L’idéologie du bon capitalisme

Ces arti­cles de presse lan­cent un cri d’alarme à la crise parce que l’écono­mie actuelle (prise comme une entité tota­le­ment auto­no­misée (disem­bed­ded) dirait Karl Polanyi) n’assu­re­rait plus une crois­sance digne de ce nom, le modèle étant tou­jours, plus ou moins expli­ci­te­ment, celui de la période des Trente glo­rieu­ses avec sa marche parallèle du progrès écono­mi­que et du progrès social sous l’aile d’un État pro­tec­teur. En lieu et place, on assis­te­rait à l’émer­gence d’une sorte de caste klep­to­crate et sans ver­go­gne s’arro­geant des divi­den­des au détri­ment, d’une part, de l’inves­tis­se­ment et d’autre part, de la rétri­bu­tion des salariés. Le capi­ta­lisme aurait perdu ses magni­fi­ques che­va­liers d’indus­trie et vu renaître de sinis­tres ren­tiers et des « patrons-voyous ». Par ailleurs, l’État dont ils ne disent pas un mot aurait semble-t-il dis­paru sous prétexte qu’il ne prend plus la forme de l’État-nation et pro­vi­dence et qu’il lais­se­rait domi­ner la finance, une puis­sance deve­nue aussi puis­sante que mystérieuse et absurde (la phy­nance du père Ubu de Jarry). À les en croire, ce serait « le monde à l’envers », la crise avec petit c ou grand C, c’est selon.

Dans le pre­mier arti­cle, les auteurs du rap­port quit­tent quand même le ton mora­li­sa­teur du début pour donner une expli­ca­tion qui se veut plus objec­tive, plus « écono­mi­que ». En effet, ce qui est sous-jacent à leur argu­men­ta­tion, c’est qu’ils posent ce qu’ils décri­vent (l’accrois­se­ment de la part des divi­den­des dans le pro­duit natio­nal) comme le signe d’une sur­pro­duc­tion indus­trielle ou d’une anti­ci­pa­tion de marchés peu por­teurs ren­dant inu­tile un haut niveau d’inves­tis­se­ment. Mais est-ce bien sûr ? Est-ce qu’il n’y a pas ici, dans cette fic­ti­vi­sa­tion plus ou moins généralisée dont Marx ana­ly­sait déjà les débuts2, un phénomène par­ti­cu­lier, une autre pos­si­bi­lité du capi­tal. C’est une ques­tion que Marx se posait déjà3 sans tran­cher, à savoir est-ce que cette fic­ti­vi­sa­tion (mais ici, on peut mettre capi­ta­li­sa­tion, j’y revien­drais) est corrélée à la « réalité (« l’écono­mie réelle ») ou bien est-ce qu’elle est la réalité ? Pour lui, l’avan­tage du capi­tal fictif tenait dans sa capa­cité à flexi­bi­li­ser la pro­duc­tion (flui­di­fier serait peut être plus adapté), à la rendre plus conti­nue et l’inconvénient aurait consisté dans le fait que cela condui­sait à donner de mau­vais signaux de prix (à l’époque de Marx, ceux-ci n’étaient pas encore essen­tiel­le­ment des prix de mono­po­les ou des prix admi­nistrés, donc il croyait à la vérité des prix comme tout bon écono­miste clas­si­que confiant en une loi de la valeur qui ne sup­porte pas une grande dis­tor­sion entre valeur et prix). C’est cette impasse des théories de l’équi­li­bre qui a amené Hyman Minsky à son hypothèse d’ins­ta­bi­lité financière qu’il repère bien avant le pro­ces­sus de glo­ba­li­sa­tion pour­tant accusé de tous les maux.

Dans ce que j’ai appelé la « repro­duc­tion rétrécie4 », la capi­ta­li­sa­tion prime sur la valo­ri­sa­tion et rend cadu­que l’ana­lyse marxiste en termes de rap­port valo­ri­sa­tion/dévalo­ri­sa­tion à partir du moment où le capi­tal domine la valeur5 à tra­vers le niveau i de l’hyper-capi­ta­lisme du sommet.

Cette capi­ta­li­sa­tion com­prend des aspects exten­sifs parce que toute acti­vité devient sujette à capi­ta­li­sa­tion à partir du moment où, comme nous l’avons dit, le capi­tal domine la valeur en attei­gnant un haut niveau de représen­ta­tion et peut impo­ser un prix à quel­que chose qui n’a pas de valeur mar­chande immédiate parce qu’elle n’est pas pro­duite. Or, dans la capi­ta­li­sa­tion, tout prix désigne une mar­chan­dise et non l’inverse. Mais elle est aussi différen­tielle6 (tout le monde n’est pas gagnant ou per­dant) or, pour qu’il y ait crise au sens fort de 1930 par exem­ple, il fau­drait que tout le monde ou pres­que soit per­dant au même moment (par exem­ple, les prêteurs et les emprun­teurs, les patrons et les salariés), ce à quoi nous sommes loin d’assis­ter puis­que jus­te­ment nos auteurs se réfèrent tous à la crois­sance des inégalités, avec par­fois d’ailleurs, des affir­ma­tions à l’emporte-pièce, infirmées, par exem­ple, par « l’expert » Patrick Artus qui inter­vient dans l’arti­cle pour dire que les résul­tats du rap­port sur le cac 40 sont biaisés par le fait qu’ils mêlent des chif­fres qui n’inter­vien­nent pas au même niveau d’arti­cu­la­tion de la puis­sance du capi­tal (le niveau inter­na­tio­nal des entre­pri­ses qui sont cotées et le niveau natio­nal de la pro­gres­sion des salai­res français dans la répar­ti­tion de la va). Une arti­cu­la­tion entre niveau i et niveau ii que nous avons mise en évidence dans le no 15 de Temps cri­ti­ques7.

Artus fait aussi remar­quer que c’est ici le modèle anglo-saxon qui domine, mais que la France ne l’a qu’en partie adopté, par l’intermédiaire du cac 40, du fait d’une vision demeurée plus indus­trielle que financière. En effet, pour ache­ter des actifs il faut aussi savoir par­fois en céder sans que cela soit perçu comme un échec. Or les réactions à la Bourse de Paris ne sont pas les mêmes qu’à celle de Londres ou de New York, les premières réagis­sant plutôt négati­ve­ment à des ces­sions, les secondes posi­ti­ve­ment. Mais au-delà d’une dis­tinc­tion indus­trie/finance privilégiant la première forme, qui ne nous semble pas très per­ti­nente pour la France, n’en déplaise à Artus, c’est bien plutôt une ques­tion de dyna­mi­que qui est en jeu. Le modèle anglo-saxon est plus flui­di­que et plus tourné vers la capi­ta­li­sa­tion que vers l’accu­mu­la­tion (considérée sou­vent comme essen­tiel­le­ment matérielle).

Mais reve­nons à l’arti­cle. Alors que les auteurs du rap­port insis­tent sur le fait que c’est la France qui est le pays qui rémunère le mieux les action­nai­res, du moins en leur réser­vant le plus gros pour­cen­tage de divi­den­des (envi­ron 65 %), peu de monde fait remar­quer que ce fait pro­vient en grande partie de l’absence de fonds de pen­sion en France du fait de la loi actuelle. On abou­tit donc par­fois, chez les « écono­mis­tes atterrés » ou attac, à la mau­vaise foi de cri­ti­quer les pro­jets de création de fonds de pen­sion et la forte rémunération des divi­den­des, alors que cette dernière caractéris­ti­que s’expli­que jus­te­ment par l’absence de ces fonds, puisqu’il faut atti­rer par tous les moyens finan­ciers les capi­taux qui ne peu­vent venir « natu­rel­le­ment ». Ce phénomène est amplifié par l’exis­tence d’une sur­taxa­tion différen­tielle du capi­tal entre la France et l’Allemagne : envi­ron 40 % en France contre 22 % en Allemagne, qui amène les entre­pri­ses françaises à aug­men­ter les divi­den­des, ce qui se retourne contre l’inves­tis­se­ment à partir de capi­taux pro­pres et donc favo­rise le pas­sage obligé par le crédit.

Le processus croissant d’opérations de fusions/acquisitions est le signe d’une « reproduction rétrécie8 »

Dans le pro­ces­sus crois­sant de fusions/acqui­si­tions depuis plus de 20 ans, ce qui compte ici ce n’est pas l’effet de syner­gie qu’on appre­nait dans les séries es des lycées (1+1 = + de 2) ou que les marxis­tes conti­nuent à expli­quer par la recher­che des gains de pro­duc­ti­vité, car la plu­part du temps cette opération se solde par une réduc­tion glo­bale de taille par sup­pres­sion des dou­blons (down­si­zing), donc non pas un gain de pro­duc­ti­vité différen­tiel (tous les experts signa­lent le côté décevant des fusions du point de vue des résul­tats écono­mi­ques ; « désécono­mies d’échelle », etc.), mais un gain de pou­voir différen­tiel et à terme une sur­va­leur des capi­taux pro­pres (good­will9) pour des capi­ta­lis­tes (pas forcément des entre­pre­neurs, cf. l’orga­ni­sa­tion en hol­dings) qui, de toute façon, ne font guère de différence entre capi­taux pro­pres et dette, entre finance et écono­mie, etc.

Dit autre­ment, en pre­nant le contrôle d’autres sociétés, l’entre­prise qui mène à bien l’opération accroît ses reve­nus pro­pres par rap­port à la moyenne des autres entre­pri­ses restées en dehors de l’opération et donc dans une situa­tion de « toutes choses égales par ailleurs » comme disent les écono­mis­tes mains­tream. Le but n’est pas de faire bais­ser les prix, mais de bais­ser les coûts de pro­duc­tion (effi­ca­cité plus grande, baisse du prix des intrants) de façon à en tirer un effet de pou­voir indépen­dam­ment du taux de ren­de­ment de l’opération. Il s’agit de redis­tri­buer le contrôle. Mais il est évident que ces stratégies incluent d’autres ins­ti­tu­tions de pou­voir que les firmes et y com­pris les États, même si, comme on l’a déjà dit, dans ce mou­ve­ment les capi­taux domi­nants ont ten­dance à briser leur enve­loppe natio­nale (le pro­ces­sus de fusions/acqui­si­tions a d’abord été natio­nal avant de s’étendre avec la glo­ba­li­sa­tion).

Les expli­ca­tions tra­di­tion­nel­les ne peu­vent employer les mêmes argu­ments pour des faits contrai­res et dire à la fois que les restruc­tu­ra­tions des années 80 sont des cures d’amai­gris­se­ment réussies (small is beau­ti­ful, abais­ser le point mort, reen­ge­ring, etc.) et dire en même temps qu’il faut que chaque grande entre­prise attei­gne la taille mon­diale. D’autre part, ces « expli­ca­tions » n’expli­quent jus­te­ment pas pour­quoi un nombre crois­sant de fusions ne fusion­nent que les titres et pas les lignes de pro­duc­tion, ni pour­quoi exis­tent encore (ou plutôt à nou­veau) des fusions conglomérales qui ont été dénoncées il y a vingt ou trente ans comme des non-sens écono­mi­ques et même une absur­dité à l’heure des recen­tra­ges sur le « cœur de métier » (cf. le déclin des Zaibatsus en Corée du Sud).

Ceux qui cher­chent aujourd’hui à jus­ti­fier ce retour­ne­ment emploient là encore des argu­ments à géométrie varia­ble en pas­sant de l’argu­ment du recen­trage pour être leader mon­dial dans sa spécialité hier à la nécessité d’une diver­si­fi­ca­tion des ris­ques aujourd’hui ! Des argu­ments qui, de toute façon, ne tien­nent pas compte d’un capi­ta­lisme col­lec­tif action­na­rial qui peut se per­met­tre de diver­si­fier des por­te­feuilles sans passer par une unité de son capi­tal matériel.

Ceux qui par­lent de crise se réfèrent à l’interprétation marxiste clas­si­que qui mesure le ratio de réinves­tis­se­ment par rap­port à la for­ma­tion de capi­tal (on vient encore d’en avoir des exem­ples avec les arti­cles de ces der­niers jours qui lan­cent l’alerte à la crise). Mais une baisse de ce ratio n’empêche pas les reve­nus du capi­tal d’aug­men­ter par rap­port à l’ensem­ble du revenu natio­nal (=capi­ta­li­sa­tion : pas de capa­cité nou­velle créée, mais aug­men­ta­tion de revenu des entre­pri­ses qui contrôlent le « rétrécis­se­ment »). En fusion­nant des flux de reve­nus jusque-là dis­tincts, la fusion contri­bue au pou­voir des frac­tions domi­nan­tes du capi­tal et cela, indépen­dam­ment d’un taux de ren­de­ment dont on nous rebat les oreilles, de façon à faire porter le cha­peau moral aux action­nai­res et à la « finance ».

Pourquoi cela ? Parce que l’accu­mu­la­tion est tou­jours considérée comme une accu­mu­la­tion matérielle et que la crise se trouve analysée à cette aune. Donc, pour les marxis­tes elle ne peut conduire qu’à une aug­men­ta­tion de la com­po­si­tion orga­ni­que du capi­tal et donc à la ten­dance à la baisse du taux de profit ; aux ren­de­ments décrois­sants et à l’état sta­tion­naire pour les clas­si­ques et par­fois néo-clas­si­ques). Or l’accu­mu­la­tion/capi­ta­li­sa­tion est un pro­ces­sus de pou­voir qui soumet la pro­duc­tion à une stratégie plus vaste que celle de sa simple pro­gres­sion matérielle. Flexibilité de la pro­duc­tion, flui­dité de la cir­cu­la­tion, capi­tal fictif et recher­che-dévelop­pe­ment (rd), stratégie com­mer­ciale assu­rant l’équi­li­bre o/d au niveau des gran­des firmes et des États cor­res­pon­dent à une « révolu­tion du capi­tal » qui ne laisse pas tout le monde dans la course. La dyna­mi­que du capi­tal entraîne son lot de « des­truc­tion créatrice » comme disait Schumpeter (« Un grand cimetière sous la lune » pour les japo­nais) et la ten­dance à l’ines­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail (l’ancienne « armée indus­trielle de réserve » se trans­forme en une masse de surnuméraires abso­lus).

Dans ce pro­ces­sus, le but n’est pas de pro­duire plus pour plus de pro­fits, mais de pro­duire pour plus de reve­nus ce qui passe sou­vent aujourd’hui par une res­tric­tion de la pro­duc­tion. Les entre­pri­ses les plus fortes n’ont pas besoin de tour­ner à pleine capa­cité à partir du moment où elles peu­vent déter­mi­ner les prix en fonc­tion de leurs posi­tions mono­po­lis­ti­ques10.

C’est pour trou­ver une expli­ca­tion à ce pro­ces­sus de crois­sance interne des entre­pri­ses que les néo-clas­si­ques ont théorisé les « coûts de tran­sac­tion » (Coase), la « taille opti­male » (Williamson), mais sans reve­nir sur le présupposé selon lequel la ques­tion du pou­voir est hors écono­mie et ne peut être expli­ca­tive des pro­ces­sus écono­mi­ques pro­pre­ment dits. À ce niveau, on peut dire que Keynes et Schumpeter étaient plus clair­voyants, mais ils ont été oubliés ou pire, on a sélec­tionné chez eux ce qui était com­pa­ti­ble avec le cou­rant domi­nant.

Si ce mou­ve­ment de fusions/acqui­si­tions représente un élément majeur de la « repro­duc­tion rétrécie », c’est qu’à moyen terme ce mou­ve­ment se pro­duit au détri­ment d’inves­tis­se­ments nets. La pri­va­ti­sa­tion des actifs d’État dans de nom­breux pays a par­ti­cipé à cette repro­duc­tion rétrécie dans la mesure où elle a fonc­tionné de manière iden­ti­que à des inves­tis­se­ments nou­veaux… mais sur des actifs anciens. Cela a aussi contribué à l’aug­men­ta­tion du mou­ve­ment de fusions/acqui­si­tions, les nou­vel­les entre­pri­ses pri­va­tisées ne sont pas restées les bras croisés, mais ont cherché à quit­ter leur carcan natio­nal. Elles sont donc entrées dans la bataille, avec, par exem­ple, des com­bats fra­tri­ci­des entre européens. Pour des coûts élevés de rachat d’actions (opa) qui ont, à leur tour, par­ti­cipé de cette repro­duc­tion rétrécie. 

La ten­dance à la sta­gna­tion chro­ni­que en est la conséquence et ce n’est pas pour rien que cer­tains repar­lent de « l’état sta­tion­naire » de Ricardo11 et que l’on parle de moins en moins d’une ten­dance à la baisse du taux de profit pro­pre­ment indis­cer­na­ble, mais qui n’était peut être qu’une ver­sion com­mu­niste de la pensée clas­si­que. Dans les deux cas, il y avait l’idée sous-jacente que le capi­tal était sa propre limite.

Ce qui est un inconvénient à moyen terme représente néanmoins un avan­tage de court terme qui est de sta­bi­li­ser les cycles à une époque où les phases de cycles courts ont rem­placé les cycles longs12. Cela évite les sou­bre­sauts entre surac­cu­mu­la­tion/sur­ca­pa­cité d’un côté et sous accu­mu­la­tion de l’autre ; et un avan­tage à long terme qui est une plus grande maîtrise stratégique (la ges­tion13 des cycles courts « dévelop­pe­ment à la limite », titri­sa­tion, fonc­tion­ne­ment en sous opti­ma­lité, rente différen­tielle14). La Chine joue un grand rôle dans la ges­tion de cette sta­gna­tion et contrai­re­ment à ce que disent cer­tains augu­res, elle ne cons­ti­tue pas la base d’un nou­veau régime d’accu­mu­la­tion. Les inves­tis­se­ments chi­nois se font à 66 % par le biais de fusions/acqui­si­tions et cela s’accélère puis­que ce chif­fre n’était que de 32 % en 2010. Elles concer­nent des sec­teurs de plus en plus variés et des entre­pri­ses de taille diverse. Le but : se placer plus en amont de la chaîne de pro­duc­tion de valeur, selon le voca­bu­laire consacré du capi­tal. Cela n’empêche pas la Chine de pren­dre sa part dans la repro­duc­tion rétrécie, avec des achats de terre dans le monde, qui ne cons­ti­tuent pas tant une nou­velle forme d’impéria­lisme (elle pra­ti­que en général un don­nant-don­nant sans condi­tion poli­ti­que, prêts à taux très bas, pro­gram­mes de for­ma­tion et dons d’équi­pe­ments sani­tai­res), qu’une façon de lutter contre la surac­cu­mu­la­tion puisqu’elle a l’enver­gure financière pour le faire. Sa complémen­ta­rité avec les États-Unis est d’ailleurs évidente comme le montre l’entrée du yuan dans le panier des devi­ses du fmi. Mais c’est un signe plus poli­ti­que qu’écono­mi­que puisqu’il n’y représente encore que 10 % du panier contre 42 % pour le dollar, 31 % pour l’euro, 8 % chacun pour le yen et la livre ; en outre, le yuan ne pèse que 1 % des réserves des ban­ques cen­tra­les contre 64 % pour le dollar et ne représente la mon­naie d’à peine 2 % des échan­ges inter­na­tio­naux, une part d’ailleurs en baisse, contre 42 % pour le dollar et 30 % pour l’euro. La Chine ne pro­pose donc pas une nou­velle hégémonie succédant à celle de l’Angleterre puis des États-Unis, comme cela fina­le­ment s’est passé dans toutes les gran­des phases de chan­ge­ment de domi­na­tion, toutes marquées par une exten­sion financière, d’après Braudel (aujourd’hui, la glo­ba­li­sa­tion financière ou dit autre­ment, la préférence pour la liqui­dité de la part des inves­tis­seurs). Si on veut repren­dre la notion d’hégémonie que développe Giovanni Arrighi15, à partir de Gramsci et pour rendre compte des nou­vel­les situa­tions dans l’après-impéria­lisme, il me semble qu’il faut lui enle­ver toute caractéris­ti­que ter­ri­to­riale et la situer sim­ple­ment dans la forme de domi­na­tion exercée au niveau i, celui de l’hyper-capi­ta­lisme.

La pra­ti­que des fusions/acqui­si­tions ne peut que ren­for­cer cette ten­dance à la déter­ri­to­ria­li­sa­tion, à la mon­dia­li­sa­tion, au noma­disme du capi­tal. Pour que la capi­ta­li­sa­tion prenne le pas sur la pro­duc­tion il faut que le capi­tal brise toutes ces enve­lop­pes et se rap­pro­che de sa forme la plus simple. Le chan­ge­ment de poli­ti­que de la Deutsch Bank nous en four­nit un exem­ple. De banque alle­mande tra­di­tion­nelle qui est au centre des réseaux de par­ti­ci­pa­tions croisées des grands grou­pes alle­mands, elle s’inter­na­tio­na­lise en pro­po­sant des pro­duits finan­ciers et se spécia­lise dans les conseils en fusions/acqui­si­tions, ce qui n’a pas été sans prise de risque inconsidérée sur le mode Crédit Lyonnais ou Société Générale.

Ce qui compte fina­le­ment pour le capi­tal, c’est le pas­sage A-A’ avec un incrément de valeur et tout est bon pour y arri­ver. Mais, pour Braudel16, seule une vision long-ter­miste peut avoir cette lar­geur de vue, d’où le rôle des États dès le début du capi­tal (par exem­ple, les Cités-États ita­lien­nes) et leur recher­che pour s’ados­ser à une puis­sance financière. Or aujourd’hui, une poli­ti­que simi­laire est le plus sou­vent taxée d’être court-ter­miste avec, en plus, chez les marxis­tes (Jappe), une ten­dance à dévelop­per une cri­ti­que mora­li­sante ren­voyant à la cri­ti­que aris­totélicienne de la chrématis­ti­que17.

Le fait de privilégier A-A’ n’est pas une négation de la pro­duc­tion et du pas­sage par la mar­chan­dise, mais l’affir­ma­tion que la capi­ta­li­sa­tion (c’est-à-dire l’actua­li­sa­tion des reve­nus futurs espérés) est le prin­cipe orga­ni­sa­teur après la « révolu­tion du capi­tal » et un prin­cipe qui n’a rien d’abs­trait. L’incrément de valeur dont nous par­lions plus haut est pro­duit par la capi­ta­li­sa­tion de toutes les acti­vités humai­nes qui crée de la « plus-valeur » (à ne pas confon­dre avec la plus-value de la théorie de la valeur-tra­vail). Ce n’est pas un « capi­tal auto­mate » qui préside à tout cela, mais des forces, des pou­voirs comme le déclare fran­che­ment Warren Buffet (« Tout va très bien pour les riches dans ce pays, nous n’avons jamais été aussi prospères. C’est une guerre de clas­ses, et c’est ma classe qui est en train de gagner »). Là apparaît le but ultime qui n’est pas le profit, mais la puis­sance (le profit n’en cons­ti­tue qu’un élément) et la repro­duc­tion sociale.

Dans cette opti­que, le capi­tal fictif n’est pas essen­tiel­le­ment spécula­tion ou même crédit, c’est une façon de contri­buer à « l’allo­ca­tion opti­male des res­sour­ces » pour parler comme les néo-clas­si­ques (cf. l’argu­ment d’un patron cité dans Le Monde du 14 mai 2018 à propos du rachat des actions et de la redis­tri­bu­tion des flux finan­ciers). Au niveau comp­ta­ble cela cor­res­pond à une opération d’actua­li­sa­tion qui avait déjà été mise à jour par Irving Fischer il y a près de cent ans. Les prêts des ban­ques (ou autres) sont mis en actif (actua­li­sa­tion du revenu futur) alors qu’ils devraient figu­rer au passif18. C’est la base du cap­tage. De ce fait, le pays le plus endetté est le plus puis­sant, ce qu’on vérifie aujourd’hui avec les États-Unis.

Cette capi­ta­li­sa­tion différen­tielle qui ne peut pro­duire que des inégalités : entre « gros » et « petits », entre « propriétaires absents » (Bichler et Nitzan repren­nent la dis­tinc­tion faite par Veblen) et patrons/ mana­gers et entre salariés, n’est tou­te­fois pas sans contre-ten­dan­ces au niveau de l’hyper-capi­ta­lisme, comme l’indi­quent depuis quel­ques années, les poli­ti­ques d’assou­plis­se­ment quan­ti­ta­tif (quan­ti­ta­tive easing) de la part des ban­ques cen­tra­les consis­tant à injec­ter des liqui­dités supplémen­tai­res dans l’écono­mie, rache­ter de la dette dou­teuse, un ensem­ble de poli­ti­que dite dont conven­tion­nelle, mais lire non néo-clas­si­que.

Les insuf­fi­san­ces de la théorie écono­mi­que « stan­dard » sont amplifiées par l’inadéqua­tion des outils sta­tis­ti­ques et comp­ta­bles. J’en ai abon­dam­ment parlé ailleurs en ce qui concerne les cal­culs de pro­duc­ti­vité19, mais pour ce qui nous intéresse ici, on peut remar­quer que les inves­tis­se­ments immatériels ne figu­rent pas dans la for­ma­tion brute de capi­tal fixe (fbcf) ce qui fausse toutes les com­pa­rai­sons, par exem­ple entre General Motors et ibm puis­que la seconde semble ne pas inves­tir alors qu’elle a une capi­ta­li­sa­tion boursière vingt fois supérieure à celle de gm ! Le décalage entre capi­ta­li­sa­tion et actifs réels est alors décrété par beau­coup comme signe de la fic­ti­vité, fai­sant fi de toute l’écono­mie de la connais­sance, c’est-à-dire des actifs immatériels20 (savoir-faire propre, image de marque et fidélisa­tion de la clientèle, etc.). Tous les écono­mis­tes sont à peu près d’accord pour dire que ces actifs immatériels sont « réels », mais comme ils n’ont pas de prix objec­tifs c’est comme s’ils n’exis­taient pas. Les comp­ta­bles vont donc les faire apparaître comme des consom­ma­tions (tech­ni­que­ment : des dépenses dans le compte de résultat des entre­pri­ses21). Cette situa­tion de décalage entre capi­ta­li­sa­tion et valeur comp­ta­ble n’a fait que s’accroître avec les nou­vel­les tech­no­lo­gies et l’intégra­tion de la techno-science au procès de pro­duc­tion22. Elle atteint par­fois des dimen­sions « irra­tion­nel­les » comme avec la crise du nasdaq, mais cela n’empêche pas que la crois­sance « irra­tion­nelle » de la richesse jugée fic­tive va dans le même sens que la crois­sance de la richesse « réelle ». Et la rela­tion est la même quand le mou­ve­ment se ren­verse. Où est la « déconnexion » tant annoncée et décriée ? Les écono­mis­tes libéraux et marxis­tes com­met­tent la même erreur qui est de cher­cher à savoir si la capi­ta­li­sa­tion est connectée à la réalité ou non, sans s’aper­ce­voir que c’est cette capi­ta­li­sa­tion qui est la réalité23 dans le pro­ces­sus de la révolu­tion du capi­tal et qu’elle inclut une part d’indéter­mi­na­tion à tra­vers la notion de risque (le pari de l’entre­pre­neur déjà présent chez Schumpeter et d’une autre façon chez Weber avec l’éthique pro­tes­tante) avec, en conséquence la création de pro­duits finan­ciers spécifi­ques pour cou­vrir ces ris­ques. C’est la spécula­tion sur ces pro­duits et non la crois­sance du capi­tal fictif en elle-même qui a été à la base de la crise de 200824.

Même souci sta­tis­ti­que avec les inves­tis­se­ments directs à l’étran­ger. En effet, ils peu­vent être classés soit en inves­tis­se­ments vérita­bles (sous le nom d’ide) s’ils représen­tent plus de 10 % des fonds pro­pres de l’entre­prise cible, soit, dans le cas contraire, en « inves­tis­se­ments de por­te­feuille » qui sont comp­ta­bi­lisés comme pla­ce­ments finan­ciers.

Ces ide sont un élément essen­tiel de la glo­ba­li­sa­tion générale en ce qu’ils représen­tent une nou­velle forme de domi­na­tion ou de pou­voir des États et entre­pri­ses domi­nan­tes, qui vient sup­plan­ter l’ancienne stratégie des expor­ta­tions. Dans cette mesure, tout le dis­cours sur les balan­ces com­mer­cia­les tombe à plat et par­ti­culièrement celui qui vise une supposée fai­blesse, de ce fait, de la part des États-Unis et de la France, puisqu’en termes sim­ples, plus vous réalisez d’ide, moins vous expor­tez25. Bien que les deux mou­ve­ments ne soient pas incom­pa­ti­bles, ils n’ont pas les mêmes effets, un point que Trump ou du moins ses conseillers sem­blent avoir com­pris puis­que la crois­sance par les expor­ta­tions pro­fite quand même plus direc­te­ment aux salariés du pays d’ori­gine que la crois­sance par les ide. D’où encore son idée de rapa­trier cette source de reve­nus par diver­ses inci­ta­tions fis­ca­les26.

Et comme tout s’enchaîne, 75 % des ide se font aujourd’hui sous forme de fusions/acqui­si­tions, tou­jours pour éviter la ten­dance à la sur­pro­duc­tion et comme ce sont des opérations au niveau mon­dial, cela indi­que une mon­dia­li­sa­tion du contrôle stratégique du pou­voir au niveau 1 de l’hyper-capi­ta­lisme du sommet (cf. Temps cri­ti­ques no 15).

Or la concur­rence pour le cap­tage des riches­ses accroît jus­te­ment cette capi­ta­li­sa­tion dans un sens différen­tiel. La poli­ti­que de Trump, par exem­ple est en train de l’accen­tuer comme le lais­sent sous-enten­dre des arti­cles récents. Son cadeau fiscal pour les firmes américai­nes qui rapa­trie­raient leurs liqui­dités en excédent dans le monde vers les États-Unis ne n’infir­mera pro­ba­ble­ment pas cette ten­dance, puis­que cela risque d’entraîner le rachat d’actions de firmes sous-cotées en Bourse.

Il s’agit tou­jours d’une prio­rité accordée à la flui­dité sur l’accu­mu­la­tion. Est-ce que, par ailleurs, cette concur­rence pour le cap­tage n’entraine pas un pro­ces­sus de fusions/acqui­si­tions qui bénéficie mécani­que­ment aux action­nai­res sans que la ques­tion d’une redis­tri­bu­tion aux salariés n’ait à inter­ve­nir de façon directe ?27

Qu’est-ce donc que cette capitalisation ?

Ce phénomène est apparu dans des villes ita­lien­nes à partir du xive siècle et l’emprunt d’État a représenté une des premières formes de capi­ta­li­sa­tion avec son pou­voir d’impo­si­tion (ce n’est pas le marché qui pose le capi­tal, cf. Braudel et Polanyi). La dette publi­que actionne l’accu­mu­la­tion et est au fon­de­ment de la finance moderne qui pré-existe à la pro­duc­tion28. Le capi­tal est le point de départ et la propriété des moyens de pro­duc­tion est une forme de pou­voir (Marx, Le Capital, Gallimard, p. 761-764-765).

« Constituer du capi­tal fictif s’appelle capi­ta­li­ser », disait déjà Marx (ibidem, p. 1755). La dette publi­que est, pour Marx, à la base de l’accu­mu­la­tion : « le crédit public, voilà le credo du capi­tal » (ibidem, p. 761).

Historiquement, les tra­jec­toi­res entre accu­mu­la­tion matérielle et capi­ta­li­sa­tion monétaire ont subi des évolu­tions opposées compréhen­si­bles que les libéraux comme les marxis­tes ont niées en en fai­sant des résul­tan­tes de dis­tor­sions irra­tion­nel­les pour les pre­miers et de crise systémique pour les seconds (oppo­si­tion écono­mie réelle/capi­tal fictif). Dans les deux cas l’écono­mie est coupée des rap­ports de force et rai­sonne en termes sta­ti­ques et non dyna­mi­ques en don­nant la prio­rité aux actifs matériels, c’est-à-dire en se tour­nant vers le passé, alors que la capi­ta­li­sa­tion est tournée vers le futur.

Il y a une ten­dance, à la capi­ta­li­sa­tion de toutes les acti­vités humai­nes, y com­pris celles qui y échap­paient aupa­ra­vant (exem­ple des « nou­nous » main­te­nant salariés, de tout le dévelop­pe­ment de l’assis­tance aux per­son­nes âgées, l’ube­ri­sa­tion des acti­vités de livrai­son pour les per­son­nes qui tra­vaillent trop ou ont un niveau de vie suf­fi­sant pour se per­met­tre de fainéanter, etc.), c’est-à-dire à les intégrer, avant tout, à sa forme financière (tout est trans­formé en prix) sans forcément passer par la forme sala­riale (inter­mit­tents du spec­ta­cle, auto-entre­pre­neurs). C’est ainsi qu’aujourd’hui, les gafa ont ten­dance à vou­loir « actua­li­ser » la vie humaine, y com­pris son code génétique. Si quel­que chose génère des pers­pec­ti­ves de reve­nus, cela doit avoir un prix et l’algo­rithme qui donne un prix à des reve­nus futurs, c’est ça la capi­ta­li­sa­tion. Par exem­ple, dans le monde, l’éduca­tion est de moins en moins le fruit d’une ins­ti­tu­tion, comme l’était l’Éduca­tion natio­nale (en) en France, mais le fruit de la capi­ta­li­sa­tion à tra­vers l’indus­trie des manuels sco­lai­res, mise à dis­po­si­tion de bases de données par des opérateurs privés, l’orga­ni­sa­tion des cours privés et des prépara­tions aux concours, des emprunts étudiants, etc. Il en est de même dans le sec­teur des loi­sirs, et celui de la reli­gion (banque isla­mi­que).

La « révolu­tion du capi­tal » met au pre­mier plan la capi­ta­li­sa­tion en ce qu’elle actua­lise cons­tam­ment le revenu escompté par rap­port à la valeur nomi­nale d’ori­gine qui est à la base de la comp­ta­bi­lité, une valeur censée représenter « l’écono­mie réelle ». Elle remet en cause la dicho­to­mie clas­si­que dans laquelle Marx est resté englué parce que pour les libéraux comme pour lui, le capi­tal est plus une entité écono­mi­que matérielle et donc quan­ti­fia­ble et pro­duc­tive qu’un rap­port social de pou­voir (le capi­tal comme pou­voir).

C’est la flexi­bi­lité de ces prix qui fait la dyna­mi­que de l’ensem­ble. Dans le schéma néo-clas­si­que, il faut partir du prix qui est comme une donnée (c’est logi­que puis­que dans la théorie de la firme en hypothèse de concur­rence par­faite, l’entre­prise est trop minus­cule par rap­port à l’ensem­ble du marché pour impo­ser un prix, donc elle est « pre­neuse de prix ») et à partir de là adop­ter des stratégies d’opti­mi­sa­tion des coûts afin de réaliser le meilleur profit vu comme un résultat (mesuré ex-post). Or, et depuis long­temps, mais cela s’est accéléré avec la glo­ba­li­sa­tion, la situa­tion n’est pas celle, théorique, de la concur­rence par­faite, mais celle de la ten­dance à l’oli­go­pole dans laquelle la grande firme se veut « fai­seuse de prix ». Le nerf de la guerre écono­mi­que est donc de gérer acti­ve­ment les prix de façon à anti­ci­per des pro­fits (calculés ex-ante) qui sont comme auto-présupposés.

Dans cette pers­pec­tive, la poli­ti­que micro-écono­mi­que de réduc­tion des coûts est moins impor­tante que celle de hausse des prix. En effet, la baisse des coûts permet seu­le­ment de ne pas perdre de ter­rain, alors que la hausse des prix permet de pren­dre de l’avance. Soit elle passe par l’infla­tion qui est un système de redis­tri­bu­tion différée qui actuel­le­ment pro­fite aux plus gros­ses entre­pri­ses, y com­pris à leurs salariés qua­lifiés comme c’est une pra­ti­que cou­rante depuis les Trente Glorieuses et aux États-Unis par­ti­culièrement ; soit cela passe par une poli­ti­que de mar­ques repo­sant sur une compétiti­vité différen­tielle, dite hors coût, per­met­tant à la fois des prix et pro­fits élevés et un ruis­sel­le­ment vers la force de tra­vail (cf. les reven­di­ca­tions du syn­di­cat alle­mand de la métal­lur­gie sur les 32 heures).

Les ris­ques de ten­sion infla­tion­niste par hausse des prix ont été com­primés et contrôlés à la fois par la crois­sance des pays émer­gents et par les pri­va­ti­sa­tions des ser­vi­ces publics dans les pays à capi­taux domi­nants, par­ti­culièrement en Europe. Ces dernières ont abouti à des bais­ses de prix dans cer­tains sec­teurs par une concur­rence accrue dans un pre­mier temps (téléphonie). Privatisations qui ont elles-mêmes accéléré le pro­ces­sus de fusions/acqui­si­tions, par exem­ple dans le sec­teur banque/assu­rance.

La crise de 2008 a fait réapparaître des ten­dan­ces défla­tion­nis­tes avec l’endet­tement qui rede­vient un problème typi­que dans ce cas de figure. Le mou­ve­ment de fusions/acqui­si­tions s’est alors for­te­ment réduit jusqu’à repren­dre de la vigueur aujourd’hui avec une crois­sance qui semble avoir redémarré.

 

L’arti­cle d’Alternatives écono­mi­ques, décrit le pro­ces­sus de capi­ta­li­sa­tion sans tou­te­fois employer le terme. La trans­for­ma­tion de la struc­ture des gran­des firmes dans le sens d’une finan­cia­ri­sa­tion (le hol­ding), la ten­dance au mono­pole, l’imbri­ca­tion des rap­ports avec l’État, c’est-à-dire une situa­tion où s’ins­taure ce que nous appe­lons « l’État de capi­tal29 » et non pas l’État du capi­tal des ana­ly­ses en termes de clas­ses.

Le capi­tal domine la valeur par les prix. Si on veut faire plus clas­si­que qu’Invariance et Temps cri­ti­ques, on trou­vait déjà chez M. Kalecki et son essai en anglais sur coûts et prix (Essays on the Dynamics of the Capitalist Economy), l’idée que le capi­tal domine la valeur par les prix. En effet, il y démontre que les marges des firmes sont des indi­ca­teurs de puis­sance et donc elles sont tri­bu­tai­res des situa­tions d’oli­go­po­li­sa­tion (cf. sa notion de « degré de mono­pole »30). Pour pren­dre un exem­ple en France, le hol­ding psa cha­peaute les usines Peugeot et Citroën pour des rai­sons fina­le­ment tech­ni­ques de meilleure coor­di­na­tion ou d’acti­vités en Bourse, sans men­tion­ner qu’il s’agit là d’un contrôle poli­ti­que ou plus exac­te­ment d’un pou­voir de contrôle stratégique. De ce pro­ces­sus il res­sort une inca­pa­cité abso­lue à impu­ter une frac­tion de capi­tal plutôt qu’une autre dans la réali­sa­tion du profit total de la société Peugeot

Command and control est la devise des gran­des firmes

La crois­sance des ntic a encore accru cette ten­dance à la capi­ta­li­sa­tion puis­que le savoir immatériel n’est pas mesu­ra­ble sui­vant les canons habi­tuels des différentes lois de la valeur. La capi­ta­li­sa­tion de ces entre­pri­ses s’avère donc exor­bi­tante par rap­port à la valeur de marché. Or, com­ment oser dire, comme le font par exem­ple les « écono­mis­tes atter­rants », que les inves­tis­se­ments (sous-enten­dus pro­duc­tifs) sont actuel­le­ment insuf­fi­sants, quand on sait que les inves­tis­se­ments immatériels ne sont majo­ri­tai­re­ment pas comp­ta­bi­lisés comme inves­tis­se­ments pro­duc­tifs ! La puis­sance de Microsoft ou autres gafa est aussi capi­ta­liste que celle de gm, mais son pou­voir est supérieur dans la mesure où son niveau de capi­ta­li­sa­tion lui permet de regar­der devant, d’être dans la dyna­mi­que pros­pec­tive, dans la voi­ture sans chauf­feur ou dans le cyborg.

Ainsi, par exem­ple, la voi­ture élec­tri­que, inno­va­tion de 1990 a vu son exploi­ta­tion retardée par l’indus­trie pétrolière et les États-Unis. Le contrôle par le pou­voir de cet hyper-capi­ta­lisme du sommet permet de frei­ner la crois­sance de la pro­duc­tion et de gagner sur les prix, ce que n’a pas com­pris le Japon avec sa poli­ti­que consis­tant à inon­der le marché. L’indus­trie la plus per­for­mante, la plus auto­ma­tisée a tout à coup bu la tasse en tant que puis­sance, même si ces entre­pri­ses tirent encore leur épingle du jeu au niveau de l’oli­go­pole mon­dial31. C’est à un point tel qu’on ne parle même plus du Japon dans les jour­naux alors qu’Édith Cresson en avait fait notre ennemi prin­ci­pal dans les années 80 (les « peti­tes four­mis »). Pourtant là il y avait de « l’écono­mie réelle », mais la poli­ti­que d’hyper compétiti­vité par les prix et la prio­rité donnée aux expor­ta­tions s’est heurtée à la réévalua­tion du yen en 1995. Tout cela a engendré un long cycle défla­tion­niste dont le pays n’est pas encore sorti.

Bien sûr, cette poli­ti­que de maîtrise de la pro­duc­tion est for­te­ment pro­duc­trice de chômage, mais l’hyper-capi­ta­lisme ne s’en préoccupe pas et laisse ça au niveau ii de la domi­na­tion en charge de la repro­duc­tion du rap­port social sur un ter­ri­toire natio­nal ou régional. Le ter­rain auquel s’atta­che aujourd’hui la poli­ti­que popu­liste de Trump, une poli­ti­que qui fait pous­ser des cris d’orfraie au parti démocrate représen­tant patenté de cet hyper-capi­ta­lisme du sommet. Il peut y avoir des popu­lis­tes fous, mais le popu­lisme n’est pas une folie. Partout, il resur­git comme l’expres­sion de la contra­dic­tion entre les différents niveaux de la domi­na­tion et ses formes les plus dures sont le signe d’une arti­cu­la­tion déficiente des différents niveaux de la puis­sance du capi­tal.

 

Jacques Wajnsztejn

 

Notes

1 – Cf. les articles du journal Le Monde datés du 14 mai 2018 : Profits du cac 40, la prio­rité aux action­nai­res de plus en plus contestée (rapport de l’ong Oxfam) ; et « Aux États-Unis, la folie des rachats d’action ». Voir aussi Romaric Godin, « Le cac 40, machine à dividendes… et à inégalités », Médiapart, 14 mai 2018 et Yann Moulier-Boutang, « La stupéfiante hypothèse du “general intellect” », Alternatives économiques, Les dossiers, no 013, mars 2018.

2 – Le Capital, ii, Gallimard (Pléiade), p. 1755. Pour Marx, elle était fon­da­men­tale pour le pro­ces­sus d’accu­mu­la­tion pri­mi­tive.

3 – Ibidem, p. 1761 : « Dans quelle mesure est-elle [l’accu­mu­la­tion du capi­tal monétaire] ou n’est-elle pas un indice d’une accu­mu­la­tion réelle du capi­tal, c’est-à-dire la repro­duc­tion sur une base élargie ? Quand on parle de pléthore du capi­tal — expres­sion employée seu­le­ment pour désigner le capi­tal pro­duc­tif d’intérêt ou le capi­tal argent — est-ce seu­le­ment une manière par­ti­culière de signi­fier la sur­pro­duc­tion indus­trielle ou s’agit-il, à côté de celle-ci, d’un phénomène par­ti­cu­lier ? ». Cf. aussi les pages 1765, 1773-74.

4 – Cf. J. Wajnsztejn : « Le cours chao­ti­que du capi­tal », in Temps cri­ti­ques no 15, p. 75 et sq. Mais elle n’est qu’une expres­sion « intui­tive » sur le modèle et en rela­tion avec la notion de repro­duc­tion élargie qui, d’ailleurs, elle aussi, en dehors de sa for­mule A-A’ où A’ > A, ne peut être délimitée empi­ri­que­ment et cela encore moins aujourd’hui que la dif­fi­culté d’impu­ta­tion est bien supérieure.
Cette notion de repro­duc­tion rétrécie n’est pas très éloignée de celle de « sabo­tage » chez Veblen qui ne réfère pas ici à Émile Pouget et au sabo­tage ouvrier, mais au pou­voir qu’ont les patrons de sous­traire une part des forces pro­duc­ti­ves à la pro­duc­tion en ne tour­nant pas à pleine capa­cité, dans la mesure où ce qui compte est la capi­ta­li­sa­tion, par hausse des prix ici. Veblen emploie aussi la notion de « droit natu­rel à l’inves­tis­se­ment » par cette faculté que possède le propriétaire d’inves­tir ou non. C’est un pou­voir et d’ailleurs l’inves­tis­se­ment, au sens écono­mi­que du terme, tire son ori­gine de l’inves­ti­ture féodale du pou­voir. À remar­quer aussi que Veblen anti­ci­pait par sa notion de « propriétaire absent », le capi­ta­liste inves­tis­seur par rap­port à l’entre­pre­neur, une dis­tinc­tion reprise aujourd’hui par des auteurs comme Jorion et Lordon.

5 – Cf. la revue Invariance et notre arti­cle : « Quarante ans après, retour sur la revue Invariance », dis­po­ni­ble sur le site de la revue.

6 – Les reve­nus du capi­tal ne dépen­dent pas tant de la crois­sance de la pro­duc­tion, mais de son contrôle stratégique, un point qui a été négligé par les écono­mis­tes de l’école de la régula­tion dans leur expli­ca­tion de la crise américaine de la fin des années soixante. En effet, le fait d’envi­sa­ger la crise en termes de baisse de la pro­duc­ti­vité du tra­vail et de l’inves­tis­se­ment leur per­met­tait dif­fi­ci­le­ment d’expli­quer que la part du capi­tal dans le revenu natio­nal ait continué à aug­men­ter, ce qui est pour­tant l’indi­ca­teur du rap­port de forces socia­les à un moment t.

7 – Pour actua­li­ser la ques­tion, on peut pren­dre l’exem­ple de la ges­tion récente du cas Alsthom. Posons-le dans notre cadre théorique où le niveau i est celui de l’État action­naire auprès d’une firme qui est mul­ti­na­tio­nale, d’ori­gine française néanmoins. Le niveau ii est celui de l’État inter­ven­tion­niste social qui doit gérer la ques­tion de l’emploi avec 480 salariés à pren­dre en compte, mais avec un coût très élevé estimé à un mil­lion d’euros d’inves­tis­se­ment par poste sauvé. Depuis les années 90, l’État contrôlait la com­pa­ti­bi­lité entre les deux niveaux par le biais de sa stratégie action­na­riale avec l’ape (agence de par­ti­ci­pa­tion de l’État) dans des entre­pri­ses comme edf, Renault, Areva, Peugeot, Thalès. Cela était supposé suf­fire pour gérer la ten­sion entre les deux niveaux, or plus la glo­ba­li­sa­tion pro­gresse plus les deux logi­ques diver­gent avec à la clé un risque bien plus poli­ti­que qu’écono­mi­que (cf. l’arti­cle de P.-Y. Gomez dans le jour­nal Le Monde du 7 octo­bre 2016).
Alsthom nous donne aussi un exem­ple de négocia­tion au niveau i. En plein scan­dale des Panama papers l’État français a rayé le Panama des para­dis fis­caux… et a signé un contrat de cons­truc­tion de métro pour Alsthom au Panama !

8 – Cf. l’arti­cle du