Cela a conduit à Paris à un premier rassemblement le 29 octobre 2017, puis à la tenue d’assemblées générales Me Too régulières pour essayer d’organiser les éléments mobilisés, dans le but de construire un mouvement d’importance sur la question des violences. Cet article se veut un premier bilan de cette expérience.  

Comprendre le phénomène des violences sexistes

Mais tout d’abord, il s’agit de donner un premier cadrage, pour essayer de fournir une analyse à ce phénomène des violences sexistes. Comme le montrait déjà Angela Davis en 1985, « on ne peut comprendre la véritable nature des agressions sexuelles indépendamment du contexte social et politique dans lequel elles s’inscrivent ».1

Dans le contexte de la crise économique qui a débuté en 2008, de nombreuses analyses féministes marxistes constatent à un niveau mondial un décuplement des attaques contre les acquis féministes (notamment autour du droit à l’avortement), qui s’accompagnent d’une prolifération des discours réactionnaires et d’une montée inquiétante d’un phénomène qui bien sûr préexistait, celui des violences faites aux femmes et aux minorités de genre. Silvia Federici a bien mis en lumière les liens indissociables qui unissent sphère de la production et sphère de la reproduction, le travail reproductif2 produisant « le bien le plus précieux du marché, à savoir la force de travail ».3

Dès lors, dans une période de crise économique, la reproduction prend une valeur centrale. De même qu’il s’agit de réorganiser la production, il va s’agir de réorganiser la reproduction. On assiste alors à un double mouvement. D’une part, on constate une libéralisation accrue des tâches reproductives comme nouveau marché potentiel (ce qu’on peut appeler dans le langage courant le phénomène d’uberisation de la société), avec notamment une partie de la reproduction qui était prise en charge par l’Etat qui est finalement privatisée sous l’effet de la crise. De l’autre, les femmes et les minorités de genre sont réassignées aux tâches reproductives, ce qui passe notamment par un renforcement des discours normatifs sur le genre et les sexualités, la Manif pour tous en France pouvant en être analysée comme un exemple paradigmatique.

Tithi Bhattacharya en fait une synthèse efficace dans son article « Comprendre la violence sexiste à l’ère du néolibéralisme » : « La montée des figures autorisées qui excusent le viol, l’avalanche de décrets et de lois qui s’attaquent aux droits reproductifs et aux droits des personnes LGBTQ, le slut shaming, l’accusation portée sur les victimes de violences, tous ces éléments sont les différentes façons de réorganiser la féminité et réinvoquer la mythique famille duale du soutien de famille et de la ménagère ».4 Il faut donc bien comprendre ce phénomène de renforcement des violences dans son contexte économique et social plus global.

En France, une faible tradition des luttes féministes

Dans un deuxième temps, il faut revenir sur une des particularités du contexte féministe en France concernant les violences sexistes, qui est de ne pas avoir de tradition de lutte préexistante sur cette question. On est très loin de la situation de l’Amérique latine, où le milieu féministe est extrêmement mobilisé autour de la question des féminicides, ce qui s’est cristallisé autour du mouvement Ni Una Menos (« Pas une seule en moins »), ou même plus récemment en Italie avec le mouvement homologue Non Una di Meno.

En France, il n’y a jamais eu de mouvement d’ampleur contre les violences sexistes. Ce thème n’a été en outre que bien peu investi à un niveau tant théorique que militant. En réalité, la question des violences a historiquement été prise en charge par des associations dans le secteur du travail social, dans la lignée des luttes féministes des années 1970, qui transposait une partie des savoirs et des pratiques acquis pendant la deuxième vague5 dans la gestion des violences. Mais ces associations, qui revendiquent toujours une identité féministe, sont de moins en moins dans un rapport d’opposition à l’Etat et de plus en plus dans une forme de collaboration avec celui-ci. Elles-mêmes sont de toute façon étroitement dépendantes des subventions de l’Etat.

Une des conséquences à cet état de fait, c’est que les nouvelles générations de féministes, qui ont notamment émergé dans les années 2010, n’ont pas vu dans la question des violences autre chose qu’une question de gestion et une thématique « institutionnelle ». Le mouvement Me Too a ainsi pris en quelque sorte au dépourvu les cadres féministes déjà existants, quel que soit d’ailleurs leur positionnement politique.

Pourtant, des signes avant-coureurs étaient déjà présents en amont. En effet, les plus grosses mobilisations féministes de ces derniers mois voire dernières années ont toujours été systématiquement en lien avec l’actualité internationale. Cela a été par exemple le cas avec la mobilisation pour la défense du droit à l’avortement en Espagne, en février 2014, qui a entraîné une trentaine de rassemblements sur toute la France dont notamment à Lyon, Bordeaux, Marseille, Montpellier, Toulouse, Nantes, avec 30 000 manifestant-e-s à Paris, et 40 000 sur toute la France selon les chiffres du Planning familial.

Cela a été également le cas en 2016, avec le soutien au droit à l’avortement en Pologne en octobre 2016, au lendemain d’une importante manifestation en Pologne ou, en 2017, suite à l’installation au pouvoir de Trump, avec la Women’s March organisée à Paris en janvier 2017, rassemblant 7000 manifestant-e-s en soutien aux protestations ayant traversé tous les Etats-Unis.

Ainsi, les mobilisations féministes internationales ont toujours rencontré un important écho en France ces dernières années, ce qui pouvait laisser prévoir, sur cette question des violences, le développement d’un mouvement significatif. 

Premier pas vers la reconstruction d’un mouvement féministe d’ampleur ?

L’expérience Me Too en France de ces deux derniers mois découle de ce contexte : d’une part, le fait que le milieu féministe n’était pas préparé à son émergence, de l’autre, son ampleur liée à son contexte international. 

En octobre, les réseaux sociaux sont marqués par l’avalanche de hashtags « #MeToo » et « #BalanceTonPorc ». Mais très vite, l’idée émerge de ne pas en rester à une simple libération de la parole, et de passer de « #MeToo » à « #WeTogether », c’est-à-dire de donner une réalité concrète et politique à ce phénomène. Un premier rassemblement est ainsi organisé le 29 octobre place de la République, où se retrouvent entre 2000 et 3000 personnes. Des petits groupes commencent à émerger, beaucoup organisés sur les réseaux sociaux.

Le NPA et l’association « En avant toutes ! » invitent alors les personnes mobilisées et l’ensemble du milieu féministe à une première AG à la Bourse du Travail, afin de continuer à construire le mouvement et de disposer de cadres auto-organisés pour ce faire : une centaine de personnes sont présentes, et ce premier test sera suivi de la tenue d’AG régulières. Le 25 novembre, journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, est à ce titre une échéance toute trouvée, qui est construite collectivement et dans une perspective unitaire. Le jour même, ce sont de deux à trois mille personnes qui descendent dans la rue (contre quelques centaines l’année d’avant), et le cortège auto-organisé Me Too est particulièrement dynamique. Depuis, les AG se poursuivent, toujours assez fournies même si en relative baisse. Il est prévu d’organiser une prochaine manifestation en janvier.

Les éléments positifs de l’expérience Me Too sont nombreux. D’abord, il faut noter l’importance de cette libération de la parole dans un contexte où la loi du silence est précisément ce qui permet la perpétuation des violences sexistes. Comme pour la lutte pour le droit à l’avortement, le premier pas de la prise de conscience du caractère systémique de l’oppression est bien la libération collective de la parole. Ses conséquences vont d’ailleurs bien plus loin que la seule expérience Me Too, et permettent une remise en question profonde des bases patriarcales de notre société. Ainsi, on peut interpréter le blocage du lycée Pissaro de Pontoise par 300 lycéen-ne-s contre les violences sexistes subies au quotidien comme une conséquence directe du Me Too, et c’est à ce titre une véritable victoire. 

Ensuite, il est remarquable que l’expérience Me Too ait posé directement les jalons de l’auto-organisation. Il y a eu une réelle tentative de construire un mouvement dans la rue, en partant d’AG auto-organisées, ce qui n’est pas un réflexe, contrairement au milieu étudiant. Les AG Me Too ont permis de dépasser le simple cadre de la dénonciation, et de commencer à construire un rapport de forces pour faire changer les choses. Notamment, la perspective d’une reconstruction du mouvement féministe s’est progressivement imposée : ainsi, un des projets pour 2018 serait d’organiser des Etats-généraux du féminisme sur le modèle de ce qui se fait en Argentine, afin de préparer un 8 mars unitaire.

Pour autant, on ne peut pas parler de « mouvement » Me Too, ces initiatives étant limitées à Paris et n’ayant pas débouché sur une mobilisation massive, même pour le 25 novembre. Les mobilisations dans la rue ont été très peu relayées par les médias, et sont probablement demeurées inaperçues pour la majorité des gens sensibles au sujet des violences sexistes. Comme pour les manifestations contre la Loi Travail 2, on constate que nous n’avons pas réussi à mobiliser au-delà du milieu militant et d’un petit secteur qu’il influence.

Enfin, l’expérience Me Too ne s’est pas construite de façon isolée, et le lien a très vite été fait avec les femmes travailleuses, ce qui a notamment été porté par le NPA. On a ainsi pu voir des personnes de l’AG Me Too venir en soutien à la récente grève d’ONET. Plus globalement, l’articulation entre violences sexistes et capitalisme, dont le cas Weinstein est l’exemple paradigmatique, a d’emblée été faite. 

Tout cela fonctionne comme autant de points d’appui vers la reconstruction d’un mouvement féministe de masse en France. A ce titre, la prochaine échéance décisive sera bien le 8 mars.

Aurore Lancereau