’est le jour même où le square Daviais est démantelé. Marta appelle Y et appelle Bernard. O passe cinq jours chez Y. Dimanche, Bernard rentre de vacances, il a une chambre. On est, O, Y, et Marta, et Bernard, une bande, manus, dirait Virgile, une main, on fait passer les chambres, on fait passer les nuits. Ce qu’on fait, faisant passer numéros de téléphone et prénoms, de main en main et d’ami.e en ami.e : on s’ouvre un monde, on l’ouvre sans force, avec l’aide et la clef des mots de passe et de villes ami.es, Marta, Bernard, Y, O. Ce n’est pas que ça vaut tout le reste, ce n’est pas que ça vaut mieux que tout le reste, on ouvre à l’incomptable, à l’incalculable, on ne peut rien faire alors on fait le peu qui reste. Pensant à ce que disent les gamins de leurs copains qui sont tombés, tentant de passer, dans les sables ou les flots : ceux qui tombent sont autant de sacrifiés pour nous qui sommes passés.

Nous sommes une bande, une main, manus, nous passons sans compter, nous passons sans nommer.

En bande, en main, nous faisons passer ceux qui sont arrivés, nom après nom.
Nous sommes passeurs de noms et d’ami.es.

Nous sommes passeurs d’ami.es, passeurs de ville en ville amie. De Bayonne à Nantes, à Bordeaux, Orléans, Poitiers, Reims, Laval, Paris, Grenoble, Annecy.
Passeurs de pays en pays, je vous entends déjà.

D’Irun à Hendaye par le pont Santiago, je vous entends déjà.
Ou ne vous entends pas.
On disait : si au moins à quelques mois des élections européennes on pouvait revendiquer la possibilité de passer d’un pays Schengen à un pays Schengen.
De pays à pays Schengen, passant le pont qui les sépare.
Ou la vallée.
Ou le sommet.
Si au moins on ne restait pas empêtrés dans les filets Dublin.
Passeurs de pays Schengen en pays Schengen ? Je vous entends déjà.
Ou ne vous entends pas.

On imaginait des passages à vélo par les airs ascendants.
On imaginait d’incalculables passages par les airs ascendants.

Ces gamins, dans le foyer où ils ont échoué, corps les premiers, puis les papiers, tirent un mois, deux mois, tout est à compter, tout est affreusement à compter, calculer, expertiser. Trois mois. Huit, pour toi, qui n’as pas très envie de parler. Quand tu étais à Labbé, Guinée, fuyant les vieux pourris de ton pays, tu disais que mieux valaient les prisons d’Europe que la liberté au pays, inversant ce que Sékou Touré disait du temps de ton arrière grand-père au général de Gaulle. Tu te vantais. Tu n’avais pas très envie, en fait, de vivre prisonnier. Il n’en avait jamais été question. Dans ce foyer on t’a donné un siège, un lit, un plateau repas d’hôpital, le département se débrouillait comme ça. C’est pas comme s’il n’y avait pas de cuisine dans ce nouveau foyer où tu es arrivé avec les autres après le suicide d’un gamin dans le premier. Une cuisine, et pas le droit de cuisiner.

Ce gamin, dans le premier foyer, ce gamin qui a sauté : il avait comme toi passé la mer, il avait eu beau vanter les prisons de l’Europe, il n’avait jamais eu l’intention d’y rester prisonnier, coincé entre télé et plateau d’hôpital. Du haut de sa prison d’Europe, son foyer d’attente, corps et papiers, il a sauté.

Enfant, quand on a comme toi jusque là tout décidé, quand on a jusque là pris les airs ascendants et toutes les libertés, comment attendre enfoncé dans un siège de foyer sans foyer le plateau sans goût de l’hôpital et suivre des journées qui n’en finissent pas de ne pas commencer ? Un jour, un jour au réveil, tout est comme le plateau repas de l’hôpital, inodore, incolore, et en toi seul, ce jour-là, tu ne peux rien trouver, tu fais tout pour remplir le creux sans fond, baskets et tee-shirts de marque, baskets et tee-shirts de marque vont bientôt te dégoûter, il te faut puiser la colère, la colère peut plus et plus longtemps, tu cries que tu ne veux pas parler et quand tu parleras tu diras : merci bien, ne me proposez pas une après midi au lac, à quoi me sert de voir des gens sympas qui ont leur avenir alors que moi je n’en ai pas, moi qui suis assis enfoncé dans le plateau sans goût de l’hôpital ?

Enfant, quand on a comme toi tout décidé, quand on se retrouve coincé, deux plateaux repas par jour, sans placement, en attente du juge et d’expertise des papiers, dans le foyer sans foyer, enfoncé dans le siège ou le tombeau ou l’hôpital, quand le département te dévore le temps, tu avais 16 ans tu en as 17, pas d’école, toujours pas, pas de formation, tu dis : en CAP ne me dis pas qu’il n’y a pas de place, on ne m’a jamais envoyé au CIO, enfant quand on a comme toi jusque là tout décidé, est-ce que ce n’est pas le moment, ce moment de sombrer, est-ce que ce n’est pas le bon moment pour t’arracher ?
Tu dis : prendre mes cliques et mes claques.
Mes cliques et claques n’ont pas d’avenir, tu dis.

Ils auraient réussi ce qu’Alpha Condé n’a pas pu ?

A Mamou, Pita, Bamako, Gao, Oran et Nador tu le savais, tu faisais l’avenir. Tu étais l’avenir. Celui qui pousse dans les airs ascendants, celui qui fait passer, d’ami.e en ami.e, de bande en bande, de ville en ville et d’idée en idée.