Comme de nombreuses personnes, nous avons été révoltés par le viol de Théo à Aulnay par quatre flics, par le tabassage et les insultes racistes qui ont suivis, ainsi que par la négation des faits par l’IGPN et le Ministère de l’Intérieur. Comme beaucoup, nous sommes révoltés mais pas étonnés, et certains qui hésitaient encore à crier leur détestation de la police ont pu être convaincus par le soutien des différents syndicats de policiers à leurs collègues (le représentants de l’un d’entre eux déclarant même que l’insulte « bamboula » est « à peu près convenable »).

Au fur et à mesure des émeutes et des manifestations, il devient difficile d’ignorer les témoignages des familles des personnes tuées par la police, ainsi que les nombreux récits qui rappellent que les violences policières ne sont pas d’exceptionnelles « bavures ». Comme l’explique par exemple Urgence notre police assassine, en plus d’être l’expression d’une République néo-coloniale1, les contrôles au faciès dans les banlieues, les insultes racistes, les humiliations et les coups sont le quotidien du maintien de l’ordre. Pour le dire comme un sociologue, l’habitude de l’humiliation vise à produire l’habitus de l’humilité. Mais nombreux sont ceux qui se révoltent, dénoncent les exactions policières ou demandent justice.

A propos de la notion de « justice », il y a plus de quarante ans, Michel Foucault observait déjà un paradoxe dans son usage : fonctionnant comme revendication du côté des opprimés et comme justification de la part des oppresseurs. C’est en effet la justice, en tant que concept, qui, chaque jour, est invoquée par l’institution du même nom lorsqu’elle condamne des manifestants et des émeutiers dans le but de rétablir l’ordre. Le même concept de justice est aussi utilisé dans les appels au calme des représentants de l’État, qui assurent que la justice sera rendue à Théo.

En parallèle, la visibilité, le caractère indubitable des violences policières et des discriminations convoque un sentiment d’injustice chez ceux qui en sont les cibles premières. Le mois dernier, après avoir dénoncé les pratiques et les mensonges des flics, des procureurs et des juges, des milliers de personnes ont affronté la police devant le tribunal de Bobigny, nombre d’entre elles criant « Justice pour Théo ». Si certains des émeutiers invoquent la justice, la solidarité effective face à la police relève d’une éthique qui sait s’opposer à la légalité, ou tout simplement l’ignorer. En lisant les appels des collectifs « Vérité et justice », regroupant les familles des victimes de crimes policiers ainsi que leurs soutiens, on comprend tout l’écart qu’il y a entre la dignité et l’indignation. Ils ne demandent à personne de s’étonner ni de s’apitoyer, ils s’organisent ; ils n’appellent pas à l’aide, ils luttent.

Comment créer les conditions de vies en se passant de la police ? C’est la question que nous posent les révoltes en cours. Les manifestations et les émeutes sont évidemment plus qu’un sursaut vital. Elles propagent les pratiques élémentaires de l’autodéfense, elles aident à surpasser la peur, elles réduisent la police au rang de force armée d’un camp délimité. Mais elles demandent à être alimentées par d’autres moyens, et cela a déjà lieu. Samir Elyes, du Mouvement de l’Immigration et des Banlieues nous le rappelle dans une interview parue sur le site lundi.am. En parlant des réactions au meurtre d’Abdelkader Bouzian en 1997, il déclare : « On s’est organisé de la manière qui nous semblait la meilleure et celle que l’on connaissait : l’émeute. (…) Il fallait leur donner une suite en faisant de la politique dans nos quartiers par l’éducation populaire. Nos quartiers ne sont pas des déserts politiques, il y a toujours eu des luttes et des mouvements autonomes, mais toujours étouffés par les supplétifs du parti socialiste et de la droite. ». Aux États-Unis, les mouvements antiracistes partagent le mot d’ordre d’abolition de la police. Articulé à celui d’abolition des prisons, il donne une direction à toutes les pratiques quotidiennes qui cherchent à s’organiser concrètement sans la police. Ces pratiques sont aussi diverses que l’élaboration de méthodes pour régler les conflits, les gestes d’insoumissions, l’appel à « décriminaliser » la majorité des délits, ou le remplacement de la peur par une politique de l’attention et de la confiance.
L’institution judiciaire, telle qu’elle existe en Occident, est la forme rigide et pleine d’exceptions trouvée pour réguler la vie en société. L’institution judiciaire que nous connaissons n’a pas toujours existé. On peut en faire l’histoire et en décrypter les mécanismes. Et l’histoire de son développement, pour la tirer à grands traits, se confond en tous points avec la lente construction, depuis le XVIème siècle, des États modernes et de leurs Empires coloniaux, de la domination de l’économie et de la gestion des marges, de la mondialisation et de la criminalisation des migrants.

Quant à elle, la police, née à la jointure entre le XVIIème et le XVIIIème siècle, c’est-à-dire dans le sillage de la naissance de l’économie politique, a une double fonction. Elle est la courroie de transmission servant à plier nos existences aux lois, qui sans elle resteraient abstraites ; et, à l’inverse, avec toute sa brutalité et en toute illégalité, elle crée les normes utiles au bon fonctionnement de la société. Rien de contradictoire la-dedans. On commet donc une erreur en croyant que la police est avant tout répressive. Elle est constitutive et normative, c’est-à-dire qu’elle modèle la dimension vitale de l’existence pour donner forme à un ordre.

Cet ordre est cependant loin d’être irréversible. Accompagnant le discrédit de la classe politique et des institutions, la révolte suite au viol de Théo n’est pas une réaction à chaud, mais le reflet d’une profonde et salvatrice scission au sein de notre société. Que des lycées soient de nouveau bloqués à Paris et qu’il y ait des manifestations dans toutes les villes actives contre la loi travail comme dans les quartiers populaires sont des signes des plus encourageants, tout comme l’appel à la convergence lancé par les familles de personnes tuées par la police. En-deçà des discours, malgré la segmentation du corps social et les assignations opérées par le pouvoir, il existe en différents endroits une même irréductibilité dans des pratiques de défense et de défiance envers la police. Ce sont les prémices pour que des réalités se rencontrent et deviennent explosives.

Alors que de nombreux manifestants se rappellent les plaies ou les mutilations qui furent le prix des tentatives de maintien de l’ordre au printemps dernier, au moment même où vient d’être votée l’extension de l’immunité des policiers qui utilisent leurs armes à feu, il est de plus en plus important que se rassemblent tous ceux pour qui le fait de se retrouver face à la police évoque tout sauf un sentiment de sécurité. Pour cette raison, nous appelons à se rendre en masse à Paris le 19 mars, à l’occasion de la marche pour la justice et la dignité, initiée par les familles de personnes tuées par la police ainsi que par leurs soutiens.

1 – A titre d’exemple, rappelons que la BAC est à la fois le prolongement de la Brigade nord-africaine, chargée dans les années 30 de rafler les immigrés pour les ficher, et de la Brigade des Agressions et des Violences créée en 1953 pour traquer les indépendantistes algériens dans les bidonvilles.