Cohn-Bendit a, en effet, joué un rôle déterminant dans l’opération de « révisionnisme historique » qui consiste à faire de la plus grande grève du mouvement ouvrier français un événement culturel, sociétal, voire même l’événement qui a permis au libéralisme de triompher en France. Et la réduction de Mai 68 à la trajectoires de quelques personnalités est un des éléments-clés de cette opération.

Comme l’a analysé Kristin Ross dans Mai 68 et ses vies ultérieures :

Réduire un mouvement de masse aux itinéraires de quelques-uns des soi-disant leaders, porte-parole ou représentants (plus particulièrement ceux qui ont désavoué leur « erreurs du passé ») constitue une vieille tactique de confiscation, aussi efficace qu’éprouvée. Ainsi circonscrite, toute révolte collective est désamorcée, et donc réduite à l’angoisse existentielle de destinées individuelles. Elle se trouve ainsi confinée à un petit nombre de personnalités auxquelles les médias offrent d’innombrables occasions de réviser ou de réinventer leurs motivations d’origine » [1].

Ce sont ces ex-leaders qui vont défiler (parmi d’autres) dans les médias, en cette année 2018, pour relayer l’histoire officielle qui fait de Mai 68 « un drame familial ou générationnel, totalement dénué de violence, d’aspérités ou de dimension politique déclarée, une transformation bénigne des mœurs et des styles de vie inhérents à la modernisation de la France et à son passage d’un ordre bourgeois autoritaire à une nouvelle bourgeoisie moderne et économiquement libérale.  » [2] Les machines de propagande des mass media vont tourner à plein régime. Même si comme le dit Cohn-Bendit : « La célébration de 68, on en a discuté avec Emmanuel [Macron], qui nous a prévenus. 2018, ça allait être un problème parce qu’il y a déjà 1918 et 1958. Mais si Emmanuel veut en profiter pour débattre du rôle de l’utopie dans l’histoire, OK !  » [3] Deux commémorations ça va, mais trois…

Daniel Cohn-Bendit est depuis des décennies au premier rang de ceux qui participent activement à véhiculer cette histoire officielle d’un Mai 68 dépolitisé : « Dans les années 80, un Daniel Cohn-Bendit embarrassé, contraint de commenter à la télévision les images d’un réunion de 68 dans laquelle il utilise ce langage [société de consommation, répression, contestation capitalisme, etc.] se voit obligé dans sa volonté de prendre sa distance par rapport à ce qu’il fut, d’inventer sur-le-champ un nouveau slogan : « Sous la langue de bois, le désir ». S’exprimant ensuite dans la nouvelle langue de bois de la génération perdue, il poursuit :« On avait des idées justes, mais des discours faux, c’était la langue de bois. » Traduction : les stéréotypes marxistes que nous utilisions n’étaient qu’une façade, derrière laquelle la véritable signification de Mai, sa vérité cachée, le désir et la liberté d’expression individuelle, attendaient pour éclater au grand jour. Le langage de classe gauchiste, qui était au cœur du mouvement, doit être négligé et considéré comme un élément qui empêchait l’émergence d’un Mai plus authentique, celui de l’âme, du désir individuel et de la spiritualité. Il faut oublier la langue que nous utilisions dans les années 1960, car ce que nous voulions vraiment dire, nous ne pourrions l’exprimer que plus tard, dans le nouveau langage des années 1980. »

Daniel Cohn-Bendit n’a pas seulement réécrit l’histoire, il s’en est aussi pris aux grévistes de 1995 : « Il fallait sans doute s’attendre à ce que ce soit Daniel Cohn-Bendit qui tente de mettre en place les termes officiels d’une comparaison entre Mai 68 et les révoltes de 1995, manipulant les deux événements de telle sorte qu’une version déformée de Mai puisse être utilisée pour discréditer ce qui était devenu le plus grand soulèvement populaire en France depuis un quart de siècle. Dans son article publié dans le Figaro (…) il oppose le « mouvement de modernisation de Mai » au mouvement conservateur de 1995 », le dernier se résumant, à ses yeux, au slogan « Ne touchez pas à mes gains ». (…) La comparaison de Cohn-Bendit fait d’une pierre deux coups : en renforçant l’image consensuelle de Mai comme mouvement de modernisation marchant de pair avec l’économie de marché, il fait en sorte que les revendications et les préoccupations des grèves de 1995 soient considérées comme des anomalies anachroniques, qui, en se retranchant dans le cadre national, se retrouvent en total décalage avec les réalités globales – en un mot, rétrogrades et conservatrices. [4] »

Et comme l’ex-libertaire ne s’est pas contenté de passer du col Mao au Rotary club, il est dorénavant l’un des soutiens les plus fervents de Macron. Le Canard enchaîné a révélé dans son édition du 4 octobre 2017 que lors du discours de Macron sur l’Europe, dans une Sorbonne protégée par des lignes de CRS, dans un amphithéâtre où les étudiants semblaient endormis, Dany était bien présent : « Heureusement pour Macron que Daniel Cohn-Bendit, assis au premier rang, était là pour chauffer la salle ». Le Centre des Congrès perd un chauffeur de salle hors-pair. Heureusement, il reste le président du Sénat Gérard Larcher !

Quelques semaines plus tôt, le Nouvel Obs [5] titrait « Cohn-Bendit juge Macron : « On ne naît pas président, on le devient » ». Et l’ex-leader de 68 livrait ses impressions : « Depuis qu’il a été élu à la présidence Emmanuel Macron ne m’a pas déçu. Son parcours correspond à mes attentes. Ce qui ne veut pas dire que tout a été parfait. Le sans-faute n’existe pas.  » De contestataire à courtisan, Cohn-Bendit n’a peur de rien… sauf de venir à Rennes.

Le forum du « Vivre ensemble » perd cet imposteur qui incarne encore Mai 68 aux yeux du grand public… C’est déjà ça.

Source : http://www.rennes-info.org/Vivre-ensemble-dans-le-Centre-des

Notes

[1] Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, éditions complexe/Monde diplomatique, 2002, page 11

[2] Ibid, page 200

[3http://www.regards.fr/IMG/pdf/romain_goupil.pdf

[4] Ibid p. 218 et 219

[5] Nouvel Obs, 6 août 2017