Alors que les plus jeunes n’ont pas connu d’autres mobilisations que « défensives » contre les agressions de l’État et des patrons, les plus anciens luttaient déjà en 1968.

Petit retour en arrière, histoire de rappeler la ligne de la CGT de l’époque. Dans son édition du 26 juin 1968, la Vie Ouvrière, l’hebdomadaire de la CGT, Robert Tellier écrivait ceci :

« […] il est clair que les groupes provocateurs qui ont sévi au Quartier latin et ça et là dans quelques usines, ces groupes qui ont travaillé à dévoyer le mouvement gréviste, ont été d’excellents repoussoirs, de précieux auxiliaires de la droite. C’est leur violence et leurs élucubrations extrémistes, leurs « katangais » et leurs désordres, savamment et largement exploités par une propagande habile, qui ont permis au pouvoir de se maquiller en défenseur de l’ordre.

C’est pourquoi la CGT les a tout de suite et fermement condamnés. Tout en défendant sans compromission et sans défaillance les revendications des travailleurs, elle a fait ce qu’il fallait pour que les groupes d’excités ne parviennent pas à entraîner les grèves sur le chemin de la violence. Elle savait que le pouvoir y guettait les travailleurs pour les isoler et les écraser. »

Suit pele-mele une dénonciation du PSU, de la direction de la CFDT et de « groupes gauchistes » ; un appel à « barrer la route à la réaction gaulliste » et, page suivante, à voter PCF au deuxième tour des élections législatives. (CGT et PCF étaient à l’époque très étroitement liés)

Dans son édition du 30 mai 68, l’Humanité, alors « organe central du PCF », titre : « De la Bastille à Saint Lazare 800 000 manifestants. Une seule volonté : Gouvernement populaire ». Suit une photo légendée « Ouvrant le cortège à la tête des centaines de milliers de manifestants, le bureau confédéral de la CGT ».

Un objectif et une méthode : un gouvernement populaire (comprenant des ministres communistes tendance PCF) obtenu dans le calme par des manifestations de masse (en tête desquelles la CGT) et des grèves générales.1

Lorsque l’on observe les actions et les écrits de la CGT en 2017, difficile de déceler un changement de ligne par rapport à 1968 :

  • le speaker CGT qui appelle du haut de son estrade à bloquer l’économie « par la grève » ;

  • le communiqué du secrétariat départemental2 qui utilise ses mots marqueurs (« sans débordements », « sans heurts », « dans le calme », …) et qui divise le mouvement en distinguant entre ses « camarades » et « d’ autres manifestants » (les successeurs des « excités » de 68 ?);

    qui décrit un deuxième tour de manif « traditionnel » … pour mieux annoncer qu’il est souhaitable d’y mettre fin3 : « nous avions prévu de mettre fin au « traditionnel » second tour effectué par les révoltés et quelques forces cgt » ;

    communiqué où il est affirmé clairement que les débordements ne doivent jamais (se) manifester ;

  • le service d’ordre qui refait son apparition, chiffon rouge accroché au biceps ;

  • Le 12 septembre la manif est ouverte par la banderole intersyndicale et les porte-drapeaux CGT. Le 21, par la fourgonnette CGT ornée (exclusivement) de ses drapeaux4 et entourée d’une cinquantaine de ses porte-drapeaux, (sorte de « bureau confédéral » départemental ?)5;

Il convient ici de faire une distinction de taille entre « le syndicat » en tant qu’institution et « les syndiqué-e-s » en tant qu’individu-e-s. Leurs discours et leurs actes sont souvent en opposition6. Un exemple à ce sujet est l’histoire des arracheurs de chemise ; d’un coté syndiqué-e-s en colère et bousculade, de l’autre hiérarchie syndicale qui tient un discours du type « je n’étais pas dans un esprit de violence, au contraire plutôt d’apaisement ».7 8

Le 21 septembre, le communiqué du secrétariat départemental défend du bout des lèvres ses syndiqués interpellés. Une étape de plus est franchie dans la répression à Nantes, qui frappe désormais aussi les manifestant-e-s organisé-e-s en syndicat. L’éternel débat refait surface : contre la répression policière, quoi protège le plus, cagoule ou chasuble ?9 (ou les deux ?)

Alors, ensemble dans l’action ? C’est tentant, surtout qu’on ne part pas de rien : jonction avec d’autres composantes de la lutte lors des piquets de grève au printemps 2016 (à Donges et ailleurs) ; multiples chasubles rouges de syndiqué-e-s dans les manifs révoltées lorsque les syndicats (pas tous) sont partis bloquer le périph.

Pesons donc le pour et le contre. En fait, les raisons du « pour » sont nombreuses et évidentes :

  • en 2016, les drapeaux syndicaux dissuadent les forces de l’ordre de tirer dans les groupes de jeunes (une pensée pour les militant-e-s de Sud-Solidaires, plus présent-e-s dans les manifs que dans les comptes rendus de NR) ;

  • le 21, la fourgonnette syndicale CGT passe les lignes de GM ;

  • les révolté-e-s peuvent rejoindre les manifs nantaises sans avoir peur d’être molesté-e-s par le service d’ordre (« SO ») CGT comme cela se produit à Paris10, à Marseille11 et ailleurs12.

Passons donc au « contre » :

Problème récurrent de représentation démocratique interne dans les syndicats :

Martinez qui se retrouve chef en 2015 contre les mandats de sa base ; Thibaut qui appelle à voter « oui » au traité constitutionnel européen en 2005 contre les mandats de sa base ; Mailly en 2017 qui refuse d’appeler à manifester contre l’avis de sa base ; … un peu plus que des cas isolés ?

Ce problème dans le cas de la CGT, apparaît régulièrement dans leur positionnement en manif lors des prises de paroles à Nantes : le 21, ils sont les premiers à parler et décident à qui ils passent leur micro. Sur quels critères ? Mystère… mais on est encore loin de l’open mic.

Ce problème se double d’un problème de coordination avec le cortège de tête, équivalent à ceux dans l’intersyndicale classique : comment le cortège de tête peut-il se doter de représentant-e-s pour dialoguer avec les syndicats ? (le souhaite-t-il seulement ?13) La sono syndicale ne couvrira-t-elle pas toujours les slogans du mégaphone des révolté-e-s ? La parenthèse de la foule « qui ne s’organise pas dans une organisation »14 est-elle amenée à se refermer ?

Et si jamais l’on arrivait à s’entendre sur la finalité à atteindre et sur les modalités pour l’obtenir15 ? Nécessairement ce serait avec des moyens d’actions acceptés par toutes les parties prenantes :

  • Exit donc les « groupes provocateurs » et leurs « élucubrations », les « excités », les « désordres », les « autres manifestants » non compatibles ;

  • Exit la critique (pourtant nécessaire) du mode actuel de fonctionnement syndical dominant ; et une rhétorique qui va avec, « toutes les composantes de la manifestation », « toutes les composantes du mouvement »16 comme écrit NR, se retrouvant réduites au passage à l’éternel triptyque étudiants-ouvriers-paysans ;

  • Exit donc tou-te-s les autres, les éjecté-e-s du système scolaire, les trop jeunes ou trop vieux pour étudier ou travailler, les réfractaires au salariat, au productivisme et celleux qui refusent d’être réduit-e-s à des agent-e-s économiques, celleux pour qui ça fera sens de devenir paysan-ne lorsque nos poubelles cesseront d’être pleines de bouffe, entre autres ;17

  • Exit la spontanéité (les « surprises » semblent être programmées bien en amont des manifs), les actions contre le système en place18, l’utilité du cortège de tête (ouvrir la voie, défendre la manif, créer d’autres possibles). Exit les espaces et les moments de liberté durement gagnés (on se rappelle un slogan du printemps dernier : « on ne recule plus ! »)

Cela représenterait de lourdes concessions du cortège de tête quand la CGT, elle, n’a pas besoin de dévier de sa ligne.

Loin d’être renvoyées à leur inutilité fondamentale, puisque aucun débordement ne s’est manifesté, les forces de l’ordre reprennent leur mission là où elles avaient été obligées de l’abandonner. D’une part, la hausse de la (ré)pression policière : provocations au fenêtres de la Pref; fourgons de CRS paradant aux abords de manifs, arrogance de la BAC, pointeurs des armes policières sur les manifestant-e-s, infiltration du cortège, sabotage de banquets, interpellation de syndiqué-e-s … La liste est longue (et malheureusement non exhaustive) de tout ce qui pourrait arriver à l’avenir. D’autre part, une apparence plus policée de la violence du maintien de l’ordre par l’État (NR relève que pour la première fois depuis des mois, « il n’y aura pas eu un seul tir de grenade »19)

A Nantes, le cortège de tête se fond progressivement dans les manifs syndicales. Curieuse évolution, alors qu’ailleurs l’idée bruisse de plus en plus ouvertement parmi les syndicats (pas tous) que leurs syndiqué-e-s ont toute leur place dans le cortège de tête.

Pourquoi pas, après tout, défiler derrière les drapeaux rouges syndicaux. Pourquoi pas se parler et apprendre à se connaître, et faire confiance à l’intelligence collective (mais comment peut-elle déboucher sur des parcours de manifs si facilement flicables, souvent en contre-bas des forces de l’ordre et toujours dans leur ligne de mire ? D’autant plus depuis que les défilés ne sont pas déclarés à Nantes).

Le 21 septembre, des encagoulée-e-s orientent discrètement les banderoles renforcées afin de les remettre dans le droit chemin quand elles tentent de choisir une autre voie que celle tracée par la camionnette CGT. Le mot passe dans le cortège de « rester tranquille » jusqu’à l’action commune (le 21, un mur de parpaings au milieu d’un rond-point). En bref réapparaît cette intransigeance très cégétiste envers des moyens d’actions qui ne sont pas les siens.

Pour les raisons inverses de celles qui l’ont fait grossir, le cortège révolté perd des éléments. L’ordre reste facile à maintenir et l’action planifiée ne peut que se fracasser contre un mur (de flics en armure).

En attendant que revienne la tolérance de moyens d’action plus variés dans les manifs, en attendant que la manifestation déborde de nouveau, en attendant que refleurisse le cortège de tête en ouverture de manif à Nantes …

Notes:

1 De quoi faire tiquer une éventuelle « génération ingouvernable »… mais autant éviter les quiproquo le moment venu.

2 À trouver sur indy : https://nantes.indymedia.org/articles/38590

3 On se souvient encore au printemps 2016 des huiles départementales déclamant leur discours de fin de manif devant … personne, tou-te-s les manifestant-e-s prolongeant joyeusement le parcours officiel à la suite du cortège de tête.

4 Après avoir doublé le cortège de tête par la droite, sans franche opposition. Les autres représentants de l’intersyndicale semblent mis à l’écart.

5 Big up à NR qui réussit la prouesse de ne pas montrer une seule image du « carré de tête » syndical qui ouvre la manif et qui, de facto, met sur la touche le concept de « cortège de tête ».

6 Gardons à l’esprit la différence entre « syndicat » et « syndiqué-e-s ».

7 « « Chemise arrachée ». Le délégué syndical CGT a reçu sa lettre de licenciement », d’après la manière dont Ouest France relate l’affaire https://www.ouest-france.fr/economie/transports/air-france/chemise-arrachee-le-delegue-cgt-recu-sa-lettre-de-licenciement-4443660

8 NR n°0 nous rapporte (p.46) la vision de la classe d’en face : « Le sens de l’intérêt général des syndicats a été impressionnant pour canaliser le mécontentement. », prenant soin de vanter pour cela le « talent de l’état-major de la CGT », état-major qui n’hésite pas à siffler la fin de la récréation lorsque des sections deviennent trop turbulentes. Voir les propos de Martinez sur l’affaire de l’affiche Info’com – CRS…

9 L’avis du proc de Valmy Olivier D, « On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a et, dans ce dossier, on n’a pas l’ADN du casseur, et on n’a pas le visage du casseur, alors [il] pourra toujours contester. », cité par lemonde.fr, Voiture de police incendiée : jusqu’à huit ans de prisons requis, par Henri Seckel, 23 septembre 2017

10 « Agression violente de 5 femmes à la manifestation du 12 septembre par le SO de la CGT », à lire sur Paris Luttes Infos https://paris-luttes.info/agression-violente-de-5-femmes-a-8683

11 « Violences sexistes et gazages de manifestant-e-s, le quotidien de lutte du SO de la CGT », à lire sur Mars Infos, https://mars-infos.org/violences-sexistes-et-gazages-de-2597

12 Le SO syndical ne pourrait-il pas plutôt avoir pour mission de défendre ses syndiqué-e-s ? (notamment contre les interpellations?)

13 « Le cortège de tête n’a pas de porte-parole », d’après NR n°0, p.5. On mesure facilement tous les risques de dérive que ça comporte. Un pensée pour la trajectoire politique de Daniel Cohn-Bendit, porte-parole en Mai 68 et admirateur de Macron en 2017.

14 NR n°0, p. 5

15 Et le spectre des possibles est bien large : « gouvernement populaire » ? Génération ingouvernable ? Commune ? Ou tout autre chose, qui émergera en le faisant ? Objectif ambitieux que de trouver un consensus à cette question…

16 21 septembre à Nantes : Macron au pied du mur », à lire sur NR, https://fr-fr.facebook.com/Nantes.Revoltee/posts/1455896277779874

17 « les précaires, intérimaires et autres RSAstes qui sont de facto exclus du syndicalisme à la française », dixit NR n°0, p. 6

18 Le net regorge d’argumentaires du type : si le but est d’abolir le système et si le système est réellement systémique (politique, économique etc mais aussi répressif et judiciaire) alors tout ce qui pourrait le détruire est interdit. Donc les actions illégales sont nécessaires pour le mettre par terre. Ce qui pour le syndicat fait « désordre ».

Notons qu’en 2017 les banques ne se barricadent plus. N’auraient-elles plus peur des manifs?

19 « 10 octobre à Nantes : construction de la victoire », sur le site de NR