Bien que nous ayons déjà beaucoup traité cette affaire dans nos colonnes (ici, , ici et encore ), nous publions, 9 mois après les faits, un article (poposé par des lecteurs) offrant un regard nouveau sur la manifestation du 27 avril à Rennes (quand un policier avait sorti son arme de poing) et ses suites judiciaires.

 

Rennes, 27 avril, 2500 personnes défilent contre le duo à l’affiche du second tour des élections présidentielles. Des participants courent sur un motard. Certains sont cagoulés. Des coups s’échangent. Le policier descend de sa moto. Il pose la main à sa ceinture, ancre ses deux jambes sur le sol et braque la foule. Ces images ont fait le tour de la France. Pourtant, peu de vérités ont été dites à leur sujet. Nous proposons de revenir sur ces quelques secondes d’accélération. Nous voulons les soustraire au régime émotionnel de l’actualité, quitter les commentaires twitter et essayer de comprendre ce qu’il s’est joué. Ce texte ne s’indignera ni de la violence des actes, ni de la réaction policière. Il tâchera de déceler la nature de la menace portée sur la police lorsque les manifestants vont au contact. Ces réflexions nous les adressons à tous ceux qui, depuis le printemps 2016, ont pris la tête des manifestations, à ceux qui, d’une manière ou d’une autre, font grandir la conflictualité dans la rue, à ceux qui en éprouvent les impasses et en cherchent les dépassements. Cette histoire n’est pas un fait divers local ou une spécificité rennaise, elle forme une série d’événements dont les affaires les plus médiatiques sont celle du Quai de Valmy ou celle du policier mis à terre lors d’une manifestation à Nantes. C’est à ce titre qu’il faut lire les réflexions qui suivent, car ces gestes pourraient bien se reproduire sous une forme ou sous une autre dans les années à venir.

Parti d’échec

Commençons par replacer la photo dans le déroulé de la journée. Les manifestations à Rennes s’apparentent à un jeu d’échec. Notre joueur (les manifestants) débute toujours avec le même handicap. Il lui est impossible de se déployer au centre. Son accès est clôturé par les pions adverses (rangées de CRS plutôt statiques) qui sont eux-mêmes sous la protection avoisinantes de pièces rapides et mobiles (BAC et brigade d’intervention). La ligne de défense ennemie est dense et verrouillée. Aucune attaque frontale n’est envisageable. Quand le jeu est positionné ainsi, deux conditions sont nécessaires pour que les manifestants prennent l’avantage : être le plus mobile qui soit et s’emparer des rues et des boulevards ouverts (colonnes et diagonales). Après une première phase assez bien maîtrisée, où les murs et les uniformes sont indistinctement recouverts de peinture, l’ennemi avance ses pions. Notre joueur doit reculer. Sa dernière chance se situe au carrefour qui précède la pont de l’Alma. L’adversaire, qui ne peut pas tout sécuriser, montre sa faiblesse. La gare, à gauche, est protégée par le gros du dispositif, par la BAC et les brigades mobiles. Les rails sont sous le pont. Il « suffit » de s’engouffrer dans un petit escalier pour les atteindre.

C’est ici, que l’action s’accélère. Deux motards seulement font face à la manifestation. Des pièces se détachent de l’avant du cortège. Elles veulent obliger les policiers à quitter le pont afin de libérer l’accès aux rails. Un des motards reste sur place. À l’arrivée des premiers manifestants, il descend de sa moto pour tenter de capturer quelqu’un. Une nouvelle équipée, plus nombreuses cette fois, court vers le motard, empêche l’arrestation et rend les coups. Le policier remonte sur sa moto mais ne part pas. C’est là, tel que décrit plus haut qu’il se retourne à nouveau et sort son arme. Quelques courageux lui tiennent tête. La partie est finie.

Analyse du coup

Deux erreurs d’interprétations

Que s’est-il passé ? Cette description factuelle montre qu’il ne s’agissait pas de motards isolés, mais d’acteurs d’un dispositif policier très pressant visant à reléguer, de manifestations en manifestations, l’expression de la rue dans les zones pavillonnaires. Pourtant, cette description ne dit rien du contenu proprement scandaleux que renferme la scène. C’est-à-dire, de ce qui a provoqué l’arrestation et la mise en détention de cinq personnes, ainsi que la condamnation de quatre d’entre elles à l’aide de preuves incohérentes (photos datant d’il y a plus d’un an, horodatage fantaisiste, bouts de tissus changeant de couleur, etc.) et de chefs d’inculpation façonnés pour inculper n’importe qui (le fameux groupement qui aurait pu condamner tout le cortège).

Notons deux erreurs courantes dans les analyses faites à chaud. Le scandale résiderait soit dans le coup porté par les manifestants, soit dans le tabou brisé – la limite franchie – par le geste (et l’image) de ce policier braquant une arme chargée sur une manifestation. Pour ce qui est de la violence des manifestants, elle est, à bien y regarder toute relative : le projectile rate sa cible, le coup de pied est sur le dos et le pommeau de douche au bout de son flexible tient plus de la performance artistique que des arts martiaux. Nous en voulons pour preuve l’unique jour d’ITT notifié au policier pour motiver sa plainte. Il n’est pas question d’amoindrir la portée des gestes, mais seulement de retrouver le sens de la mesure. Ces actes ne sont pas plus impressionnants que certaines contre-charges menées à plusieurs centaines dans le but de faire reculer des lignes de CRS. Et, de toute évidence, ils ne peuvent être comparés à la violence policière elle-même.

La seconde erreur portait sur le canon pointé sur la foule. Cet événement crée un précédent. Il banalise l’usage des armes contre les mouvements sociaux et prépare les esprits au baptême du feu. Pour autant, il ne justifie ni l’ouverture d’une enquête, ni les arrestations. S’il s’agissait uniquement de justifier le geste du policier, la préfecture aurait pu s’en tirer avec le communiqué de soutien écrit dans les jours qui ont suivi. Sa fiction est grossière, mais les grattes-papiers en raffolent : « Ô malheureux policiers victimes des violences des manifestants ».

Saisir

Ce qui, pour le pouvoir, est proprement scandaleux c’est l’inversion des rôles qui aurait pu se produire. La situation était telle qu’un manifestant aurait pu simplement mettre sa main sur l’épaule du policier, serrer ses doigts un peu fermement et lui dire : « stop ». À ce point précis, on ne se trouve plus dans l’ordre symbolique, presque rituel des affrontements entre des lignes de policiers et un cortège de manifestants. La transgression des rôles, contenue dans ces quelques secondes, a provoqué la désactivation de la fonction policière. Certaines de leurs propriétés ont été retournées contre eux. À commencer par celle de saisir, celle qui s’exprime précisément quand ils usent de leur pouvoir d’arrestation. Les analogies de Canetti nous rappellent ce qu’il y a d’instinctif dans ce geste si banal : « L’instant du contact concrétise le dessein d’un corps à l’égard de l’autre. Dans les formes les plus inférieures de la vie, ce moment a déjà quelque chose de décisif. Il contient l’effroi le plus archaïque ; nous en rêvons ; notre vie de civilisés n’est en tout qu’un effort pour l’éviter. » Et d’ajouter : «  Le contact définitif, celui auquel on se résigne parce que toute résistance, surtout future, paraît vouée à l’échec, a pris dans notre vie sociale la forme de l’arrestation. Il suffit de sentir sur son épaule la main de quelqu’un habilité à vous appréhender pour que l’on se rende d’ordinaire sans en venir vraiment aux mains. On se fait petit, on marche ; on se conduit avec résignation ; et pourtant il n’est pas toujours possible alors d’envisager la suite avec calme et confiance ». Ceci nous renvoie donc au caractère le plus originel de la police, celui qui insuffle la peur au reste de la société justement parce qu’elle peut poser la main sur chacun d’entre nous et déclarer « vous êtes en état d’arrestation ». L’arrestation nous dit Canetti est, en quelque sorte, la prise, la capture devenue institution.

À cet archaïsme s’ajoute la froide rationalité du droit, au creux de laquelle se love la police moderne. Le droit prétend résoudre le problème de l’arbitraire dont sont responsables, de fait, les forces de l’ordre, en réglementant au millimètre près leurs pratiques. Il y aurait, en quelque sorte, un rapport hiérarchique entre la loi et la force. Évidemment, cette fable ne passe pas l’examen de la réalité. Mais ce n’est pas parce que la police n’obéirait pas à la justice. La mécanique du droit inclue les erreurs en les considérant comme extérieures : elle les sanctionne, en fait des délits, les nomme « bavures ». Pour mieux comprendre la nature de la police, disséquons encore cette pratique si quotidienne que constitue l’arrestation. On y trouve : la décision d’intervenir, la mise en garde-à-vue, la volonté d’entreprendre un procès, ou encore l’expression de la conviction sur les faits. La police est moteur de cette longue série de jugements. Elle n’est pas guidée par la justice, elle l’influence, la détermine, en structure l’espace. Elle fait donc toujours plus que d’appliquer la loi et toujours moins qu’en décider car, dans l’arrestation, la force et la loi sont dans un rapport de production mutuels. Déceler le propre de l’exception permanente que constitue la police, c’est cibler cette double nature : elle est à la fois hors la loi et au fondement de la force nécessaire au droit.

Revenons à l’altercation sur le pont. Nous pouvons maintenant affirmer que c’est le potentiel de transgression du pouvoir policier contenu dans cette scène qui est scandaleux. L’inacceptable ne réside pas uniquement dans les coups qu’à reçu le motard, mais dans le simple fait que seul, face à des manifestants qui n’obéissent pas à la peur, son pouvoir disparaît. En aucun cas le policier ne risquait sa vie [1] ; perdre sa force, tomber dans le ridicule, être mis à nu et entraîner dans sa chute toute sa fonction, cela, il n’a pu le sauver qu’en dégainant son arme. Dans sa panique, c’est la seule manière qu’il a trouvé pour rétablir l’ordre, c’est-à-dire rétablir la distance. Si ces situations sont dangereuses pour le pouvoir, c’est qu’elles appellent une désintégration du geste policier et non pas une réappropriation ou une symétrie. Intensifier les émeutes, se battre dans la rue, c’est briser la mesquinerie de la police. Cela ne peut se faire qu’en se remettant au contact, individuellement et collectivement de notre capacité de violence.

[1] . C’est le rôle du story-telling des préfets et des procureurs de dépeindre des individus assoiffées de vengeance venant en manifestation pour « se faire du flic  ».