Il apparaît aujourd’hui nécessaire de clarifier et de (ré)affirmer certaines positions révolutionnaires vis-à-vis des religions en général et de l’islamisme en particulier. Les attentats révoltants de 2015-2016 (aussi bien ceux visant Charlie Hebdo et le magasin Casher en janvier que ceux de Paris en novembre 2015 ou celui de Nice en juillet 2016) y poussent. Mais il n’y a pas que ça.

Depuis plusieurs années on sent s’affirmer en France l’émergence, certes limitée mais réelle, d’un islamisme, c’est-à-dire d’un islam directement ou indirectement politique, qui se manifeste dans la société. Il peut prendre des formes « modérées », rampantes, ce qui ne les empêchent aucunement d’être néfastes et réactionnaires, comme des formes « radicales », spectaculaires, djihadistes et meurtrières.

Face à ce phénomène, et en parallèle, a également émergé depuis plusieurs années un ensemble de discours stigmatisant les populations musulmanes ou supposées telles. Ces discours sont principalement portés par l’extrême droite mais aussi par toute une partie de la droite et également une partie de la gauche dites « républicaines ». Ces discours divers, aux relents xénophobes, « identitaires », nationalistes, voire carrément racistes, se dissimulent souvent derrière la défense de la laïcité, de la Liberté, des droits des femmes, parfois aussi derrière la défense des droits des homosexuel-le-s (« défense » souvent très hypocrite, opportuniste, limitée et à géométrie variable). Ces thèmes sont alors instrumentalisés au service de causes qui n’ont pas grand-chose à voir avec eux au final.

Ces deux phénomènes contribuent d’ailleurs à s’alimenter et se renforcer réciproquement, « en miroir » et ils ont désormais une certaine « consistance » dans la société. Dès lors, face à ces faits, un certain nombre de questions se posent aux mouvements révolutionnaires, questions auxquelles il va bien falloir trouver des réponses ou des éléments de réponses, politiques et pratiques, si nous ne voulons pas nous retrouver englué-e-s et incapables de réagir face à des situations politiquement et socialement lourdes de dangers et de possibles conséquences bien puantes. À savoir, montées d’idéologies politiques et/ou religieuses éminemment réactionnaires, racistes, communautaristes, identitaristes, développement de tensions et de violences entre pauvres et exploité-e-s de différentes origines, récupérées et instrumentalisées par différentes forces politiques ou politico-religieuse cherchant à « représenter » et « encadrer » telle ou telle « communauté » ou par l’État « républicain » cherchant à redorer son blason, à se « relégitimer » en se posant en défenseur/protecteur de la société, de la sécurité et de la liberté en général (placées sous sa surveillance et son contrôle pour notre bien… et surtout le sien).

Quelle est notre critique de l’islamisme ? Comment le critiquer sans hurler avec les loups de l’extrême droite et autres réactionnaires de gauche et de droite qui alimentent la xénophobie ? L’utilisation/acceptation du terme d’« islamophobie » n’aboutit-t-elle pas à inhiber la saine et nécessaire critique révolutionnaire de toutes les religions (sans aucunement se limiter, évidemment, à celle de l’islam) ? Voila quelques unes des questions que ce texte va chercher à défricher modestement.

Parce que ces questions se posent. Parce qu’il est temps. Parce qu’il va falloir faire face.

Critique révolutionnaire de la religion

Les mouvements révolutionnaires se sont très tôt confrontés avec les idées même de Dieu et d’ordre divin, car celles-ci constituent un obstacle et s’opposent à l’idée et aux soucis révolutionnaires de la liberté humaine (idée de la liberté qui n’est pas dissociée de celles de responsabilité, d’égalité et de solidarité). À l’idée d’un monde, d’un genre humain et d’une vie créés par Dieu, régis par une vérité révélée (propriété d’un clergé), encadrés par les préceptes moraux de textes sacrés très anciens, les mouvements révolutionnaires ont opposé l’idée de sociétés construites historiquement par les humain-e-s et transformables par eux et elles. Ils ont défendu l’idée du renversement possible et nécessaire d’un monde présenté comme immuable et ils défendent toujours l’idée qu’il n’y a pas de fatalité à subir l’exploitation et la domination des puissant-e-s et des possédant-e-s. Ils ont promu la révolte individuelle et collective, la lutte, l’éducation et la liberté contre les assignations, les obligations, les interdictions cléricales qui cherchaient et cherchent encore à encager la diversité de la vie, ses immenses champs des possibles et des choix dans l’étroitesse de textes soi-disant divins et de traditions religieuses poussiéreuses.

Les mouvements révolutionnaires ont également très tôt dénoncé le caractère illusoire de toute « communauté des croyant-e-s » qui prétend placer sur un pied d’égalité fictive, face à Dieu, à la mort et face au clergé, les hommes et les femmes, quelles que soient leurs conditions sociales, leur appartenances à telle ou telle classe sociale. Les religions sont des entreprises idéologiques interclassistes et paternalistes qui, derrière des représentations unitaires de la société et l’idée de la communion de tous et de toutes dans le respect de la religion, nient, dissimulent et étouffent souvent les conflits d’intérêts sociaux et politiques, les luttes sociales au sein des sociétés de classes. Et lorsqu’il est impossible de dissimuler la réalité de ces conflits, il leur est souvent opposé les vertus, toutes spirituelles et virtuelles de la patience, du pardon, de la bonté, de la charité, de la soumission face aux épreuves. Et si ça ne suffit pas, il reste l’anathème, l’excommunication, l’exclusion de la communauté des croyant-e-s, la bénédiction de la répression mise en œuvre par le pouvoir temporel.

Derrière la promesse d’un paradis après la mort se cache le fait de laisser en place les inégalités, les injustices du monde d’ici bas. C’est la religion comme « opium du peuple », qui embrume l’esprit, procure de doux rêves et aide à supporter passivement la dureté de la vie dans le monde tel qu’il est fait.

Les mouvements révolutionnaires ne se sont évidemment pas heurtés seulement aux idées religieuses mais aussi à leurs exploitants, les clergés plus ou moins centralisés, privilégiés, hiérarchisés suivant les religions, assurant la médiation avec Dieu, édictant les normes de conduites morales et pratiques, encadrant, guidant la vie des croyant-e-s, disposant d’un poids matériel parfois énorme (propriétés terriennes, immobilières, financières…), d’une influence politique et morale importante (à travers l’organisation de la charité, d’aides « sociales » diverses, le monopole de l’exercice des rites, le contrôle de tout ou partie du système éducatif par exemples). Et de même que les mouvements révolutionnaires se sont opposés aux grandes religions constituées, celles-ci se sont historiquement opposées aux projets, idées et pratiques émancipatrices et égalitaires des mouvements révolutionnaires.

Les mouvements révolutionnaires affrontent encore aujourd’hui les religions et clergés qui portent et colportent des valeurs, des prescriptions de vie, un ordre moral souvent éminemment réactionnaires (socialement, culturellement, sexuellement) et des représentations patriarcales, favorisant et légitimant la domination masculine, régissant ou tentant de régir spécialement ce qui concerne la sexualité en général, et celle des femmes en particulier, condamnant la plupart du temps la contraception, l’avortement, l’homosexualité et la transsexualité.

Les mouvements révolutionnaires ont également dénoncé historiquement le fait que religions et clergés se sont mis au service de nombreux projets impérialistes de conquêtes, ont légitimé d’innombrables guerres intérieures ou extérieures (certaines d’entre elles reposant même directement, au moins officiellement, sur des motifs religieux), soutenu de nombreux régimes dictatoriaux.

Voilà résumées, très brièvement, les principales critiques révolutionnaires envers les religions. D’où l’athéisme et l’anticléricalisme affirmés qui prédominent historiquement largement dans les mouvements révolutionnaires. Ce qui n’a jamais empêché les révolutionnaires de se retrouver aux côtés d’individus croyant-e-s lors de grèves, de manifs, d’actions, d’émeutes ou d’assemblées générales…

La « liberté » religieuse

Si, en tant que révolutionnaires, nous sommes, dans notre immense majorité, athées et anticléricaux, nous n’avons pas pour autant l’envie ou l’intention de nous ériger en inquisiteurs-rices de l’athéisme. Nous n’avons pas vocation à fliquer politiquement la vie des gens, à entrer en guerre politique contre les croyant-e-s des différentes religions.

Nous reconnaissons généralement aux individus le droit de croire en un dieu (ou en plusieurs) et de pratiquer leurs cultes et leurs rites, même si, nous, nous ne nous reconnaissons pas du tout dans de tels choix. Nous admettons ce droit d’autant plus que, souvent, les individus ne se résument pas uniquement à leurs croyances religieuses. Leur identité personnelle intègre la plupart du temps bien d’autres convictions, valeurs et pratiques que celles liées à leur religion. Et il est évident que la plupart des croyant-e-s sont loin d’être des « fous ou folles de Dieu » et ont souvent un rapport assez distancié, détendu et pacifique avec leur religion, avec celles des autres et avec les athées. Croyant-e-s ne veut pas dire pratiquant-e-s, et même les pratiquant-e-s ont souvent bricolé, plus ou moins ouvertement, leurs propres « petits arrangements avec Dieu » et vivent tranquillement leur religion.

La croyance et l’observance des prescriptions religieuses individuelles et la pratique collective du culte dans des lieux dédiés à cet effet ne nous dérange donc pas (même si elle ne nous réjouit pas non plus), tant que ces croyances et pratiques religieuses ne débordent pas dans l’espace public commun, qu’elles ne tentent pas de le régir, de le soumettre à leurs normes. Nous sommes conscients que cela laisse de côté des espaces privés comme le couple, la famille ou des « entre soi » communautaires et que ces espaces peuvent être propices à l’instauration autoritaire, à l’imposition de pratiques religieuses intégristes. Et, en tant qu’espaces privés, il peut être malaisé, difficile d’y intervenir politiquement pour contrecarrer et dénoncer des dérives intégristes. Il n’y a pas, dans ce genre de cas, d’autres « solutions » (avec toutes leurs limites pratiques fréquentes) que le recours à l’information, à l’éducation, au dialogue, à la solidarité, à l’intervention amicale et/ou familiale et/ou de voisinage (allant, dans la forme, de la médiation à la confrontation), à la pression et la vigilance sociale et collective contre les actes de violence, de maltraitance, de harcèlement, de manipulation mentale, d’embrigadement et de dérive sectaire dans les espaces privés.

La tolérance que nous assumons envers certaines formes détendues de croyances religieuses n’implique pas cependant que nous renoncions à ce que nous considérons comme notre « droit de critique athée » et aux discussions, voire aux engueulades, qu’il peut susciter. Tout comme nous ne renonçons pas au « droit de blasphémer » face aux figures divines fictives, aux bigots et autres intégristes, même si on pratique pour la plupart assez peu ce genre de choses, qui peut soulager et faire marrer mais s’avère rarement très constructif.

L’islamisme

Même très minoritaires, les différentes formes d’islamisme ont gagné ces dernières années une visibilité plus importante parmi les musulman-e-s en France. Il est difficile de savoir si cette visibilité accrue de l’islamisme provient d’une affirmation plus décomplexée de sa propre existence, d’un renforcement réel et sensible de son influence et/ou d’une plus grande attention politique, médiatique et sociale à son encontre. Peut être tout ça à la fois.

Par islamisme, nous entendons une affirmation politico-religieuse de l’islam comme ayant vocation à structurer la société et régir la vie sociale (et donc aussi celle des individus) à partir d’une interprétation rigoriste, réactionnaire et prétendument littérale du Coran. Le djihadisme à la sauce Al Quaeda ou État Islamique n’est que l’expression la plus brutale, la plus ultra de cet islamisme. Il y en a différentes formes et différents degrés. On peut y intégrer des formes « modérées » s’inspirant en général plus ou moins des Frères Musulmans, des formes plus dures comme le salafisme, le wahhabisme et aller jusqu’au djihadisme. En disant cela, on ne sous-entend pas qu’il y a nécessairement une continuité ou une même identité politico-religieuse entre ces différentes formes. Il peut y avoir des formes activistes et très directement politiques, plus ou moins radicales dans leurs manifestations, et des formes plus « quiétistes » mais qui s’attachent néanmoins à promouvoir, de manière prosélyte, une interprétation intégriste des textes et une surveillance pesante quant à la stricte observance individuelle et collective des (de leurs) obligations et conduites religieuses. Ces formes « quiétistes », si elles apparaissent, dans l’immédiat, assez détachées de toutes intervention à caractère politique, n’en aspirent pas moins à construire une hégémonie intellectuelle et culturelle intégriste au sein des musulman-e-s, musulman-e-s que les islamistes rêvent d’encadrer et guider comme un troupeau. Une sorte de métapolitique gramscienne en vue de constituer un bloc hégémonique au sein d’une fraction de la population, en somme ?

Même s’il y a des différences, des divergences, il y a cependant aussi des similarités, des points de convergences entre ces différentes formes d’islamisme et l’existence de l’islamisme « modéré » contribue certainement à légitimer en partie l’existence des formes d’islamisme djihadiste, en constituant un terreau intellectuel et culturel favorable au développement de ce dernier. Disons un peu comme les discours nationalistes, sécuritaires, xénophobes, réactionnaires de la gauche et de la droite contribuent à légitimer et renforcer les positions du Front national et comme les positions et l’influence du FN contribuent à légitimer et favoriser des expressions ouvertement fascistes et racistes.

En terme de contenus, je ne reviens pas sur les positions extrêmement réactionnaires, autoritaires, sexistes, puritaines, anti-communistes et anti-révolutionnaires véhiculées par l’islamisme en général. Signalons toutefois, juste au passage, qu’il véhicule également, là encore sous des formes diverses et à des degrés divers, du racisme, en tout cas au moins un, l’antisémitisme, qu’il travaille à répandre sous couvert de « soutien au peuple palestinien » et d’ « antisionisme ». Et, disons le, la récupération de ce terme d’« antisionisme » (à l’origine destiné justement à se dissocier de toute approche antisémite),  à la fois par les islamistes et l’extrême droite franchouillarde, est un succès tel que ce mot est devenu quasiment inemployable tant il véhicule fréquemment désormais des puanteurs antisémites. Le travail d’appropriation de ce terme politique mené par des antisémites de tous poils, de toutes nationalités et de toutes religions n’aurait cependant pas pu être mené « à bien », si vite (une bonne grosse décennie ?), si la gauche et l’extrême gauche pro-palestinienne et le mouvement révolutionnaire avaient été plus éveillés et réactifs en situations et plus intransigeants sur le fond et la forme. On récolte ce qu’on sème… c’est à dire aussi qu’on récolte, parfois, dans la gueule, ce qu’on a pas été capables de semer, de cultiver et de protéger.

L’islamisme rêve d’une communauté des croyant-e-s, d’où les conflits d’intérêts ont magiquement disparus, pure et harmonieuse, nettoyée de tous les individus et groupes déviants, soumise corps et âme à une soi-disant loi divine supérieure et parfaite, inscrivant cette communauté dans un ordre universel immuable tout en assignant à chacun-e une place et un rôle tout aussi immuable. L’islamisme est comme l’extrême droite qui rêve d’une communauté raciale et nationale unifiée par on ne sait quel miracle, de pouvoir étatique dictatorial, de nettoyage des indésirables et des subversifs-ves, d’ordre corporatiste. Dans un cas comme dans l’autre, on est en pleine utopie réactionnaire et despotique.

Les révolutionnaires sont donc des ennemis de l’islamisme (et réciproquement). Et il s’agit, au niveau mondial, d’un ennemi puissant, disposant de ressources financières, de moyens de communication, et parfois de moyens militaires importants. Il est soutenu par de forts riches « mécènes » capitalistes des pays du Golfe Persique quand ce n’est pas directement par des États intégristes comme l’Arabie Saoudite ou d’autres.

Le combattre, en temps que révolutionnaires, ne sera pas chose facile. Au niveau international, cela peut passer par la création ou le renforcement de liaisons solidaires concrètes avec des groupes, organisations, mouvements révolutionnaires, de lutte de classe, démocratiques, laïques et féministes dans les pays où l’islamisme menace. Souvent ces groupes et organisations sont rares et plutôt faibles (et même parfois inexistants) et il peut exister aussi des différences politiques sensibles avec les « traditions » révolutionnaires occidentales, que ce soit sur le plan des idées, des finalités, du fonctionnement, des pratiques et il est probable que la solidarité vis-à-vis de tel ou tel groupe ou mouvement dans tel pays fera rarement, ici, l’unanimité. Le soutien à la résistance actuelle au Kurdistan syrien face à l’État Islamique est un bon exemple de cette absence de consensus du mouvement révolutionnaire sur ces questions.

Par ailleurs, l’établissement de telles liaisons solidaires implique un effort réciproque s’inscrivant dans la durée. Effort qui passe par des travaux de synthèse d’informations et d’analyses, de traductions (ce qui implique éventuellement l’apprentissage de langues), de diffusion de l’information, de collecte et d’envois de fonds et de matériels, de voyages et de rencontres, d’organisation éventuelle de campagnes de soutien. Effort que la faiblesse actuelle du mouvement révolutionnaire, en France ou ailleurs, rend difficile car, en plus, évidemment, l’islamisme est loin d’être le seul et le plus puissant des ennemis auxquels les mouvements révolutionnaires se trouvent confrontés.

La lutte contre l’islamisme passe aussi, toujours au niveau international, bien sûr par le fait de lutter ici pour dénoncer et, si possible, vu nos forces plutôt dérisoires, gêner et affaiblir les interventions armées et les pillages impérialistes des États et du capital occidental, et donc, aussi, l’impérialisme de l’État et du capital français. L’impérialisme contribue en effet aussi à alimenter en partie l’islamisme dans de nombreux pays. Mais en partie seulement car dans les pays où il est puissant l’islamisme a également sa dynamique propre, ancrée dans la réalité propre de ces pays, réalité qui est loin d’être uniquement façonnée par l’impérialisme occidental.

En France, il paraît évident qu’un des ressorts de l’islamisme se trouve dans les inégalités et injustices sociales vécues, entre autres, par les fractions de la population qui sont immigrées ou issues de l’immigration et qui sont de cultures musulmanes. Ces fractions de la population ne sont bien sûr pas les seules à subir l’exploitation, la précarité et la répression mais elles sont certainement celles qui les subissent le plus. À ces inégalités sociales s’ajoutent des phénomènes de discriminations, de stigmatisations, de vexations politiques et symboliques à caractère raciste. La participation des mouvements révolutionnaires aux luttes sociales et le fait de tenter de développer dans celles-ci un travail politique sont des nécessités incontournables. Dans ce cadre, l’appui aux luttes de migrant-e-s, de travailleurs-euses immigré-e-s avec ou sans papiers, autour de la question du logement, contre les violences policières et la précarité sociale mérite toute notre attention. Participer, d’un point de vue révolutionnaire, à ces luttes sociales diverses, favoriser leur émergence et leur convergence et coordination n’a évidemment pas pour but premier la lutte contre l’islamisme, il s’agit avant tout d’essayer d’attaquer à la base l’exploitation sur laquelle repose le système étatico-capitaliste actuel et les relégations et divisions sociales qui aident à son maintien et à sa reproduction. Mais le développement de ces luttes sociales aurait certainement également comme effet indirect d’affaiblir les marges de manœuvres politiques, sociales et culturelles de l’islamisme. On sait qu’à l’heure actuelle lorsque les luttes sociales sont fortes, l’extrême droite franchouillarde fait souvent profil bas politiquement et d’un point de vue organisationnel. Il n’y a pas de raisons de penser que ces luttes n’entraîneraient pas les mêmes effets contre cette autre extrême droite qu’est l’islamisme.

Néanmoins, on ne va pas prendre nos désirs pour des réalités, « dire n’est pas faire » et le mouvement révolutionnaire devra sacrément ramer pour y arriver. Il y a des obstacles et des difficultés. Nombreuses. Les aborder dépasserait le cadre de ce texte. On remet ça à plus tard mais on essayera de s’y coller. Signalons juste la difficulté liée à la composition sociale actuelle des mouvements révolutionnaires, pour le moins éloignées en général des réalités vécues par les fractions de la population qui sont immigrées ou issues de l’immigration, de la condition ouvrière, de la réalité des quartiers populaires. Cette « extériorité » ne facilite évidemment pas notre activité et la réduire ou la dépasser prendra du temps et impliquera d’aller se frotter encore et encore au terrain.

Islamisme et autres replis identitaires se développent aussi dans le vide laissé par l’important affaissement des mouvements ouvriers et révolutionnaires actuels. Et ce vide, ce terrain perdu, d’autres l’occupent et le remplissent. Il faudra bien finir par nous remettre en question. La réalité qui vient nous y contraindra de toute façon. Va y avoir des réveils douloureux…

« Islamophobie » ?

Vous ne trouverez pas ce terme d’« islamophobie » dans les textes du RRC, où il ne fait pas consensus. Je l’utilise dans cet article seulement entre guillemets et accompagné de critiques. Parce qu’il pose un certain nombre de problèmes quand même… Ce terme opère en effet un certain nombre de « réductions » factuelles et politiques.

D’abord il tend à présenter les attaques et critiques contre l’islam, quelles qu’elles soient, comme une manifestation de racisme alors que la critique de la religion musulmane (ou de n’importe quelle autre) peut évidemment être déconnectée de toute approche raciste comme dans le cas de la critique athée révolutionnaire.

Du coup, il sous entend aussi que la critique de l’islam constituerait en quelque sorte la forme principale du racisme actuel alors que celui-ci s’exprime de manière bien plus générale et sur des plans bien plus cruciaux pour la vie des gens (logement, pauvreté, précarité des formes d’emplois, discriminations sociales, brutalités policières…) que la simple instrumentalisation xénophobe et nationaliste de la critique de l’islam.

En restreignant le racisme à la forme, censée être centrale, de la critique instrumentalisée de l’islam, il laisse de coté toutes les fractions de la population qui sont immigrées ou issues de l’immigration mais qui ne sont pas musulmane. Que devient la nigériane évangéliste ou le syrien athée ? En quoi la lutte antiraciste réduite principalement à la lutte contre l’« islamophobie » les concernerait ?

En partant du fait que l’islam est, en France, une religion minoritaire, pratiquée (quand elle l’est ! Tous les croyant-e-s sont loin d’être pratiquant-e-s…) principalement par des fractions de la population qui sont immigrées ou d’origine immigrée, souvent « de couleur », souvent issues d’anciennes colonies françaises, il introduit, en douce, par extension, l’idée que l’islam serait une religion opprimée et une religion des opprimé-e-s.

L’islam est certes une religion minoritaire en France mais c’est quand même la deuxième en importance dans ce pays. Et s’il est évident que le nombre, l’état et la taille des lieux de cultes musulmans ne permettent pas toujours, loin sans faut par endroits, d’assurer aux pratiquant-e-s des conditions décentes d’exercice collectif de la prière, la religion musulmane est loin d’être persécutée même s’il arrive qu’elle soit stigmatisée, discriminée et instrumentalisée. Par ailleurs, un certain nombre de régimes dans des pays majoritairement musulmans ne sont pas particulièrement bienveillants envers l’exercice de religions autres que la musulmane et envers l’athéisme et il y a des États musulmans qui sont impérialistes. Donc mollo sur l’islam comme religion opprimée…

Ensuite cette idée de l’islam comme religion des opprimé-e-s fait passer à la trappe le fait que certains musulman-e-s appartiennent aux classes possédantes et dominantes et sont des exploiteurs-rices. Et là encore se pose la question des « autres » prolétaires immigrés ou d’origine immigrée, « de couleur », athées ou croyant-e-s d’une autre religion que l’islam. En quoi sont-ils et elles particulièrement moins opprimé-e-s, exploité-e-s, précarisé-e-s, discriminé-e-s que les musulman-e-s ? Et en quoi le fait qu’une religion soit pratiquée par des opprimé-e-s devrait nous la rendre moins critiquable d’un point de vue révolutionnaire ? Le sexisme serait-il moins critiquable s’il est pratiqué par des prolétaires ? Les masses opprimées d’Amérique latine sont souvent chrétiennes, cela ne fait pas pour autant du catholicisme ou du protestantisme des religions d’opprimé-e-s. Donc mollo aussi sur cette idée que l’islam serait une religion d’opprimé-e-s.

Au final, et à l’usage, le terme « islamophobie », et les « alliances » concrètes qu’il peut entraîner sur le terrain politique avec des réacs religieux, semble bel et bien favoriser une inhibition, une autocensure de la critique révolutionnaire des religions et des « cohabitations » lors de meetings et de manifs qui tiennent du mariage entre une carpe et un lapin. Faudrait pas finir par servir la soupe à des bigot-e-s intégristes, qui oeuvrent à propager un communautarisme religieux lucratif, au sens où cette communauté, figurez vous qu’ils et elles entendent bien en être les pieux-ses berger-e-s et les représentant-e-s accrédité-e-s auprès de l’État. La critique de « l’islamophobie » actuelle doit-elle déboucher sur une quelconque « islamophilie » ? Pour moi, c’est définitivement NON.

Je comprends bien que le terme ait pu faire mouche et être repris par plein de gens qui ont capté que la critique dominante de l’islam n’est la plupart du temps qu’un paravent pour des courants xénophobes, nationalistes et racistes qui cherchent à attaquer les immigrés ou descendant-e-s d’immigré-e-s. Mais comme on peut le voir en situation et comme cela a été exposé dans ce paragraphe, ce terme introduit, d’un point de vue révolutionnaire, de la confusion politique… à une époque où il n’y en a déjà que trop… avec tous les dégâts qui vont avec.

C’est pourquoi comme d’autres, je préfère parler, au lieu d’« islamophobie », tout simplement de racisme ou, en cas de situations plus spécifiques, de racisme anti-arabes et anti-noir-e-s, ce qui ramène la question sur son terrain principal, à savoir que derrière les critiques xénophobes de l’islam ce n’est pas tant la religion musulmane qui est visée que des fractions immigrée ou issue de l’immigration, prolétaires, colorées et supposément musulmanes de la population. Et en utilisant ces termes, en tant que révolutionnaires, on se situe sur le terrain de la défense des individus et des fractions, souvent prolétaires, de la population visées par le racisme, pas sur le terrain de la défense d’une religion, ce qui n’est tout simplement pas notre vocation ni notre finalité.

Contre tous les replis identitaristes

En ces temps de crises sociales et politiques, et y compris de crise des mouvements révolutionnaires et ouvrier (ou de ce qu’il en reste…), en l’absence d’alternatives subversives ne seraient-ce qu’un tant soit peu crédibles, les replis et enfermements identitaristes se multiplient, se renforcent et se « légitiment » mutuellement, que se soit sur des bases nationalistes, ethniques, religieuses, culturelles, corporatistes.

Il ne s’agit pas de nier qu’on ait tous et toutes une identité, mais nos identités sont généralement composites, puisant à différentes sources culturelles et sociales, individuelles et collectives. Nous les concevons souvent, en tant que révoutionnaires, comme évolutives et ouvertes, destinées à être partagées et métissées. Toute définition étroite, uniformisée, figée, fermée et enfermante de l’identité aboutit à l’étouffement individuel et collectif et est souvent destinée politiquement à nourrir les replis communautaristes.

Présentement chacun-e est tenté et incité à se replier sur son « entre soi » (et le ghetto révolutionnaire en est une forme parmi d’autres), sur son « même », sur sa famille, sur son pays, sur sa soi-disante « communauté » et les solidarités limitées, étriquées et sélectives qu’elle permet. S’ouvre alors également la course à la représentation de la « communauté » : les aspirant-e-s aux postes de direction et d’encadrement politique, moral et spirituel ne manquent pas.

Il sortira de ces replis communautaires et identitaristes des divisions et des tensions accrues entre différentes fractions de la population, pourtant toutes exploitées et dominées par le même système, même si c’est sous des formes et à des degrés divers. À la guerre sociale, le système préfère évidemment la guerre de tous-tes contre tous-tes comme il préfère la guerre civile à la révolution. Et nul doute qu’il saura utiliser et alimenter les tensions communautaristes pour œuvrer à son propre maintien. Réussir à faire vivre et étendre des espaces de lutte politique et sociale, où se crée du commun et du communisme, ouverts à tous-tes les exploité-e-s, les dominé-e-s, les révolté-e-s, peu importe leurs origines ethniques ou culturelles, leurs nationalités, leurs couleurs de peau, leurs religions individuelles éventuelles va être une difficile nécessité.

 

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