« A l’âge de neuf ans, j’avais foutu le feu à l’école. » James Carr avait commencé très jeune, et n’avait jamais cessé de se bagarrer. Enfant prodige du crime et de la délinquance dans les ghettos de Los Angeles, il avait terrorisé une bonne demi-douzaine de foyers pour jeunes garçons et de maisons de redressement. Puis, dès la première adolescence, s’était fait bookmaker et s’était parallèlement lancé dans le vol à main armée. Une première arrestation devait vite mettre un terme à cette double carrière. Il s’était, en prison, bagarré plus que jamais, jusqu’à devenir l’un des plus notoires agitateurs que pouvait compter l’effervescent univers pénitentiaire de l’Etat de Californie.

C’est justement parce qu’il était un bagarreur et n’avait rien d’un frère prêcheur que James Carr nous conte son histoire avec une sorte de froide passion. Elle lui permet d’évoquer les moindres détails de la vie quotidienne des rues et de la prison avec une force qui ne s’embarrasse pas de litanies moralisatrices et de discours politiques. Jimmy nous dévoile toutes les horreurs de l’existence carcérale – les émeutes raciales, les meurtres, les punitions injustes et illogiques, la corruption des fonctionnaires en charge, pour n’en citer que quelques-unes – et ce, du point de vue de quelqu’un qui a su les dominer. Il nous décrit aussi la solidité et même la joie, extraordinaires, de ces condamnés qui refusent de mourir et retrouvent dans la révolte leur véritable identité humaine.

Les rapports qu’entretenait Jimmy avec George Jackson et ses autres camarades noirs, dans ce monde chaotique, étaient remarquables. La Bande des Loups qu’ils avaient formée, à mesure qu’ils devaient s’installer dans le système était une fraternité qui avait commencé par les protéger, pour finir par leur garantir une certaine marge de sécurité matérielle. L’amitié de Jimmy et de George, forgée au sein d’une lutte à mort – contre leurs codétenus autant que contre les autorités d’abord, puis presque exclusivement contre ces dernières – était devenue beaucoup plus qu’une simple association pour tenter de survivre ensemble. Ce n’était pas seulement le combat, mais l’amour, qui avaient permis à cette Bande de durer si longtemps ; leur profonde affection ne procédait pas seulement de leur nécessaire solidarité dans un commun asservissement, mais encore d’un considérable enrichissement intellectuel, et de l’étonnante faculté qu’ils avaient, dans un environnement qui s’y prêtait si peu, de savoir rire.

Nous pouvons voir, à travers l’évolution de Jimmy, la progressive prise de conscience de nombre de ses codétenus ; ils se rendent compte qu’on les a sournoisement amenés à lutter contre leurs propres intérêts, tant en se faisant mutuellement la guerre qu’en combattant l’autorité officielle sur son propre terrain. La Bande des Loups, sous la conduite de George et de Jimmy, avait commencé par se placer en position de force dans la guerre des races à l’intérieur de la prison ; elle s’était employée ensuite à y mettre fin, pour pouvoir concentrer tous ses efforts contre le seul système. Les autorités en avaient été conduites à redoubler de brutalité et à séparer les deux amis.

Jimmy s’était donc retrouvé seul, en 1965, dans l’atmosphère plus soumise de la Colonie pénitentiaire pour hommes de Californie, à San Luis Obispo, et le criminel révolté dont les actes, jusque-là, n’avaient été que réactions plus ou moins automatiques et qui se retournaient contre lui-même, s’était transformé en un froid calculateur fort capable, à son tour, de manipuler les autorités et de finir par en obtenir sa libération. Il était devenu, dans l’intervalle, brillant mathématicien, champion de poids et haltères, et le mentor avisé de toute une nouvelle génération de prisonniers insoumis.

Dur apprentissage, pour Jimmy, que de ne plus employer son intelligence qu’à se battre sur son terrain, à lui. Il dut s’y remettre après sa sortie de prison. Il s’était attendu à retrouver une multitude de révolutionnaires fourbissant les armes du combat, et était tombé sur les Panthères noires qui, à défaut de troupes, parlaient abondamment d’Armée rouge.

Les activités du groupe représentaient exactement le militantisme de parade et de propagande qu’il avait voulu dépasser. Jimmy, en raison de son casier et de ses rapports constants avec George, était déjà étroitement surveillé par la police ; travailler avec les Panthères ne pouvait virtuellement conduire qu’à le faire arrêter à nouveau. On trouverait vite un prétexte pour le renvoyer en prison, et à vie, cette fois.

La menace s’était précisée dès le 6 avril 1971, lorsqu’une échauffourée avait interrompu une audience du procès des Soledad Brothers et que Jimmy s’en était mêlé pour voler au secours d’un vieil ami.

 

Le Palais de Justice de San Francisco est en contrebas de l’autoroute, et n’est séparé d’un agglomérat d’entrepôts que par une enfilade de bars chic fréquentés par les gens de la profession. Le mercredi après-midi de ce début d’août 1971 était étouffant. J’avais poussé les lourdes portes de verre du Palais et étais passé devant le détecteur d’armes. Le flic de la réception m’avait dit qu’il était trop tard pour les visites aux détenus de la maison d’arrêt de la ville. Mais une femme assise sur l’un des bancs de marbre du hall d’entrée était intervenue. C’était peut-être un détenu de la prison du comté. J’avais répondu que je ne savais pas.

– Qui c’est qu’voulez voir ? avait aboyé le flic.

– James Carr.

– Ah, ouais, Carr… Il avait craché le nom. Z’avez vos papiers ?

Les visiteurs faisaient queue du cinquième au sixième étage, sur un escalier de ciment exposé à tous les courants d’air. Il y avait environ soixante personnes, presque tous des Noirs et des Mexs [1]. Une majorité de mères et d’épouses, pour les Mexs, mais beaucoup d’amis et de coassociés parmi les Noirs – des types qui en jetaient et des femmes superbes. Les vingt derniers, après une bonne heure d’attente, purent franchir les épaisses portes de métal. Nous nous fîmes inscrire dans le registre et passâmes dans une pièce austère dont les deux murs de ciment verdâtre esquissaient un U. La troisième branche était vitrée, avec des petits tabourets ronds, scellés, des deux côtés. Tout du long, sur une planchette de vingt-cinq centimètres de large, et devant chaque tabouret, d’antiques récepteurs téléphoniques.

Je me sentais, à mesure que j’attendais Jimmy, de plus en plus mal à l’aise ; l’endroit semblait conçu pour que les visiteurs eux-mêmes ne puissent oublier où ils se trouvaient.

Et je me demandais, aussi, ce que j’allais bien pouvoir lui dire. Jimmy avait beau être marié à ma soeur Betsy, nous ne nous étions vus, avant son arrestation, qu’à de rares occasions, et à une époque où il s’était engagé dans des activités dont j’avais dénoncé le caractère stalinien. Il avait rompu avec les Panthères et fait son autocritique, mais je n’avais aucune idée de ses plans.

Quand je l’avais vu remonter le couloir en se dandinant et en plaisantant avec un autre détenu, je m’étais senti plus à l’aise. Il avait eu un large sourire et s’était penché sur l’appareil :

– Qu’est-c’qu’y s’passe ?

– Pas grand-chose – ce qui était la triste vérité. Chouette d’endroit.

Jimmy ricanait.

– Oh, c’est rien. Ils vous font tout cm cinéma pour qu’les visiteurs s’croient dans une forteresse, une vraie centrale. Mais c’est qu’une toute petite taule qu’est tenue par de tout petits matons.

J’avais froncé les sourcils pour lui rappeler l’interphone.

– …Oh, ouais, ils écoutent, mais ils n’y peuvent rien, tant qu’on parle pas d’comment tu pourrais m’faire sortir.

La première visite avait été plus courte que les vingt minutes autorisées. Nous avions parlé de Betsy – elle allait bientôt accoucher – et de nos quelques amis communs. Nous avions surmonté le malaise de ces retrouvailles dans un décor aussi artificiel, et nous étions quittés bien résolus à nous revoir.

Nous obtînmes des gardiens, vers la mi-octobre, la permission de bavarder au moins une heure. Mais cela ne nous suffisait déjà plus.

Nous nous lisions à haute voix des ouvrages d’histoire et de doctrine révolutionnaire, et en discutions ; nous nous intéressions particulièrement à l’évolution des événements en France, qui devait permettre à un Jimmy de plus en plus déçu par la gauche de clarifier ses idées. Nous sortions généralement rassérénés de ces austères discussions : nous adorions tous deux nous gausser tant de notre propre situation que des folies de nos adversaires. On aurait dit, quand il s’y mettait, que gardiens, staliniens et politiciens bourgeois n’avaient jamais existé que pour le seul amusement de Jimmy. Il imitait Eldridge Cleaver [2], pointait l’index, et s’exclamait : « Tu piges… faut résoudre cette contradiction entre Granny Goose et le Capitaine Crunch [3] », et partait de son petit rire rauque et démoniaque.

Nous parlions pendant des heures de toutes sortes de livres. Jimmy était une des rares personnes que je connaissais à avoir lu autant que moi. Il écumait les bibliothèques de prison pour se procurer tout ce qui pouvait avoir le moindre rapport avec la politique et la sociologie. Je l’avais vu devant le tribunal, au mois de juillet de la même année, son exemplaire d’Au-delà du bien et du mal planté comme une arme dans la poche-revolver de sa combinaison de sport ; nous avions tous éclaté de rire quand il s’était retourné pour répondre au juge. Et comme il aimait parler de Nietzsche, de son génie de poète fou, de Zarathoustra surtout, de ses surnaturelles images et de ses implacables dénonciations de tous les clichés. Je lui parlais, de mon côté, des grands révoltés de la littérature française, et lui avais apporté une anthologie de Dada et Les Chants de Maldoror ; ce dernier livre, avec son athéisme et son antihumanisme féroces, était devenu l’un de ses préférés.

Nous nous racontions des anecdotes personnelles, en embrayant sur la moindre réflexion un peu excitante. Jimmy ne voulait pas parler de son enfance : « J’t’en fous, c’était qu’une de ces chiées d’enfances de ghetto, mon pote. T’as sûrement entendu des milliers d’histoires du même genre. » Mais nous parlions d’un tas d’autres choses, de l’école, de la religion, de l’amour, et de nos diverses expériences dans ces domaines.

 

Nous nous étions revus à la fin du mois d’août, peu après que George Jackson eut trouvé la mort à la prison de San Quentin, au cours de ce que l’administration pénitentiaire avait présenté comme une tentative d’évasion. Jimmy, la semaine précédente, lorsque j’étais venu le voir, était en isolement. On enquêtait sur les éventuelles ramifications de l’affaire de San Quentin. J’avais un peu peur que Jimmy ne se laisse vraiment aller à quelque coup de tête, mais il me parut évident, lorsque je pus à nouveau lui rendre visite, qu’il était en pleine possession de lui-même. Bouleversé, mais nullement surpris.

– Ces fils de pute ont voulu l’pousser à bout, rien qu’pour qu’il se rebiffe, et qu’y finisse par jouer leur jeu, c’est du tout cuit, il était trop vachement fier pour pas marcher. C’qui m’épate, c’est qu’il ait pu encaisser si longtemps, y en a pas beaucoup qu’y-z-en ont fait voir autant.

Nous étions restés silencieux un moment, avant que Jimmy ne reprenne. Il avait évoqué les erreurs de George – comment il avait bien vu le piège, mais était quand même tombé dedans ; comment sa conscience politique s’était émoussée, et comment il avait pu se faire avoir par les Panthères – mais comment, malgré tout, il avait été un grand révolutionnaire :

– C’est grâce à lui qu’on a tenu le coup, et y avait personne d’autre.

Son dossier, vers la mi-novembre, sur le plan de la procédure, commençait à prendre forme. Son avocat s’était démené pendant des semaines pour qu’on s’en tienne à un procès correctionnel. La condamnation ne devait pas excéder le temps de prévention. Son sort ne dépendrait plus que de la commission spéciale de mise à l’épreuve, qui pouvait toujours le renvoyer en prison si elle estimait qu’il avait contrevenu à ses engagements. Jimmy allait donc bientôt sortir. La rue ou le pénitencier. Il lui faudrait gagner assez d’argent, de toute façon, pour entretenir sa famille. C’est ce qui l’avait conduit à envisager de façon plus concrète d’écrire le livre dont nous avions discuté le projet avec notre ami Isaac Cronin.

Tous les récits de prison publiés ces dernières années, tendent, et généralement pour des raisons idéologiques, à prouver que l’auteur n’est que l’innocente victime d’une société injuste. La plupart de ces livres présentent la prison comme le produit du capitalisme moderne, et le symbole de l’oppression. Le combat désespéré que mènent pour leur survie les prisonniers devrait servir de modèle à tous les mouvements révolutionnaires. Le problème est toujours posé dans des termes qui relèvent de la morale chrétienne ; sa solution nous ramène toujours à une forme d’organisation paramilitaire de type stalinien.

Jimmy avait compris que cette interprétation était fausse, qu’elle répondait peut-être, pour le mouvement des prisonniers, aux exigences de la publicité, et à un certain sens de son importance historique, mais qu’elle donnait une idée terriblement dénaturée de la place des condamnés dans la société, et pratiquement aucune de ce qu’est véritablement la vie des prisons. Le système pénitentiaire est un système clos, une bureaucratie semi-féodale ; il n’est pas jusqu’à la structure politique qu’il protège qui ne le tienne pour archaïque et inopérant. La vie des prisons, sans même parler de la brutalité qui la caractérise, ne saurait être comparée à la vie ordinaire dans la société bourgeoise. Il s’agit, au contraire, d’une véritable sous-culture, et la plus importante de toutes, aux Etats-Unis, d’un monde à part, tant du point de vue économique et politique que du point de vue culturel. De quoi est-il fait ? A quoi ressemble l’existence quotidienne des détenus, entre deux révoltes, et comment celles-ci éclatent-elles ? Voilà ce que voulait décrire Jimmy, du point de vue, unique, de quelqu’un qui avait été au centre de la lutte, mais ne se souciait guère d’émouvoir l’opinion libérale en présentant une image exagérément menaçante ou pathétique.

Nous ne pouvions, tant que Jimmy était dans l’étouffoir, qu’évoquer nos plans de façon très générale. Nous serions bientôt au travail ensemble, ou il n’aurait plus, d’une nouvelle prison, qu’à nous envoyer les brouillons de son livre.

Ce mois de décembre n’en finissait plus. La Commission n’avait toujours pas entendu Jimmy. Il s complétaient le dossier, assuraient-ils. Je faisais de mon mieux, au cours de mes visites, pour le regonfler, mais Jimmy était convaincu qu’il n’en sortirait pas, et je commençais bien à redouter qu’il n’ait raison.

 

On approchait du jour de l’an lorsque le téléphone avait sonné.

– Salut, c’est moi. Merde, par où qu’t’habites ?

Comme s’il revenait de vacances. J’étais si excité que j’en avais presque oublié le chemin de la baraque.

– Tu veux que je vienne te chercher ?

– Pas la peine. Y a mon tuteur qui va m’amener. On arrive.

On avait fini, après tant de chinoiseries, par nous le confirmer, juste avant Noël : il allait être libéré sur parole. Mais les formalités n’en finissaient plus. Et voici, vraiment, qu’il était libre !

J’avais couru acheter de la bière et du champagne. La tête me tournait déjà passablement. Quelques minutes plus tard, bang à la porte, et Jimmy qui me sourit derrière la vitre. Après tous ces mois d’interphone : on tombe dans les bras l’un de l’autre.

Jimmy m’avait présenté son ange gardien, un Mex assez à la coule, tout souriant, qui m’avait presque tout de suite offert un joint. On s’était installés dans le living. Le type nous avait raconté sa vie pendant qu’on buvait et qu’on fumait. Je n’arrivais pas à y croire.

Après le départ de son « tuteur », Jimmy avait téléphoné à San José – les autorités de la prison se refusant à lui préciser la date de sa libération, il avait insisté pour que Betsy et ma mère restent chez elles – et nous y étions allés en voiture, à l’heure de pointe, avec mon amie Sally. Trajet étrangement silencieux, après toutes nos parlotes de la prison. Jimmy avait bien posé à Sally quelques questions pour savoir comment ça marchait, mais ne nous avait rien dit de lui-même et de ses projets. Je me rendais compte qu’il n’avait pas la tête à ça pour le moment.

A San José, réception magnifiquement tendre, délicate, presque discrète. Jimmy et Betsy, visiblement, d’un commun accord, avaient décidé de se contrôler, de ne pas perdre la boule. Ils étaient enfin réunis, chez eux, avec le bébé, tout simplement.

 

Entre les hésitations de Jimmy à se lancer – il était le seul à savoir vraiment tout le boulot que ça pouvait représenter – et les trois magnétophones qui nous avaient claqué dans les doigts, il nous avait fallu trois semaines pour nous y mettre. Nous avions finalement démarré vers la fin janvier.

Jimmy devait nous dicter les grandes lignes de son livre avant que nous commencions à l’enregistrer sur bande. Il fumait un peu d’herbe, buvait un peu de rhum, allumait un cigare, et entrait dans une sorte de transe, au cours de laquelle il évoquait brièvement, sans aller au fond, juste assez pour s’en souvenir, les principaux événements de son existence.

Mais nous avions vite abandonné cette épuisante méthode : le récit devait respecter l’ordre chronologique, et Jimmy, dès le départ, en avait clairement discerné tous les contours. Il lui aurait fallu revivre à un rythme beaucoup trop rapide des souvenirs qu’il avait essayé toute sa vie d’oublier. Nous en étions donc passés directement, au bout de quelques jours, à l’enregistrement du récit de ses premières années.

Je m’étais tout de suite rendu compte combien il lui était difficile de rouvrir ainsi toutes ses vieilles cicatrices. Tant d’agressions diverses – de coups donnés et reçus. Il s’était durci, avait appris à se foutre de tout, à s’asseoir dessus, à vivre au jour le jour entre un passé et un avenir également horribles, à tout refouler, en même temps qu’il donnait libre cours à toutes ses passions sur le seul terrain de la force brutale, de l’action et des réactions. Il avait depuis un an – depuis six ans même, dans une certaine mesure – réussi à dominer en lui les pires aspects de ce syndrome animal, sans jamais l’analyser véritablement… Et ce, tout simplement, il l’avait compris, pour pouvoir survivre.

Le moment était venu – il lui fallait replonger. Des voix de morts plein la tête.

Et il lui fallait d’énormes efforts de préparation avant de pouvoir s’exprimer. Jimmy se levait à 6 heures du matin mais était rarement prêt avant la fin de l’après-midi. Il était incapable de parler sans avoir beaucoup bu et fumé. Au bout d’une heure, guère plus, il était vidé. Isaac et moi nous sentions souvent d’autant plus frustrés que nous perdions notre temps à l’attendre ; notre travail, déjà assez facile, se voyait encore allégé par les amusantes anecdotes que glissait Jimmy entre les plus sordides de ses histoires. Je ne devais comprendre que vers la fin de nos enregistrements combien certaines de ces histoires drôles pouvaient réveiller d’horribles souvenirs.

Jimmy, pas plus que lors de nos conversations au parloir, ne voulait parler de ses parents. Il passait très vite lorsque le récit l’y obligeait, et s’en tenait autant que possible aux événements dans lesquels il avait un rôle conscient et actif. Il s’agissait ici de la première période de sa vie, avant qu’il n’ait appris à s’endurcir, et qui l’avait vu sans défense contre la brutalité de son père ou l’indifférence de sa mère.

Nous en étions arrivés à la première adolescence. Le tableau lui était moins pénible, nous avions pris un certain élan, et Jimmy pouvait avancer à un rythme régulier. Il s’était laissé aller. Il lui fallait toujours aussi longtemps pour se mettre en condition, mais cette préparation mentale lui devenait nettement de plus en plus aisée.

Je crois qu’il était assez surpris de voir combien sa vie pouvait nous passionner, et jusqu’où nous étions parvenus à l’accompagner. Nul besoin, en ce qui nous concernait, de jamais se sentir gêné de ce qu’il avait pu faire, et ce non seulement parce qu’il avait dépassé ses tendances criminelles, mais parce que nous savions qu’elles n’avaient jamais constitué qu’une légitime réaction à un environnement hostile.

Cette attitude nous avait permis, par l’intermédiaire de Jimmy, de mieux épouser le point de vue des prisonniers, de mieux comprendre leurs bons et mauvais moments. Jimmy avait su nous restituer, après l’avoir lui-même dépassée, toute une mentalité, et nous avions su, pour la comprendre, faire suffisamment abstraction de la nôtre. Il nous racontait, par exemple, comment on avait voulu faire marcher un pauvre type, lequel avait parfaitement « avalé » et nous en comprenions fort bien le besoin et les raisons, avant d’en rire à notre tour. Jimmy avait ce talent de nous transporter dans une telle atmosphère que les choses en devenaient évidentes, fût-ce à nos propres yeux.

Le travail, à ce stade, ne nous était plus, souvent, qu’une immense partie de plaisir, ponctué de petits rires sadiques et d’applaudissements dès que les choses se corsaient, à la suite de quelque diabolique machination. Jimmy, sans rien dramatiser, faisait de tous ces détenus et de leurs geôliers les acteurs d’une véritable pièce épique. Les personnages ne devaient être jugés que selon leur seule force de conviction. Peu importait, à la limite, de quel côté ils se trouvaient : le capitaine Hocker, par exemple, est presque admirable dans son rôle de salaud. On ne méprise pas le salaud, mais le faux jeton, qu’il s’agisse d’un flic ou d’un taulard. Le prisonnier a plus de considération pour un ennemi déclaré que pour un allié douteux ; il peut haïr la brute, mais il n’a pour le fourbe que du mépris. C’est à leur puissance de caractère qu’on juge les hommes. Il n’est pas étonnant que Nietzsche soit si populaire dans les prisons.

Quand le travail marchait, on était tous au septième ciel. Isaac et moi encouragions Jimmy de la façon même dont leurs codétenus poussent les « bonimenteurs » ceux d’entre eux qui, en leur racontant d’incroyables fables, aident les autres à tuer le temps. Plus elles sont fantastiques, plus le public s’excite : « Quelle salade, t’es vraiment champion ! » Ce qui ne manque pas de le stimuler. A cette différence que les histoires de Jimmy étaient véridiques. Et il ne manquait pas, si nous avions l’air de douter ou de nous amuser d’un quelconque incident, de lancer une bonne bouffée de son cigare, de se renverser un peu dans son fauteuil, et d’y aller des détails.

 

Les enregistrements nous prirent près de trois semaines, que nous passâmes ensemble chez Joan. La maison avait beau être assez grande, nous nous y sentions souvent très à l’étroit. Il arrivait que ça déborde, et que la tension nous fasse éclater, Jimmy, Betsy et Isaac, surtout, quelle que soit la position de chacun. Ils se targuaient tous les trois de la même irrésistible volonté comme de la même force d’inertie. Isaac était le plus impatient de voir le livre achevé, et celui, de nous tous, qui se sentait le moins à l’aise à San José. Jimmy avait tendance à traînasser. Il avait gardé la notion du temps qu’on acquiert en prison (perpétuée par une interminable mise à l’épreuve), et n’avait jamais été aussi relax. Plus Isaac le talonnait, plus il s’entêtait. Il envoyait balader Isaac, ou disparaissait pendant des heures, à l’improviste, alors que nous avions prévu de travailler.

Nous en terminâmes, pourtant. Nous avions arrêté l’appareil, à la fin de la dernière séance. « Ça y est », avait conclu Jimmy. « Et, maintenant, vous me connaissez mieux que personne. »

Nous nous étions figuré, Isaac et moi, en rentrant à San Francisco, qu’il ne nous restait plus qu’à transcrire et revoir le tout, avec un minimum de restructuration. Nous dûmes travailler d’arrache-pied pendant six semaines, revenir sur tel ou tel chapitre, demander à Jimmy de combler les lacunes. Nous aboutîmes, fin mars, à un texte qui, selon nous, ne nécessiterait plus que des mises au point de détail avant la publication. Nous l’envoyâmes à Jimmy pour ses propres commentaires, rajouts et corrections.

 

J’avais passé beaucoup de temps à San José, l’hiver qui suivit. Quelques séances de travail, et pas mal d’heures à musarder. Jimmy s’occupait de son jardin et savait s’y prendre, en me poussant un peu, pour que je lui donne un coup de main. Beaucoup plus de bavardages que de travail réel, en fin de compte : il nous avait fallu jusqu’à trois heures, une fois, pour ratisser la pelouse du devant.

Jimmy, lorsqu’il était seul, s’en occupait consciencieusement. Ce jardin, pour lui, était une incomparable détente ; il avait même songé à une ferme. Il s’était abonné à des publications spécialisées et recevait des catalogues d’agences. Nous avions formé le projet d’acheter ensemble une ferme à Sonoma – qui était assez près pour que nous puissions nous rendre en ville souvent.

Jimmy était venu nous rendre visite à San Francisco, ce samedi 1er avril, avec sa femme Betsy, et leur bébé, Gea. Nous avions terminé un premier état de son livre une semaine plus tôt, l’avions révisé, et nous proposions d’en discuter. Mais il fut tout de suite évident qu’il n’avait guère envie de rester assis devant une table à travailler tout l’après-midi.

– Le livre avance au poil… J’ai pris que’ques notes… On verra ça plus tard.

Il marchait de long en large, regardait par la fenêtre.

– … Ecoute, j’suis pas revenu depuis le jour où je suis sorti de prison – allons nous balader !

Nous étions allés chercher Sally et étions partis en voiture, tous les cinq, pour le parc de Golden Gate. Un appréciable changement avec le brouillard printanier de notre quartier de Sunset : le soleil était brûlant sur l’herbe humide de la prairie convertie en terrain de jeux. Nous avions étendu sur le sol une couverture. Gea, à quatre pattes, s’ébrouait ; nous la rattrapions quand elle atteignait le bord, et la faisions sauter en l’air. Elle hurlait de rire. Nous étions restés assis là, à nous imbiber de soleil, puis Jimmy et moi nous étions lancés à la folle poursuite d’un frisbee que nous rejetions comme des sauvages.

Nous avions, quand nous étions rentrés, la tête à tout autre chose qu’au travail et avions consulté le programme des cinémas, à la recherche d’une bonne histoire de samouraïs. (Jimmy, avant son arrestation, allait souvent, avec Betsy, aux séances spéciales du Bella Union, le samedi.) Le Surf présentait Yojimbo, interprété par l’acteur japonais Mifune ; nous étions passés prendre Isaac avant de filer au cinéma.

Nous avions traversé la ville sur les chapeaux de roues, en échangeant de bruyantes plaisanteries et en lançant par les vitres baissées toutes sortes de hurlements. Nous nous étions garés un peu plus loin et remontions d’un pas alourdi les rues arides du quartier de Sunset, en nous arrêtant une première fois pour pisser contre la porte d’un garage, une seconde pour nous acheter une demi-douzaine d’esquimaux.

Le cinéma avait la réputation d’être cool ; nous nous conduisîmes d’une façon qui l’était beaucoup moins : nous avions accaparé toute une rangée de fauteuils et nous enfilions d’énormes quantités de popcorn, de glace et de coca, en nous injuriant comme des « champs [4] ». Nous nous étions mis dans le bain pour les samouraïs. Innocente et inoffensive attitude de bravade qui ne devait pas durer longtemps, mais qui nous permettait, pour quelques heures, d’ouvrir les vannes et de nous libérer de toute contrainte.

Nous étions donc fin prêts pour le film. Nous poussions des petits cris pendant les scènes de bagarre, applaudissions à toutes les feintes de Mifune, nous bourrions de popcorn, et passions autour de nous les sacs et les cartons comme si ç’avait été des armes.

Nous sortîmes à la nuit tombante, fatigués mais revivifiés. Redescendus sur terre, nous rentrâmes tranquillement, et bavardâmes devant une tasse de thé. Non sans nous promettre de nous revoir bientôt et « de vraiment nous y mettre » ; Betsy et Jimmy n’avaient plus qu’à coucher le bébé.

 

J’avais passé la nuit du 5 avril chez Sally. Nous nous étions couchés tard et avions décidé de dormir tout notre saoul. Nous avions même accroché une couverture devant la fenêtre de la chambre pour que le soleil ne nous réveille pas.

Le téléphone avait sonné très tôt. C’était Isaac. J’étais furieux. Je me figurais qu’il voulait encore me parler du livre, ou me demander quand je passerais.

– J’espère qu’t’as de bonnes nouvelles, avais-je grommelé.

– Mauvaises…

Il pouvait à peine parler.

– … Pires : Jimmy est mort.

Le coup de massue. J’avais, en un instant, perdu toute énergie, toute faculté de réagir. Sally m’avait pris le bras et insistait pour savoir ce qui n’allait pas.

– Je ne sais pas ce qui est arrivé, avait poursuivi Isaac. Ta mère vient de m’appeler. Ecoute, j’arrive tout de suite.

– Non, attends. J’te rappellerai, lui avais-je dit.

J’étais complètement perdu. Si j’avais pu avoir une idée du pourquoi, j’aurais peut-être pu me ressaisir, faire face à la situation. La mort avait frappé comme la foudre, venue de nulle part.

Je n’avais d’autre recours, pour le moment, que de me rabattre sur Sally, de lui répéter ce que je venais d’apprendre. Ce ne fut que lorsqu’elle se mit à pleurer que je pus enfin, moi aussi, céder aux larmes.

Un sens pratique obsessionnel, joint au souci d’aider les autres, m’avait toujours amené jusque-là, dans les crises graves, en présence de la mort surtout, à réprimer mes propres sentiments. Le coup, cette fois, était trop dur. J’étais paralysé. J’avais songé à téléphoner à ma soeur et à ma mère, mais je ne pouvais même plus me lever. Je restais là, dans mon lit, assis, le bras autour de Sally, immobile, glacé.

Le téléphone avait résonné. C’était un ami de la famille, très proche, qui avait beaucoup fait pour Jimmy. Il allait s’occuper de tout, à San José.

– J’ai appelé mon bureau, là-bas, m’avait-il dit, d’un ton calme, et je t’ai loué une voiture. Tu pourras la prendre vers huit heures.

Je l’avais remercié et avais raccroché. Ce premier petit détail réglé, je redevenais capable de bouger, et de téléphoner à ma famille.

Je m’étais suffisamment repris, en chemin, pour contribuer à faciliter les choses à tout le monde.

Nous étions arrivés à huit heures quarante-cinq. Jimmy était mort depuis deux heures. La maison était gardée par la police et pleine d’amis. Quelqu’un nous avait dit que Betsy et Joan étaient en haut. Nous étions montés et tombés en pleurant dans les bras les uns des autres.

Joan, un peu plus tard, nous avait raconté ce qui s’était passé. Jimmy, depuis deux jours, avait repris du travail, dans la construction. Il était descendu à six heures quarante-cinq, comme la veille, pour mettre la voiture en marche. Deux hommes avaient surgi, dans l’allée, de derrière une autre voiture, lui avaient tiré six balles dans la poitrine, avaient refait le tour de la maison en courant, et étaient repartis à pleins gaz. Betsy, en entendant les détonations, s’était précipitée dans les escaliers pour chercher un revolver, puis avait compris qu’il était trop tard. Joan était sortie et avait découvert le corps de Jimmy.

Plusieurs voisins avaient aperçu les tueurs. Lesquels, à mon arrivée à San José, avaient déjà été arrêtés, alors qu’ils se dirigeaient vers le sud, sur la grand-route N° 101.

Des inconnus, deux semaines auparavant, avaient déposé des cocktails Molotov dans les buissons en bordure de la maison, et dessiné dans la poussière une flèche qui indiquait symboliquement la cible. Jimmy n’avait aucune idée de leurs mobiles, ni de ce qu’il devait faire (ou ne pas faire). Il avait appelé la police, qui n’avait rien fait. On devait retrouver dans la voiture des tueurs de nombreux autres cocktails Molotov.

Reconnus coupables, les deux assassins, Lloyd Mims et Richard Rodriguez, furent condamnés à la prison à perpétuité. L’accusation souligna le fait qu’il s’agissait de tueurs à gages, mais ne put produire aucune preuve quant aux mobiles ou à l’identité de ceux qui les avaient embauchés. On ne les connaîtra peut-être jamais. Quant à nous, parents et amis de Jimmy, nous ne nous sommes pas préoccupés de ce mystère. Nous ne nous soucions guère d’apporter notre contribution à la justice bourgeoise. Mais surtout, nous songeons moins, pour terrible qu’il ait été, à l’assassinat de Jimmy, qu’à ce bonheur qu’il ait vécu, qu’il ait vécu si bien, et qu’il ait, pendant un certain temps, vécu près de nous.

DAN HAMMER

(San Francisco, 1974)

Éditions Ivrea, 1994.
Betsy Carr, 1975.

1. Il s’agit ici d’Américains d’origine mexicaine. (N.d.T.)

2 . Leader du mouvement des Panthères noires. (N.d.T.)

3. Personnages de bandes dessinées. (N.d.T.)

4. « Champ » : champion disputant son titre, dans un sport quelconque, et se livrant à toutes sortes de démonstrations intempestives, avec plus de muscles que de cervelle. (N.d.T.)