Les luttes territoriales sont identifiées dans la sociologie des mouvements sociaux lorsqu’elles traitent de causes à défendre dans les milieux urbains et ruraux, menacés par des interventions publiques : luttes territoriales contre les déchets nucléaires, contre les infrastructures de transport, contre les projets immobiliers en ville, que la sociologie sait appréhender1. Ainsi, un grand nombre de travaux actuels font revivre la pensée d’Henri Lefebvre2, en éclairant la dimension spatiale de ces luttes. De même, des recherches sur les occupations sauvages, spontanées et disruptives accompagnent l’agenda sur la démocratie radicale (de Judith Butler à Chantal Mouffe3) ou participative. Cependant le caractère proprement utopiste de ces contestations demeure limité, et peu d’entre elles comportent un caractère proprement expérimental, où une forme d’économie politique basée sur la sécession et l’autonomie est proposée.

Nous nous intéressons ici à la dimension proprement sociologique et politique d’une action territoriale et expérimentale atypique : il s’agit de l’occupation des terrains de Notre-Dame-des-Landes en Bretagne, par 200 occupants permanents qui construisent, cultivent, réoccupent des fermes expulsées, se confrontent à l’autorité judiciaire et policière. La Zone à défendre est avant tout une occupation à des fins de transformation sociale, même si elle prend pied dans une lutte territoriale plus vaste, concernant le refus de la construction d’un futur aéroport régional de Bretagne. En effet, depuis 40 ans, les riverains et villageois dénoncent ce « grand projet inutile » et se battent pour éviter sa réalisation, en mobilisant l’expertise citoyenne, mais aussi la résistance physique. Ils sont aidés depuis 2010 par ces collectifs plus radicaux, ayant décidé de s’installer sur la zone, désormais appelée Zone à défendre (que les occupants écrivent en lettres minuscules).

Le terme de ZAD par détournement d’un acronyme institutionnel (la Zone à Développer qui est une procédure publique d’aménagement) rappelle de loin les TAZ4, cherchant elles-mêmes à s’émanciper des interventions institutionnelles et libérales. Mais la comparaison s’arrête provisoirement ici. Á la différence des zones temporaires et des zones de libération subalternes5 la ZAD de Notre-Dame-des-Landes met en son cœur une réflexion sur les instruments de l’émancipation (de Karl Marx à Jacques Rancière). Á cet effet, les activités qui s’y déroulent sont tournées vers l’expérimentation politique, les occupants s’auto-organisant pour faire de leur lieu de vie une « Commune » révolutionnaire et utopique, bien au-delà de la critique du capitalisme. On émet alors l’hypothèse, non pas d’une politisation de l’espace local, ou d’un mouvement social, mais un moyen de parvenir à une praxis, que les activistes définissent comme projet, tantôt anarchiste, tantôt révolutionnaire. Cet aspect nous renvoie à la dimension proprement imaginative et imaginaire de l’espace, que les situationnistes6, parallèlement à la critique marxiste d’Henri Lefebvre7 ou de Michel de Certeau8 ou à la pensée libertaire, ont pu saisir à partir de lignes, d’espaces tracés par des habitants. Dans cet esprit, les pratiques occupantes ne sont pas de simples taxinomies scientifiques, mais peuvent être décrites comme une œuvre collective, s’appuyant sur le langage, des expériences de vie et des descriptions issues du sens commun.

La sociologie de la ZAD qui sera ici entreprise brièvement renvoie ainsi à l’articulation entre sociologie critique et langage ordinaire. Dans son ouvrage séminal De la critique, Luc Boltanski9 appelle à distinguer deux moments de la sociologie, dans le contexte actuel de domination complexe introduisant sans cesse de nouveaux repères illisibles par les acteurs (normes, lois, statistiques, épreuves, management). Les moments critiques (à forte réflexivité) reviennent à s’interroger sur les fonctions de stabilisation de la réalité par les institutions, à la différence des moments pratiques (interrogeant la sociologie pragmatique) prenant en compte les possibilités des acteurs d’accomplir quelque chose ensemble, et de réinterroger l’ordre social. Afin de prolonger cette proposition épistémologique, nous parlons de moments pratiques à haute valeur critique ou d’une radicalité ordinaire. Située dans le local, arrimée au présent, plutôt que vers l’horizon historique de l’utopie non réalisée, l’occupation de Notre-Dame-des-Landes procède simultanément d’une mise en forme du monde, d’attachements ou de formes de vie et d’un dévoilement des institutions, ou de ce qui est nommé par les activistes comme « le système ». Pour rendre compte de cette expérience, on doit donc prendre au sérieux les acteurs dans la façon dont ils pensent la réalité, élargissent10 la description de cette dernière à la critique des institutions de pouvoir (ou effets de totalisation). Á cet effet, l’analyse livrée ici découpe deux moments de l’analyse. Le premier concerne les conditions sociales donnant forme à une trajectoire de contestation dans la mesure où les occupants inscrivent individuellement et collectivement leur présence dans une critique forte de l’ordre politique et du capitalisme. On mettra en relief un aspect de cette « lutte » contre des totalités instituées : « le capitalisme urbain » et la question métropolitaine associée à cette critique. Dans le second temps, il sera proposé de voir l’activité collective, qui consiste à Notre-Dame-des-Landes (NDDL) à penser l’hypothèse de la communalité et de l’auto-organisation comme projet politique, celui-ci étant incarné par un territoire défini (un bocage et une cinquantaine de maisons d’habitations) et tout un ensemble de gestes ordinaires faisant partie du langage politique11.

Ce texte ne livre pas d’ethnographie exhaustive de l’occupation comme instance de contestation d’une décision autoritaire de construction d’un aéroport, mais identifie des points d’appui critiques, matériels et cognitifs, auxquels les individus tiennent et par rapport auxquels ils s’orientent pour faire quelque chose ensemble. Les activistes mettant en avant la nécessité d’articuler « théorie » et « pratique », les discours qui émergent dans ce travail sont ceux émanant des acteurs, le texte procédant d’une sorte de « décantation », en recourant, par moments à des auteurs comme points d’appui extérieurs.

Quitter la métropole, quitter l’État : le moment critique

Plusieurs phases contrastées caractérisent la lutte contre l’aéroport : un relatif calme jusqu’en 2011 que l’on peut appeler phase d’alerte avec la création d’associations de riverains, de la confection de contre-expertises au projet d’aéroport. La phase d’intensité offensive de 2010 à 2012 est marquée par l’éviction et la destruction des maisons d’agriculteurs, en raison de l’application de procédures d’État pour démarrer le chantier de l’aéroport. C’est dans cette période que des activistes, appelés « ZADistes » par la presse, s’installent sur le bocage12 pour le défendre, lancent les premières cultures agricoles, suivies de toute une série de reconstruction des maisons. En octobre 2012, une importante opération de police appelée César, destinée à expulser tous les occupants (y compris les six derniers agriculteurs présents sur place ayant refusé l’expropriation), se solde par un échec. Á partir de 2012, la résistance est passive, la ZAD est devenue une « réserve humaine » pratiquant la guerre d’usure. Toute une génération politique est formée au sabotage, à la surveillance des check points, aux black blocs, le bocage permettant de se dissimuler en cas d’incursion policière. Elle oblige les forces de l’ordre à des techniques plus créatives : le renseignement, l’usage de drones pour connaître l’ensemble des activités qui s’y déroulent. On compte aujourd’hui une soixantaine d’habitations squattées ainsi qu’un certain nombre de constructions légères et éphémères en bois, et de campements (caravanes, vans…). Toutes les occupations sont illégales (à l’exception des deux fermes habitées par des locataires « historiques » et métayers). On y trouve également une Université Populaire anarchiste, une « salle des fêtes », le « non-marché » pour distribuer les surplus agricoles, à l’intérieur et l’extérieur, différents restaurants, divers ateliers et coopératives, de produits agricoles ou d’outils et des ateliers de réparation.

Il est important en particulier de souligner la genèse politique ou les linéaments intellectuels de cet activisme récent, sans porter nécessairement l’attention sur des trajectoires individuelles politiques. L’occupation et la constitution d’une zone libre ou à défendre est l’initiative, non pas des agriculteurs riverains, mais de différents activistes régionaux et français ou européens, en affinité avec l’esprit autonome (libertaire ou socialiste) ou révolutionnaire, dotés ou non d’une culture politique et intellectuelle. On compte également des écologistes primitivistes (refusant toute mécanisation de l’agriculture), des féministes radicales (pratiquant la non mixité), des transsexuels ainsi que des réfugiés de la Corne d’Afrique, tout comme des ex-urbains « de la rue », des saisonniers agricoles et habitués aux petits boulots. L’expérience de NDDL marque donc la rencontre entre des mondes qui ne se côtoyaient guère : des militants autonomes fortement politisés, aux sans-abri désocialisés marqués par l’expérience de la rue, aux paysans.

Ce sont en particulier des jeunes qui sont impliqués dans cette occupation et peuvent être analysés comme le sujet collectif possible de l’émancipation. Il s’agit en effet d’une vaste frange floue de l’extrême gauche (anticapitaliste, antiautoritaire) renouvelant les « grammaires » militantes. On peut ici se rapporter aux références à la jeunesse, faite par tout un courant de la pensée critique. Des penseurs, d’André Gorz à Toni Negri ou Patrick Cingolani, considèrent, à l’âge de la modernité avancée, la jeunesse précarisée des villes comme renouvelant la classe ouvrière et susceptible de mener l’offensive contre le capitalisme13.

Plus récemment, un courant intellectuel comme le Comité invisible a fait rejaillir un postsituationnisme révolutionnaire qui inspire les luttes actuelles, de NDDL à la mobilisation contre la loi « Travail ». En faisant du capitalisme le cœur d’une contestation, porteuse d’un sens politique disruptif, propre à retrouver des linéaments révolutionnaires et anarchistes (de Pierre-Joseph Proudhon à Rosa Luxemburg), le Comité Invisible réveille un esprit « opéraïste » des années 1990, Il s’agit, dans des écrits comme L’insurrection qui vient14, de retrouver une perception abrupte du réel, de faire sécession avec l’ensemble d’un système urbain, économique qui représente le gouvernement des vies à travers une série de normes et par une obéissance généralisée. La critique des différents paradigmes : écologie, loisirs et consommation est largement présente. Dans le même sens, ce jeune « anarchisme révolutionnaire » est indissociable de la critique des flux et des métropoles comme lieu d’accomplissement capitaliste et donc de la critique de la vitesse désignant la destruction de l’espace authentique par les flux, la circulation du capital et des personnes :

« Attaquer physiquement ces flux, en n’importe quel point, c’est donc attaquer politiquement le système dans sa totalité. (…). Aussi faut-il voir chaque tentative de bloquer le système global, chaque mouvement, chaque révolte, chaque soulèvement, comme une tentative d’arrêter le temps, et de bifurquer dans une direction moins fatale. » (Comité invisible, Á nos amis, Paris, La Fabrique, 2014, pp. 93-94)

« Nantes est pacifiée, rénovée, nettoyée, vidée de son âme et de ses habitants. Elle est une métropole. Tout y est pensé, conçu, agencé pour que rien ne se passe, pour que se reproduise sans cesse la routine aliénante de la consommation, du salariat, de la répression. (…). milles couleurs sont projetées sur les façades des mornes bâtiments gris, milles manières de s’exprimer face à l’architecture totalitaire de la métropole». (Brochure : Défendre la ZAD, Paroles publiques depuis le mouvement d’occupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, 2013-2014).

La position théorique et stratégique du Comité invisible, à la fois situationniste et révolutionnaire est, sur la base de textes ayant eu une forte audience, une référence assumée ou implicite des occupants. Ainsi, le projet contestataire de la ZAD raisonne avec les textes du Comité Invisible :

« La commune, c’est peut-être ce qui se décide au moment où il serait d’usage de se séparer. (…) Toutes les communes ont leurs caisses noires. Les combines sont multiples. Outre le RMI, il y a les allocations, les arrêts maladie, les bourses d’études cumulées, les primes soutirées pour des accouchements fictifs, tous les trafics, et tant d’autres moyens qui naissent à chaque mutation du contrôle. Il ne tient pas à nous de les défendre, ni de nous installer dans ces abris de fortune ou de les préserver comme un privilège d’initié. Ce qu’il est important de cultiver, de diffuser, c’est cette nécessaire disposition à la fraude, et d’en partager les innovations. Pour les communes, la question du travail ne se pose qu’en fonction des autres revenus existants. Il ne faut pas négliger tout ce qu’au passage certains métiers, formations ou postes bien placés procurent de connaissances utiles. (…) D’un côté, une commune ne peut tabler sur l’éternité de l’ »État providence », de l’autre elle ne peut compter vivre longtemps du vol à l’étalage, de la récup’ dans les poubelles des supermarchés ou nuitamment dans les entrepôts des zones industrielles, du détournement de subventions, des arnaques aux assurances et autres fraudes, bref : du pillage. Elle doit donc se soucier d’accroître en permanence le niveau et l’étendue de son auto-organisation. Que les tours, les fraiseuses, les photocopieuses vendues au rabais à la fermeture d’une usine servent en retour à appuyer quelque conspiration contre la société marchande, rien ne serait plus logique. » (L’insurrection qui vient, op. cit., pp. 89 et 92-94)

On se limitera à donner relief à deux aspects de cette « lutte » contre des totalités instituées : en premier lieu l’État, les grands groupes de construction relevant de l’économie politique néolibérale, ou encore les classes sociales. La question métropolitaine15 est associée en second lieu à cette critique du cosmo-capitalisme qui commande tous les temps de la vie, bien au-delà du travail.

Le doute jeté sur les institutions d’État

Une partie de la résistance se traduit à une échelle vaste par une controverse publique sur la nature et le bien fondé de l’aéroport, largement contesté par l’opposition de riverains, agriculteurs et militants régionaux (ACIPA, COPAINS, Cedpa). A l’intérieur de la ZAD, fondée elle sur un projet plus large d’opposition aux institutions de pouvoir, la lutte est alimentée par le soupçon, dans la mesure où pour les activistes, il existe une coalition cachée et manipulatrice entre représentants étatiques et groupes privés propres à dénaturer le bien commun et l’environnement. Cette tendance conspirationniste peut rejoindre une simplification courante de la critique sociale contemporaine16. Elle peut s’apparenter, sous une forme manichéenne, déformée par un intentionnalisme du caché, à une simplification d’une une analyse structurelle des modes de domination, que l’on trouve au sein de la gauche radicale, révolutionnaire ou anarchiste, ne dissociant pas, dans une tradition marxiste, l’État des intérêts de classe et de la confiscation de la propriété collective17. Ce type de dénonciation peut être lu comme une version dégradée de thèmes de la sociologie critique, de Pierre Bourdieu à Luc Boltanski, voyant l’État comme l’instance de confirmation de l’ordre social, même lorsqu’il prend prétexte du changement et des réformes. Dans le cas présent, la présence d’intérêts officieux (comme la rente financière, le soupçon pesant sur les alliances privées entre les cabinets politiques et les dirigeants du groupe Vinci, opérateur de l’aéroport) jette un trouble sur la réalité, telle qu’elle est construite par les institutions. Le projet d’aéroport qui doit être implanté est présenté comme une anomalie, dont témoignent les documents d’advocacy et de contre-expertise effectuée par les associations démontrant l’inutilité de cet ouvrage, son impact négatif sur l’environnement18. Pour les plus simplistes des anti-étatistes et anticapitalistes, il s’agit d’un complot de l’État, démoniaque, prédateur et vicieux, destructeur des milieux, pour satisfaire à la logique capitaliste, sans consultation des riverains.

Á cet égard, le grand projet inutile d’aéroport est un prétexte pour s’affronter physiquement ou symboliquement à l’État policier. Concrètement, le territoire de la ZAD est, pour les occupants, le résultat d’une série d’opérations judiciaires, policières, urbaines à travers lesquelles l’État n’est pas une entité abstraite, mais pourvue de formats juridiques (comme les procédures d’éviction, les décisions de justice sur l’utilité publique). La présence physique (par le renseignement policier) et à distance justifie pour les occupants de s’attaquer aux médiateurs (juges, huissiers) aux officines des maitres d’ouvrage du projet (bureaux d’études), de se montrer agressifs avec les médias (ennemis de la ZAD) ou avec les représentants du pouvoir : magistrats, commissaires enquêteurs, ingénieurs, ou intermédiaires comme les sociétés de sécurité. De même, l’importante confrontation aux forces de l’ordre (opération César en octobre 2012) a été un tournant dans la mesure où l’état de siège durant un mois a soudé la confiance entre occupants et agriculteurs, la solidarité face aux incursions violentes, les agriculteurs n’hésitant pas à mobiliser leur temps et leur équipement pour soutenir les occupants. La face à face avec les forces policières vivant sur place durant un mois, filtrant les allées venues a également forgé l’image « répressive » et intrusive de la police faisant usage de la force et achevant d’affirmer la « violence symbolique » de l’État. Plusieurs slogans résument ce moment critique comme : « le projet d’aéroport renversé par le bocage », « Pour faire du fric il faut du flic ».

Ainsi, et contrairement à une théorie du pouvoir relationnel (de Michel Foucault à Giorgio Agamben, Pierre Dardot et Christian Laval), l’État n’est pas perçu par les occupants comme un agencement complexe de forces éparses et invisibles. On se rapproche d’avantage d’une tradition critique de Marx à Lefebvre à Bourdieu, où les relations entre Etat et espace sont déterminantes : comme dans le contrôle du foncier, des procédures urbaines et juridiques en faveur de la concentration du capital19. Dans la mesure où l’État « concret » concentrerait les différents pouvoirs, l’affrontement physique avec les institutions et représentants de l’État20 prend un sens aigu21. Comme le déclare un occupant, il convient de remporter cle rapport de forces au sein d’une confrontation ultime : « faire tomber l’État ».

Quitter « Babylone » : le retrait réparateur

Le « refuge » hors des métropoles est un second moment critique qui contraste avec les représentations sociologiques urbaines. En effet, dans une certaine tradition sociologique et philosophique, la ville demeure pensée comme l’espace d’émancipation et d’autonomie et aujourd’hui comme lieu l’accomplissement libéral, mais aussi libertaire. La description de parcours sociaux au sein de la jeunesse européenne, l’apparition des « classes créatives »22 vivant des TIC, ou des classes intellectuelles, confirment, dans les villes d’Europe, ces qualités urbaines. La perception collective de la jeunesse des villes européennes, salariée ou étudiante, épanouie et autonome comme l’avant garde des nations européennes est souvent une catégorie floue, dans la mesure où l’activité créatrice, imaginative que l’on lie aux villes, dissimule des situations individuelles hétérogènes23 La précarité de la jeunesse liée au « cognitariat », industries culturelles et visuelles se traduit en terme de difficulté de logement, insertion, protection sociale, d’autant que la ville internationale ou régionale, accentue les fragmentations, la fabrication de l’entre soi, auquel participe les classes créatives. Les composantes de NDLL traduisent cette difficulté de cerner la catégorie « jeunes des villes », qui ne recouvre ni la jeunesse dorée, ni la « bohème » artiste, mais des conditions de vie difficiles. On trouve dans la ZAD des artisans, architectes ou travailleurs de grandes entreprises de production (verre, fer), ou encore des enseignants. La plupart des occupants proviennent du salariat occasionnel (graphisme, NTI, etc.). Pour eux, la recherche d’un mode de vie alternatif, les ruptures familiales sont des éléments qui déclenchent une venue en ZAD pour un séjour plus ou moins long, suivi d’une installation plus régulière.

Á cet égard, la conception d’un « nouvel esprit du capitalisme » (ou du capitalisme cognitif) autour des activités créatives, ne cadre pas avec le vécu et l’expérience des activistes de NDDL. Ceux qui ont quitté « Babylone » témoignent de leurs salaires précaires, de leur logement en squat, de la fragilité de leurs droits sociaux et de la flexibilité de leur statut : étudiant, intermittent, saisonnier, salarié au revenu minimum24 :

« Je suis venue progressivement à la ZAD, par des amis qui venaient pour les fêtes. J’ai décidé de quitter mon emploi de bibliothécaire quand j’ai vu que je n’étais plus soutenue par ma chef de service, qui nous demandait de ne pas faire un travail de bibliothécaire mais de gestionnaire, ni par le Maire »25.

Á NDDL, cette installation est l’expression de différents échecs ou expériences liés à ces logiques de pouvoir :

« Un matin j’ai décidé de ne pas aller travailler dans l’entreprise (métallurgie). J’étais bien dans cette entreprise mais j’ai pris conscience du cycle marchand dans lequel était engagé, et même broyé mon corps et comment celui ci était otage du capitalisme. J’ai décidé de venir ici et d’être forgeron sans avoir à donner quelque chose à l’Empire »26.

Les occupants franchissent un pas et affirment que le principe d’une force collective (l’occupation avec l’autonomie politique comme apprentissage), passe par le retrait dans un bocage résistant, qui n’a rien à envier aux expérimentations urbaines des squats ; d’autant que la ZAD permet à « n’importe qui » de s’installer, cultiver ou non, sans contact préalable. D’autre part, l’installation apparaît comme un projet réparateur, mais indissociable d’un imaginaire politique :

« Á la ZAD, jai réappris à kiffer la vie, à vivre bien, bouffer bien »27.

L’entrée en ZAD est une façon de quitter le monde urbain du travail et de la consommation, et ce territoire se traduit par l’arrivée convergente de différents ex-salariés et militants, d’étudiants et de déclassés. De cette sécession exprimée avec la ville et le monde marchand, découle une problématique de la réparation sociale liée à une somatique urbaine (qu’exprime la souffrance au travail, les difficultés économiques et de logements). Sur place, les occupants le plus anciens (arrivés en 2011) ont instauré un véritable rapport à la maintenance de la terre et du territoire. Bon nombre des occupants sont appelés « arrachés » (au sens de la désocialisation), sont marqués par la drogue, l’alcool, l’expérience de la rue, leur installation en ZAD demeurant une expérience de resocialisation. L’étendue de la zone permet une large tolérance par rapport à des personnes alcoolisées, en voie de sevrage de psychotropes, cherchant à bénéficier d’un refuge réparateur et à se socialiser. Les différentes activités permettent de renouer avec des gestes enfouis et des activités « oubliées dans le monde d’avant » : réparer un toit, participer à un chantier, tenir une boulangerie mais aussi monter une barricade. Ce type de gestes concernent également des occupants se cachant de l’appareil judiciaire, en raison de délits passés (comme la violence sur personne dépositaire de l‘ordre public, lors de manifestations ou de rapports aux administrations), mais également les réfugiés, déboutés du droit d’asile. Ces derniers, originaires de la Corne d’Afrique ou du Moyen Orient, peuvent profiter de la solidarité et dans le même temps retrouver des attachements avec les éléments concrets d’existence. Dans chacun de ces cas, la production alimentaire (fromages, pain) et les chantiers de réparation sont les activités qui font que les occupants sont reconnus et légitimes. En d’autres termes, être identifié comme occupant « régulier », et non pas « un touriste », suppose une autonomie alimentaire, énergétique qui traduit un « vouloir faire » collectif. L’autonomie alimentaire et matérielle de chaque installation est elle-même indissociable des activités collectives : la participation à l’entretien des chemins, à la coopérative de réparation de matériel ou tout un ensemble d’éléments organisant les rapports continus entre le bocage et la présence humaine comme forme de vie.

On le voit, dans cette approche, ce ne sont pas tant les trajectoires socialement dissonantes qui sont en jeu que l’effacement des traces du passé individuel. Venir en ZAD suppose, certes une rupture intellectuelle et politique avec « Babylone » ou la galère de la rue, mais également un oubli de ses racines personnelles. Il est alors impossible de connaître, pour le sociologue, les trajectoires privées et politiques des occupants quand ceux-ci déclarent que « leur vie commence à la ZAD ». Le refus de s’inscrire dans des temporalités qui décrivent l’ordre social traduit d’abord une sensibilité exacerbée par rapport au « conformisme » ou au pouvoir en raison d’épreuves personnelles. Mais elle reflète aussi une vision politique et d’inspiration révolutionnaire, qui fut celle de la Commune de Paris, quand les citoyens détruisaient les horloges pour suspendre le temps. Les affiches que l’on trouve sur place sont les suivantes : « L’erreur est urbaine », « Diviser pour mieux régner, rassembler pour se libérer », « Demain c’est plus très loin », « Nous sommes l’étoffe dont sont tissés nos rêves », « Une autre fin du monde est possible »28.

Écologie sociale d’une lutte et ambiances révolutionnaires

Le mythe de la ville comme ressource politique et poétique, implique la production de contre-récits, consistant à faire de la campagne un champ de bataille. Le retour à la campagne est bien connu de certains mouvements ruraux, pour défendre des terres paysannes contre l’Etat29, mais peut être considéré également, pour certains mouvements d’occupation, comme un dépassement de l’approche anarchiste marxiste et philosophique, qui s’est longtemps concentrée sur la ville, comme promesse de nouveaux rapports entre homme et nature. C’est le cas des TAZ, cherchant à s’émanciper des interventions institutionnelles et libérales, ou des zones libérées30. C’est également le cas de la ZAD faisant de la séparation, avec l’abondante figure de la ville structurante, la base d’une politique d’habitation révolutionnaire, en mettant en son cœur une réflexion sur les instruments de l’émancipation (de Karl Marx à Jacques Rancière), tout en construisant une « culture » de « l’authenticité » opposée aux modes de vie urbain et « capitalistes ». Ce moment pratique de l’occupation (qui, notons-le, donne une signification à la notion de praxis) doit être éclairé.

L’attraction du bocage apparaît ici comme un élément central, dans sa double dimension critique et expérimentale. Ce type de territoire permet de se libérer des structures de domination et de réarmer la critique. Mais ici, et contrairement à la théorie marxiste où l’espace n’est pensé que comme une médiation entre l’État et les processus économiques31, le bocage est pratiqué comme un connecteur entre des acteurs (paysans et occupants), entre humains et non humains, avec la place prise dans les récits, la production visuelle et l’habiter, par une faune et une flore peuplant le bocage et présentés comme des résistants. Le bocage est en quelque sorte une mise en relation entre des lignes imaginaires ou réelles32 permettant de relier des micro-territoires (les installations) entre eux ou avec d’autres luttes. Il est enfin un lieu de détournement, d’imaginaire créatif sous l’influence passive des situationnistes et source d’inspiration33.

Ce double aspect explique que la conservation du bocage, sa maintenance agricole soit devenu un espace de déploiement offensif34, tout en visant le retrait, loin des métropoles. En quelque sorte, l’activisme territorial consiste à socialiser le ressentiment (comme le sentiment de déclassement), tout en permettant une création d’environnement. Dans un langage pragmatiste, le bocage offre des prises critiques pour des actions individuelles et autonomes concrètes, mais qui porte le nom de « révolution », « zone à défendre », « zone de refuge ». Ces appellations sont différentes en intensité, selon les installations, les affinités politiques des acteurs, leur rapport à l’utopie, bien que ceux-ci aient en commun le refus d’être gouvernés. Mais elles traduisent, à l’échelle de l’occupation, des modalités novatrices d’articulation de la critique et de l’activité ordinaire, et une conception concrète de l’anti-pouvoir qui s’apparente à l’anarchisme insurrectionnel, la guérilla du Comité invisible ou du Chiapas, les TAZ (que David Graeber tente de promouvoir), voire l’art de ne pas être gouverné (James Scott).

Toutefois, ce qui est prégnant dans l’occupation de NDDL est la réaffirmation d’une dimension anthropologique du bocage. En premier lieu, l’occupation du bocage devient le moyen d’affirmer des formes de vie authentiques, de créer contre la Métropole, des environnements et de « cultiver » des ambiances.

Politiques d’occupation révolutionnaires

Le rapport continu au territoire est une différence par rapport à des mobilisations traditionnelles ou aux rassemblements basées sur des temporalités discontinues et évènementielles (comme Occupy, Indignados ou Taksim). En effet l’occupation n’est pas destinée ici à créer des publics, des performances voire des « dispositifs de sensibilisation » ou encore des « répertoires d’action ». Il permet de structurer une praxis (dans le rapport à la lutte, à l’autonomie) et de l’instituer comme mode de vie. On l’a évoqué, cette radicalité ordinaire ne prend pas appui sur les voies procédurières (les assemblées ou la démocratie participative) ou sur un langage savant (la controverse, l’expertise), mais sur le langage ordinaire35. Celui-ci compris comme un ensemble d’usages, de gestes, voire une esthétique, a cette particularité de rassembler des personnes dans la qualification des évènements, et d’autre part d’assembler des récits individuels dans une narration collective36.

Une des particularités de NDDL tient à l’attention portée aux lieux de vie, compris comme un ensemble matériel de signes sensibles, d’indices et de traces, mais ceux-ci étant articulés dans un plan d’action, dans une certaine continuité argumentative et pratique37. Quitter « le paradigme du gouvernement » (Comité invisible), quitter les flux capitalistes, c’est entrer, selon les occupants, dans celui de « l’habitation ». La désertion des flux et de la modernité liquide doit permettre le tissage de nouvelles relations, affinités, alliances par le territoire rural. Il s’agit de tenir la place construire un territoire et faire que le pouvoir ne trouve de prise, en créant autant de zones d’opacité :

« Le territoire est territoire des jeux d’enfants, des amoureux ou de l’émeute, territoire du paysan, de l’ornithologue ou du flâneur. La règle est simple : plus il y a de territoires qui se superposent sur une zone donnée, plus il y a de circulation entre eux, et moins le pouvoir trouve de prise » (texte issu de l’occupation).

« Occuper et mener la lutte, c’est savoir, crocheter des serrures, soigner des animaux construire un émetteur radio pirate, monter des cantines de rue, produire le fromage et le pain ; rassembler les savoirs épars et constituer une agronomie de guerre, comprendre la biologie du plancton, la composition des sols, étudier les associations de plantes et ainsi retrouver les intuitions perdues » (texte issu de l’occupation).

Aussi, la ZAD réactive un mode de résistance connue des guérilleros, qui passe par la vie et la connaissance intimes du territoire habité. Des textes circulent à l’intérieur de la ZAD ou sont distribués par son facteur, concernant les techniques de dissimulation dans le bocage. De même, la ZAD a ses propres instruments de résistance : radio pirate, hackerisme, textes et tracts, dessins et tags qui recouvrent les lieux de « pouvoir » et renvoyant à un imaginaire surréaliste ou situationniste. Ainsi les occupants ont rebaptisé les lieux où ont eu lieu des opérations de police ou judiciaire. La route nationale devient « la route des mensonges avec toutes ses stèles », l’Etat est nommé « mouvement armé », le carrefour principal devient « le carrefour de la libération ». Dans le même sens, les panneaux de circulation conventionnels sont supprimés, tout comme la possibilité de se déplacer en véhicule motorisé, pour créer un monde propice à l’exploration et la curiosité. Cette géographie propre à délimiter un territoire se superpose à la cartographie étatique, brouille cette dernière, tout en rendant aux habitants une connaissance intime des lieux, un art de se mouvoir et de se fondre dans le bocage.

Michel de Certeau dans L’invention du quotidien (op. cit.) avait souligné la portée imaginative et transgressive de ces « milles pratiques » des utilisateurs, de tactiques articulées sur le détail du quotidien comme forme de narration, qui sont également évoqués par James Scott dans sa conception du texte caché (hidden script). Car si le territoire est un lieu de retrait discret, c’est pour mieux préparer la contre-offensive : une contre-insurrection par l’occupation. Chaque maison, cabane, jardin est un enjeu ou une modalité de la « résistance à l’envahisseur » qui en retour configure l’habitation. L’ensemble des éléments comme les routes, maisons, bords de route et communaux, points d’eau et d’électricité, tout comme les objets usuels et les ressources (bois) sont pris au sein d’un plan de bataille. S’ils sont « gagnés » contre la police, ils sont rendus au bien commun et permettent de soutenir l’ancrage. Ainsi, au sein de cet activisme territorial, détruire et construire sont pris dans la même temporalité dans la mesure où la violence cohabite avec la félicité, les moments de la destruction avec ceux de l’ancrage, l’agriculture devient une arme de guerre. Autrement dit, cette temporalité de l’occupation fait que chaque geste est directement inséré dans des usages politiques et que toutes les ressources se situent dans cette perspective de la défense ou de l’engagement.

En conséquence, il est difficile de discerner le registre de la clandestinité et de la légalité, d’attribuer des rôles professionnels aux occupants (même si certains savoir-faire sont spécialisés) ou encore de séparer les autonomes supposés violents des riverains agriculteurs38. Il est question, selon les occupants, « d’être le territoire ». Autant que d’être un mouvement révolutionnaire, les activistes veulent s’indistinguer, par un ensemble de gestes ordinaires, qui permettent la constitution d’un monde sensible, par la lutte, sinon de régimes d’intensité sensible gradués, selon les usages du territoire : du passant, au paysan, au forgeron. Nous pourrions parler alors de politique révolutionnaire de l’occupation, mais qui prend son véritable sens parce qu’elle permet la construction d’une intelligence collective et polyphonique. Elle permet d’ouvrir des échappées politiques (ou des lignes de fuite) vers d’autres luttes semblables : migrants de Calais, autres territoires menacés (Bure, Sivens, etc.). Cette mise en convergence ici n’est cependant pas véritablement problématisée dans un discours politique, comme cela peut être le cas dans certains mouvements anticapitalistes. Elle relève de la ligne de fuite traçant des champs de possibles, utopiques et poétiques :

« Le tracé arbitraire localisant une ZAD ne saurait contenir ce qui la lie à son au-delà, depuis les nuages et les vents qui la traversent jusqu’aux ruisseaux qui s’y dessinent et s’enfuient librement. Elle est aussi faite de calleux qui l’habitent, ou ne s’y arrêtent qu’un temps : végétaux, animaux, humaines » (texte issu d’occupation).

L’autonomie ou le commun ? Formes politiques de l’occupation

Au-delà de la « figuration » d’un certain être ensemble (passant par le partage d’une même sensibilité à la matérialité du monde), existe-t-il une visée instituant d’un imaginaire politique ? Á quels principes politiques se réfèrent les occupants ? Avec quelle portée ? Il est impossible ici de traiter ici des opportunités d’expériences collectives, de redéfinition des paradigmes et de choix de société qui se construisent. Il est suffisant d’aborder la question du « commun » et du projet d’autonomie de la ZAD, par référence aux grammaires anarchistes (comme celle de Pierre-Joseph Proudhon) et par contraste à la structure doxique du « commun ».

En effet, les termes de « commun » ou « communs » occupent la scène politique et intellectuelle depuis dix ans, avec toutes les ambivalences engendrées. Un certain nombre de propositions pratiques (mais aussi théoriques, comme celle de Pierre Dardot et Christian Laval précédés de celle d’Elinor Ostrom), visent une façon de dépasser le capitalisme par des Commons, définis comme des règles de fonctionnement, ou des instruments permettant de gérer des ressources et des biens en dehors du marché et de l’État, qu’il s’agisse de ressources naturelles ou de communs de connaissances (comme Internet). « Les communs » désignent alors aussi bien les régimes paysans et coutumiers d’usages, que des comités de gestion d’eau, ou le droit à la ville. Comme le rappellent Dardot et Laval dans leur état de l’art39, il est devenu un signifiant opposable au processus de marchandisation. Le slogan est scandé au sein des mouvements sociaux, de Taksim à Occupy, ou dans des luttes pour le droit des minorités menacées. Succinctement, il désigne un ensemble de paradigmes, de l’écologie au subalternisme et à l’anticapitalisme, tournés vers la protection de la propriété publique contre la privatisation (enclosure) et le pillage des nations (que Karl Polanyi avait déjà mis en exergue). Plusieurs propositions pour refonder les communs se sont déployées dans la théorie critique et politique, voire l’économie politique : comme celle des Common Goods de David Bollier, Charlotte Hess et Elinor Ostrom40, contenant des formes culturelles (la préservation d’une communauté) ou normatives (le sens de la justice sociale), pour repenser l’action politique. Il s’agit ici d’un paradigme défensif des communs, mais également offensif par la promotion de pratiques de mise en commun pour des services publics.

Une critique intuitive des « communs »

Ce que propose l’occupation de NDDL est de repenser en premier lieu la critique du rapport à la propriété privée, en tant que celle-ci est à la racine de problèmes des individus, si ce n’est une menace sur la vie des personnes. Ce qu’exprime un tel mouvement est un principe politique du commun, non pas au sens des discours antilibéraux et quelquefois néolibéraux (par exemple dans l’open access), mais comme forme politique de l’autogouvernement, rejoignant ici la tradition anarchiste de Proudhon, réactualisant le terme de « Commune ». Celle-ci peut être renvoyée aux évènements originels de la Commune française, ou encore à une activité sociale produisant un sujet collectif (au sens des mouvements ouvriers, au sein desquels des groupes se saisissent d’un projet). Nous sommes donc en face d’une conception sociale autant que politique, qui donne sa pleine mesure à la praxis (comme pratique vouée à la transformation sociale, et primant, pour une partie des occupants sur la constitution politique), ou d’une praxis instituante, valorisant non pas des sociétés pacifiées où le conflit serait absent, mais au contraire à des microsociétés concrètes basées sur la non domination, l’autonomie et l’association. L’émancipation est indissociable de l’action, notamment dans le domaine de la vie collective, des règlements et de la propriété41, de même qu’elle est indissociable du maintien de la liberté individuelle au sein du collectif.

Á cet égard, l’expérience de la Commune de NDDL ne se limite pas à un principe abstrait de solidarité, ou inversement à une économie morale des conduites ordinaires de personnes résistant à des intérêts des classes dominantes (à la Edward P. Thompson), ni à une vague construction, par apprentissage des « communs » (à la Elinor Ostrom), bien que cet apprentissage puisse être celui des règles permettant l’action collective, et que cet apprentissage peut être artisanal et horizontal).

D’une part, à NDDL le maintien dans les lieux et l’occupation « révolutionnaire » suppose de l’expérimentation, de la négociation, et par dessus tout de l’imagination sociale. En effet, la particularité de NDDL ne réside pas dans le processus fusionnel et donc homogénéisant des multitudes, mais au contraire dans la tension perpétuelle entre individu et collectif, économique et social, nécessitant des inventions quotidiennes : celle des institutions « communes » et des règles de vie, voire des formes de vie. Inventer des institutions est un processus collectif qui suppose de reconnaitre la part de liberté individuelle au sein d’une habitation et d’un territoire collectifs, et donc de ne pas freiner la créativité individuelle, de la part d’occupants cherchant à se dégager des contraintes sociétales et gouvernementales. Simultanément, la dimension économique des institutions (comme on le verra plus loin) et des pratiques quotidiennes n’est évacuée ni des discussions, ni de la praxis politique où se mêlent l’échange, la production, le questionnement sur le rapport aux modes de production.

D’autre part et au delà de la vulgate sur « le commun », l’occupation de NDDL questionne les principes d’une propriété commune au sens du socialisme durkheimien, mais aussi proudhonien, visant l’organisation collective de la production économique qui a pour objectif de reconstituer le lien marchand défait par le capitalisme. La dimension économique de l’occupation (comme on le verra plus loin), tout comme les problèmes posés par la coopération interindividuelle ne sont évacuées, ni des discussions, ni de la praxis politique où se mêlent l’échange, la production, le questionnement sur le rapport aux modes de production. De ce point de vue, là où des textes ou d’autres expériences (notamment anticapitalistes) peuvent découpler le lien entre mouvement social et émancipation, voire entre « commun » et politique, voire entre social et politique, l’expérimentation de NDDL ne peut être dissociée du projet politique qui est celui de l’émancipation individuelle et collective, ou de la transformation sociale jamais clôturée.

Les institutions sociales de NDDL

La ZAD est une forme autonome, où des institutions, c’est-à-dire un ensemble de règles sont mises en pratique par un ensemble d’individus, ces règles définissant des principes de vie (grammaires). Ces principes libertaires et anarchistes conviennent à définir très sommairement les règles de vie de la ZAD. Les terres y sont recollectivisées, chacune des 60 installations a sa propre temporalité, demeure autonome dans sa production de nourriture, son choix de techniques agricoles ou son mode de vie (végétarien ou non, mixte ou non). Chacun est libre de son engagement envers les autres, et du « niveau » de travail en commun, mais on parle ici plutôt de circulation, d’échanges d’informations sur les techniques agricoles de plantation, de production, de construction, plutôt que de groupements et de communautés