1er juillet 2004
 » L’ennemi de l’intérieur  »
À propos de son dernier livre : L’affaire du voile ou la production d’un racisme respectable

Saïd Bouamama est tout à la fois sociologue, natif des
quartiers  » rouges  » de Roubaix, enseignant
universitaire et militant au sein de la coordination nationale des sans-papiers. Son dernier livre est un
cinglant réquisitoire contre l’orchestration politique
qui a conduit à la nouvelle  » loi sur la laïcité « . Et
aussi une occasion, à partir d’un état des lieux des
conditions d’existence au sein des quartiers
populaires, de dégager des pistes pour la résistance à
opposer, dans un contexte de liquidation sociale et de
précarisation généralisées.

Tu qualifies la récente loi sur la  » laïcité  » de loi
d’exception. Pourquoi ?

Saïd Bouamama : Cette loi est le résultat d’une opération idéologique qui vise à stigmatiser une partie de la population de France en la présentant
comme porteuse de dangers pour la République et la démocratie. Elle vise à produire un  » ennemi de l’intérieur  » permettant de diviser ceux qui devraient
être unis, et d’unir ceux qui devraient être divisés.
Elle est de fait une loi raciste et xénophobe dans la mesure où elle traite différemment une personne en fonction de son appartenance à une croyance.

L’hypocrisie consistant à la présenter comme loi contre tous les signes religieux cache la réalité : il
s’agit d’une loi contre le foulard. Personnellement, je suis opposé à la fois au foulard et à la loi. Mais
cette position n’a pas de place dans le débat actuel, qui veut nous obliger à deux positions et à deux seules : être pour le foulard ou être pour la loi.

Ce que l’on oublie, c’est d’une part que le foulard a de multiples significations et d’autre part que l’on
n’émancipe jamais personne par la contrainte.

En réalité, cette loi aura pour seul résultat de mettre une nouvelle fois l’immigration au centre du débat politique, sous un angle accusateur. Elle encouragera les vrais intégristes qui pourront se présenter comme seuls représentants d’une identité
bafouée.

C’est d’ailleurs ce que souhaite le pouvoir qui préfère avoir une  » communauté  » sous surveillance,
des  » imams  » coloniaux patentés qu’une lutte de cette  » communauté  » pour ses droits. En réalité, le communautarisme est un choix de gestion qui permet de
renvoyer aux concernés ce qui a été produit consciemment par le gouvernement. Cela porte un nom :
l’islam colonial comme extincteur des révoltes sociales.

Pourtant, les partisans de cette loi disent ne vouloir défendre que l’égalité des sexes et la neutralité de
l’école républicaine. Contre les obscurantismes religieux, ils invoquent l’esprit des Lumières…

La question de légalité des sexes ne peut pas se réduire à la question du foulard. C’est le même gouvernement qui attaque le droit des femmes par sa
politique économique libérale et qui prétend le défendre à propos du foulard. Il faut dans ce domaine
appeler un chat un chat. Le droit des femmes est une question centrale de nos sociétés, mais elle se pose d’abord à un double niveau : celui du combat contre les bases économiques de l’oppression et celui d’un combat durable contre la mentalité patriarcale, qui est loin de se limiter à l’immigration.

Concernant les Lumières, de quoi s’agit-il en réalité ?
C’est un mouvement contradictoire qui invente la démocratie tout en posant l’Occident comme supérieur
au reste du monde. C’est la raison pour laquelle les Lumières ont servi à justifier la colonisation, censée
 » émanciper  » ces  » sauvages « .

Quant à l’argument des obscurantismes religieux, il faut être sérieux. Le communautarisme, les obscurantismes et l’intégrisme sont les produits d’une
société inégalitaire.. Il est inadmissible de présenter une conséquence comme une cause. C’est le
symbole même d’une domination : les conditions de vie de l’immigration poussent les gens au repli et on leur
reproche ce que la domination a elle même fabriqué.

Comment expliques-tu qu’à partir d ?une poignée de fillettes voilées le  » débat  » soit monté en puissance
au point de devenir un enjeu politique national de premier ordre ?

Nous sommes devant une gestion coloniale de l’immigration et des Français qui en sont issus.
Derrière se cache un choix économique stratégique :
faire jouer à l’immigration et à ses enfants le rôle
de dérégulateurs du marché du travail. Pour cela, il
faut les mettre sur la défensive. En réalité, les
sans-papiers, les immigrés  » réguliers  » et les
Français issus de l’immigration représentent d ?ores
et déjà près de 30 % du monde ouvrier. Les couper du
reste de la population ouvrière, c’est se garantir le
succès de l’opération consistant à remettre en cause
l’ensemble des acquis sociaux. On n’hésite donc pas à
revigorer des idées coloniales qui n’ont jamais été
éradiquées dans cette société.

L’enjeu du débat est fondamental : soit nous
réussirons à éviter la division dans le peuple de ce
pays, et le combat aura lieu contre notre ennemi
commun, soit la division raciste l’emportera pour le
plus grand bénéfice des dominants. Voilà pourquoi ces
derniers ont mis tant d’ardeur à cette manipulation
idéologique.

Tu publies un livre sur  » l’affaire du voile « .
Peux-tu nous en dire quelques mots ?

C’est une dénonciation du traitement politique et
médiatique des jeunes issus de la colonisation. Ce
traitement s’appuie sur trois figures clés : la masse
des jeunes, présentés comme dangereux, intégristes,
violents et sexistes ; les élites, présentées comme
intégrées, reconnaissantes et plus royalistes que le
roi ; et le religieux de service, visant à assurer la
paix sociale et à empêcher les prises de conscience.
L’essai tente de montrer comment les mises en scène de
l’insécurité, puis de l’association Ni putes Ni
soumises, puis de l’affaire du foulard, etc, ne sont
que des éléments d ?une vaste offensive idéologique
destinée à faire intérioriser par tous la grille de
lecture de la  » guerre des civilisations  » et à
empêcher les grilles de lecture sociales de se
développer.

Vingt ans après la marche pour l’égalité, qu’est-ce
que la jeunesse des quartiers populaires a gagné ?
Qu’a-t-elle perdu ?

Les jeunes issus de la colonisation ont gagné une
visibilité sociale désormais incontournable.

Reste que l’absence de mémoire et de transmission rend
chaque victoire fragile et oblige à reprendre sans
cesse les mêmes luttes. Depuis la marche, une
diversification sociale s’est opérée entre une masse
de jeunes issus de la colonisation qui s’est
paupérisée et une petite minorité qui prétend à
l’embourgeoisement.

Tant qu’il n’y aura pas une dénonciation forte de
cette  » beurgeoisie « , elle prétendra nous représenter
et sera mise en avant dans ce but. Le flambeau de la
marche, aujourd’hui, c’est de reprendre le combat pour
une expression politique de ce prolétariat issu de la
colonisation, même si beaucoup rejettent ce terme.

Quels sont les défis en matière de lutte sociale et
d’émancipation qui se posent à la jeunesse des
quartiers ?

L’enjeu essentiel se trouve dans le rôle économique,
politique et idéologique que l’on veut lui faire
jouer. Au niveau économique, il s’agit de l’utiliser
pour organiser un second marché du travail sans aucune
garantie, hyperflexible et hyperprécarisé afin de
pouvoir le généraliser à l’ensemble du monde du
travail.

Au niveau politique, il s’agit de construire un « 
communautarisme  » par en haut que l’on reprochera
ensuite aux populations issues de la colonisation.

Au niveau idéologique, enfin, il s’agit de construire
un  » ennemi de l’intérieur  » pour légitimer un
consensus blanc entre classes sociales et éviter la
remise en cause des politiques réactionnaires
actuelles.

Bref, plus que jamais les jeunes issus de la
colonisation et leurs parents manquent d ?une
expression politique et d’une convergence avec le
reste du monde du travail. La tâche est immense, mais
comme disait l’antifasciste Gramsci : pessimisme de
l’intelligence et optimisme de la volonté.

1er juillet 2004

Hamé est membre du groupe La Rumeur

Cet entretien est paru le 15 mai 2004 dans le numéro
12 de l’excellent mensuel CQFD [1] .

(

Bibliographie sélective de Saïd Bouamama

Dix ans de marche des beurs, chronique d’un
mouvement avorté (Desclée de Brouwer, 1994)

Familles maghrébines en France, avec Hadjila Sad
Saoud (D. de Brouwer, 1995)

J’y suis, j’y vote (Esprit Frappeur, 2000)

De la galère à la citoyenneté (Desclée de Brouwer,
1997)

Jeunes Manosquins issus de l’immigration : les
héritiers involontaires de la guerre d’Algérie
(éditions du CREOPS, 2003)
)

Notes

[1] www.cequilfautdetruire.org