En général, comme les tourments intérieurs du révolté ne s’épuisent pas d’eux-mêmes, l’action s’impose comme une solution pour tenter de diminuer le poids de ce questionnement, au moyen de quelque intervention dans le devenir des inégalités. S’engager pour combattre la misère ou tout autre fléau lié au système économique constitue un remède à ce malaise. Or, cette manière de répondre à une insatisfaction cruciale se révèle bien vite illusoire tant qu’elle est incapable de transformer les maux extérieurs qui suscitent ce mal intérieur. La brutalité d’un constat s’impose définitivement ou par intermittence : aucune modalité d’action contre les inégalités économiques n’a permis jusqu’à présent d’inverser leur fréquence et leur récurrence. Une grande variété de formes d’engagement existe comme le militantisme syndical ou politique, l’aide humanitaire, le bénévolat dans des associations, le partage, le don ou encore la charité. Mais rien n’y fait depuis que les plus altruistes donnent de leur temps pour améliorer la situation de leurs semblables ; le fossé des inégalités entre les hommes, depuis les premières cités-Etats mésopotamiennes au moins, ne cesse de grandir (1).

Une fois intériorisée et plus ou moins consciente, cette incapacité alimente un nouveau cycle de tourments intimes pour ceux qui veulent changer l’ordre des choses : après l’effroi initial et le besoin d’agir, toute action menée ne fait qu’accroître le sentiment de révolte en raison de l’échec à modifier durablement la situation effective. Plus je milite en vain contre l’injustice sociale, sous une forme ou sous une autre, plus l’intuition que quelque chose ne va pas augmente en intensité, en même temps que je constate que rien ne change.

Ainsi, deux attitudes émergent progressivement : soit l’impuissance dévore à la longue la révolte première et l’individu renonce à agir ; soit elle transforme cet état d’insatisfaction en une donnée ordinaire et l’individu poursuit son engagement par habitude. Dans les deux cas, l’interrogation originelle a disparu en même temps que l’individu coexiste plus ou moins facilement avec son incapacité à changer le monde. L’impuissance ronge peu à peu, non pas le sentiment de révolte, mais la capacité à réfléchir sur les moyens de changer effectivement la situation, ou la faculté d’innover dans un environnement qui apparaît comme imperturbable et aveugle à la souffrance humaine.

Cela n’implique pas que l’individu sensible à l’inégalité n’espère pas parvenir, un jour ou l’autre, à la vaincre ou à la faire reculer durablement. On peut toujours rêver à une transformation soudaine et à la possibilité que ce qui n’a jusqu’ici rien donné puisse tout à coup réussir. À la manière du pêcheur persévérant, il faut nécessairement croire que le poisson sera tôt ou tard au bout de la ligne avant que cela n’advienne effectivement, en l’absence d’une certitude antérieure absolue. Il est en effet possible, théoriquement, que l’un des engagements actuellement disponibles pour les individus révoltés soit celui qui changera le monde et mettra fin, en totalité ou en partie, aux inégalités. Mais en toute rigueur personne n’en sait rien.

Pascal Charbonnat
Les inégalités économiques et leu

1. Le progrès des capacités de production et la consommation croissante de biens et de services par les plus pauvres n’entament pas le fait inégalitaire lui-même. Ce progrès productif ne peut au mieux que soulager la mauvaise conscience de certains qui justifient l’inégalité économique en prétendant qu’elle est un stimulant social indispensable. Je montrerai dans le chapitre 4 qu’il n’y a là qu’une croyance qui ne répond en rien à la question du progrès éthique.