Paru en décembre dernier, le numéro 23 des

Cahiers antispécistes

est maintenant en ligne sur le site Web de la revue, . Je profite de cette occasion pour diffuser le texte de présentation ci-dessous concernant ce numéro un peu spécial.

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Ce numéro 23 des

Cahiers

est le plus volumineux qui ait été jamais publié – 188 pages en tout! Mais plus encore que sa longueur, c’est sa teneur qui risque d’en rendre l’abord un peu difficile pour beaucoup de militants du mouvement.

Les

Cahiers antispécistes

ont toujours estimé que le combat pour l’égalité animale implique un bouleversement profond non seulement des pratiques individuelles (alimentation…) et collectives (conséquences économiques), mais aussi dans les domaines culturels, dans la conception que nous avons de nous-mêmes et du monde. Comme le disait déjà Paola Cavalieri il y a plus de dix ans («Réflexions»,

Cahiers antispécistes

n°3, avril 1992):

Notre défense des êtres sensibles placés au plus bas de la chaîne de l’exploitation donne à notre exigence de justice une valeur plus universelle que celle d’aucun groupe – ou classe – d’humains exploités de par le passé: elle fait de notre lutte pour l’égalité

la

lutte pour l’égalité.

La profondeur des implications de notre lutte fait qu’elle se situe nécessairement dans le long terme. Cela n’interdit pas, au contraire, de viser des objectifs concrets à court terme, mais signifie qu’il n’est pas bon que nous nous contentions de cela. Si certaines conséquences du rejet du spécisme paraissent évidentes – notre obligation de cesser d’élever et de tuer les animaux pour leur chair, en particulier – d’autres le sont beaucoup moins. Les insectes sont-ils des êtres sensibles? Et les plantes? Sur quelles bases peut-on reconnaître, de manière générale, qu’un être est sensible ou non? La vie d’une poule ou d’une mouche – si celle-ci est sensible – importe-t-elle autant que celle d’un être humain adulte typique, et si non, pourquoi? Tuer un être sensible sans le faire souffrir est-il un mal, et si oui, pourquoi? Vaut-il mieux qu’il ne naisse pas plutôt que de naître pour être ultérieurement tué? La question de la prédation, en particulier, est un terrain sur lequel se jouent bien des questions éthiques de cet ordre-là.

À ces questions et à d’autres il serait commode d’avoir des réponses simples, nous permettant d’argumenter avec assurance que, par exemple, la science démontre la non-sensibilité des plantes; ou que tuer un moustique n’est clairement pas comparable, éthiquement, avec le fait de tuer un lapin. Malheureusement, ces réponses simples, nous ne les avons pas. En cela nous ne partageons pas l’attitude de certains courants qui se réclament (particulièrement aux États-Unis) des «droits des animaux» et qui pensent pouvoir résumer leur combat en des formules bien tranchées. Il en va ainsi, à mon sens, de la pensée de Gary Francione, dont rend compte Estiva Reus à la fin de ce numéro; pour lui, l’oppression des animaux s’identifie au fait qu’ils puissent être traités par les humains comme des articles de propriété. Une telle affirmation peut sembler radicale, parce que sur des bases simples elle appelle à l’abolition totale des pratiques spécistes centrales comme l’élevage et la pêche; mais elle permet aussi de faire l’économie de toute réflexion sur la prédation, sur les conséquences involontaires de nos comportements (tels les insectes que nous écrasons en marchant) et ainsi de suite.

Les difficultés auxquelles doit nécessairement faire face, à notre sens, l’éthique antispéciste peuvent sembler une faiblesse pour notre cause, et sont souvent justement pointées par nos adversaires – tels ceux qui ne manquent pas de nous parler du «cri de la carotte». Nous pensons cependant qu’elles constituent aussi une force. L’antispécisme doit apparaître comme un mouvement qui ouvre des domaines de réflexion où d’autres ne peuvent se permettre de s’aventurer. Nous n’avons pas toutes les réponses, mais nous osons poser les questions, celles que l’éthique dominante parvient à éviter et à interdire par l’invocation répétée du caractère sacré de la vie et de la personne humaines. Le seul fait de nous demander à quel moment un fœtus (humain) devient sensible ou quelle valeur peut avoir (pour l’être humain concerné) une vie qui sera courte et malheureuse, et bien d’autres questions encore, est perçu comme scandaleux, parce que cela revient à «traiter l’être humain comme un animal». On euthanasie les chiens et les vaches, il ne peut donc en être question pour les humains.

J’aimerais penser que le mouvement antispéciste sera capable au contraire d’être porteur d’une réflexion sans tabous sur ces questions. Parce que nous seuls pouvons dire: «oui, nous voulons traiter les humains comme des animaux», car pour nous seuls, traiter un être «comme un animal» ne veut pas dire le mépriser et le traiter mal. Cela veut dire le traiter comme ce qu’il est, un animal, un être sensible, un être dont la vie, le bonheur et le malheur sont les choses les plus importantes du monde, sont les seules choses importantes au monde.

Le dossier «sensibilité»

C’est dans cet esprit que dans ce numéro 23 nous avons choisi d’aborder le thème de la

sensibilité

. Il s’agit d’une question centrale pour notre lutte. C’est parce que les animaux sont sensibles – c’est-à-dire capables de ressentir ce qui leur arrive, de souffrir ou de jouir de la vie – que nous nous opposons à leur oppression. S’ils étaient au contraire insensibles comme les cailloux, inconscients de ce qui leur arrive, la préoccupation éthique pour leur sort n’aurait pas de sens.

Il serait commode de pouvoir affirmer qu’il a été «démontré scientifiquement» que, par exemple, les vaches et les poissons sont sensibles et que les plantes ne le sont pas. Je pense personnellement que ces affirmations sont, de fait, vraies; mais qu’il importe aussi de comprendre que la science d’aujourd’hui ne les

démontre

pas – pas plus qu’elle ne démontre la sensibilité des êtres humains. De fait, la sensibilité ne possède aujourd’hui aucun statut qui jouisse de l’adhésion convaincue d’une grande part des scientifiques. Beaucoup oscillent entre une dénégation de l’existence même de la sensibilité en tant que réalité, et sa redéfinition comme simple rouage de fonctionnalités biologiques. C’est ce qui ressort en particulier du tour d’horizon que fait Estiva Reus dans «Lectures de pensée animale».

Nous pensons que cette situation a des implications profondes y compris dans notre lutte quotidienne. C’est fondamentalement ce flou qui permet l’objection du «cri de la carotte»: car après tout les carottes vivent autant que les lapins, et puisque la science est muette sur la définition de la sensibilité, qu’est-ce qui nous interdit d’imaginer qu’elles sont aussi sensibles qu’eux? On invoquera la «communication» constatée entre certaines plantes pour «démontrer» qu’elles aussi peuvent souffir et désirent vivre, ce qui rendrait (dit-on) vain notre refus de manger les animaux.

D’autres, par exemple dans les laboratoires de l’INRA (Institut National de la Recherche Agronomique), voulant faire plaisir aux éleveurs, profitent de l’absence de statut scientifique de la sensibilité pour déclarer qu’elle n’existe pas, ou qu’elle s’identifie en fait à la simple santé, elle-même identifiée opportunément à la vitesse d’engraissement!

La mauvaise foi est souvent évidente dans les discours qui tentent de justifier l’oppression des animaux sur cette base. Il n’en reste pas moins que ces attitudes profitent d’un vide, et qu’il importe de reconnaître ce vide et de commencer à essayer de le combler, au moins en partie, avec des arguments fondés, même si ceux-ci ne sont pas aussi certains qu’on le souhaiterait.

 

J’ai personnellement la conviction que la sensibilité ne peut être comprise, ni même conçue, dans le cadre de la physique actuelle. J’ai voulu développer ce point de vue dans un long article, «Le subjectif est objectif». Mes thèses par plusieurs aspects sont en contradiction avec l’orthodoxie de la physique et de la philosophie contemporaines. Je voudrais qu’on les prenne pour ce qu’elles sont: une réflexion personnelle, de nature exploratoire; ni l’équipe des

Cahiers

ni moi-même n’avons la prétention d’y voir une quelconque «orthodoxie» de l’antispécisme. On peut très bien être antispéciste tout en adoptant un point de vue très différent, voire opposé; en croyant par exemple en la possibilité d’une «intelligence artificielle» de nature algorithmique. Il me semble important de dire cela, parce que le mouvement antispéciste est déjà marqué comme pensée marginale, et qu’il importe de ne pas le percevoir comme dépendant d’autres thèses elles-même marginales en particulier dans le domaine de la physique.

Cela ne m’empêche pas croire mes thèses fondées pour l’essentiel, et d’espérer en convaincre un certain nombre de lecteurs. Par ailleurs, je pense que le mouvement antispéciste en général a tout intérêt au moins à prendre conscience de la fragilité des thèses adverses lorsque celles-ci, au nom de la science, prétendent

savoir

que les animaux ne sont pas sensibles, ou qu’ils sont heureux de ce qui leur est fait dans les élevages et les abattoirs, ou qu’à l’inverse toute vie, plantes et microbes compris, est sensible. Si mes thèses ne sont pas orthodoxes, l’orthodoxie elle-même, tant en physique que dans le domaine de la philosophie, possède des trous béants face à la question de la sensibilité. Nous devons faire comprendre au public que les affirmations des scientifiques de l’INRA sur la (non-)souffrance des animaux d’élevage ne traduisent pas la science mais des intérêts économiques et idéologiques.

 

Voici quelques mots sur chacun des article qui composent ce dossier «sensibilité».

Dans «Lectures de pensée animale», Estiva Reus passe en revue les écrits de plusieurs auteurs qui ont abordé cette question. Certains apportent une mine d’informations sur la richesse des comportements des animaux non humains et des capacités de pensée dont ceux-ci témoignent. Dominique Lestel en particulier développe la question de la culture dans les sociétés non humaines. Estiva aborde aussi des auteurs qui se sont penchés sur les fondements théoriques de la question de la sensibilité, notamment Joëlle Proust, Thomas Nagel et John Searle. Elle examine le point de vue fonctionnaliste de la première et conclut à son insuffisance à fonder une conception de la sensibilité, sauf à redéfinir opportunément ce terme. John Searle quant à lui cherche à concilier la conception habituelle que nous avons de la sensibilité – comme le fait de ressentir les choses – avec un point de vue matérialiste traditionnel; Estiva note que cela semble conduire à une position absurde, selon laquelle la sensibilité résulterait du fonctionnement de la matière, mais n’aurait aucune prise sur celui-ci («épiphénoménisme»).

«Les connaissances scientifiques actuelles

, estime-t-elle en conclusion,

plaident en faveur de la reconnaissance d’une sensibilité et d’une pensée animales. Les arguments avancés par ceux qui persistent à en contester l’existence ne résistent pas à la critique. Et cependant, il semble que le sol se dérobe lorsqu’on tente de « caser » convenablement la subjectivité dans l’ensemble de notre vision du monde. Que l’on en sorte à la fois rassuré et inquiet n’est pas une mauvaise chose. Mieux vaut avancer dans le doute qu’armé de fausses certitudes. De vraies certitudes feraient encore mieux l’affaire, mais je n’ai pas cela en rayon.»

Dans «Le cerveau, l’antispécisme et le neurobiologiste», Sébastien Arsac aborde la question de la conscience, et en particulier de l’émotion, à travers les ouvrages du neurobiologiste américain Antonio Damasio. Celui-ci définit une notion de «conscience-noyau» qui se distingue d’une pure «réactivité», même complexe, de l’organisme (régulation de la température, réactions immunitaires…), tout en étant possédée par un grand nombre d’animaux et dépendant de centres cérébraux très anciens dans l’évolution.

«Tous les vertébrés – veaux, vaches, cochons, poules, poulets, poissons… – possèdent les structures cérébrales évoquées par Damasio sur lesquelles repose la conscience.»

Damasio n’est pas antispéciste, et il ne déroge pas à la règle selon laquelle quand on attribue une conscience aux non-humains, on doive absolument faire apparaître celle-ci comme une pâle copie de la vraie conscience, celle des humains. On peut cependant dire que chez lui, cette différence s’amoindrit; la «conscience étendue» qu’il attribue aux seuls humains apparaît comme une cerise sur le gâteau, l’essentiel étant la «conscience-noyau» que nous partageons avec bien d’autres animaux. Il y aurait certainement beaucoup à dire sur cette tendance systématique de la pensée dominante à refuser d’envisager la sensibilité comme un fait en soi, et à vouloir la démanteler en trente-six composantes, du type conscience de soi, pensée, intelligence, conscience dans le temps, voire âme, de manière à toujours pouvoir trouver qu’aux non-humains manque l’essentiel; alors que tout nous indique au contraire que nous partageons avec les non-humains l’essentiel, qui est le fait de ressentir les choses, de pouvoir souffrir et jouir, de devoir réfléchir et choisir. Dans ce domaine, l’antispécisme, en désignant ce fait commun sous le terme de «sensibilité», permet une salutaire clarification.

Dans «Le subjectif est objectif» je développe, comme indiqué plus haut, mon point de vue personnel, qui est que la sensibilité doit être considérée comme une réalité à part entière; et que la science dans sa conception traditionnelle (laplacienne) est structurellement incapable de lui reconnaître un tel statut. Je note par ailleurs le fait que la science actuelle est, contrairement à l’image qu’en a le public, en crise profonde quant à ses fondements, au moins depuis l’avénement de la mécanique quantique. Refusant tant le point de vue fonctionnaliste-holiste qui voudrait que la sensibilité «émerge» de la complexité, que le point de vue mystique qui en fait un objet inexplicable et extérieur au monde matériel, j’en appelle à une prise au sérieux de la sensibilité en tant qu’objet dont la science

devra

pouvoir rendre compte, même si c’est au prix de bouleversements profonds. En attendant, ces considérations me semblent pouvoir fonder la pertinence pratique d’un certain nombre de critères de sensibilité, telles l’intelligence – la capacité à comprendre les situations, et pas seulement à y répondre «mécaniquement» – et la capacité d’agir.

Si la question d’une sensibilité éventuelle des plantes peut sembler purement théorique, celle de la sensibilité ou non-sensibilité des insectes et autres «animaux inférieurs» est potentiellement d’une immense portée pratique. Il y aurait environ un milliard de milliards d’insectes vivants à chaque instant; les humains les tuent en masse, même sans y penser, et même quand ils sont végétariens par les pesticides (synthétiques ou biologiques) utilisés dans l’agriculture, pesticides dont on peut imaginer qu’il les font gravement souffrir. Malheureusement, dans ce domaine nous manquons de certitudes. Les

Cahiers

présentent un article – «Les insectes ressentent-ils la douleur?» organisé récemment par la LFDA et qui se penche sur le statut éthique des invertébrés.

Enfin, dans ce dossier, Anne Renon rend compte de l’ouvrage de J.M. Masson et S. McCarthy,

Quand les éléphants pleurent

. Outre une réflexion sur notre habitude à écarter toute attribution de sentiments aux non-humains sous couvert de refus de l’anthropomorphisme, cet ouvrage nous donne un aperçu de la profondeur et la richesse de la vie émotionnelle des non-humains.

Autres textes

En dehors du dossier «sensibilité», ce numéro des

Cahiers

présente:

«J’ouvris les yeux, il faisait jour», poème de Corinne et Jean-Pierre.

«Sur les caillebotis a poussé l’herbe verte, qu’elle est douce à mes pieds meurtris!»

«Poutin et Poutot».

Dans «Survivre en milieu hostile», la regrettée Alias rend compte avec a-propos et humour notamment du

Végétarien sans peine

de G. Bertaud.

Sébastien Arsac rend compte aussi de la sortie en français du

Projet Grands singes

, ouvrage et manifeste destiné à briser la frontière morale d’espèce en étendant la «communauté des égaux» au-delà des limites de l’espèce humaine.

Anne Renon rend compte aussi de l’ouvrage classique du philosophe antique Plutarque,

Manger la chair

, sorti récemment en une traduction française préfacée d’un auteur qui, sans aucun argument et contre toute vraisemblance, décide que Plutarque n’était certainement pas végétarien!

Les

Cahiers

ont également traduit un court texte de Virgil Butler, «Dans le crâne d’un tueur» à ce sujet l’existence d’une campagne de l’association PETA contre la chaîne de poulet frit KFC qui commence à s’implanter en France.

Yves Bonnardel nous fait un compte-rendu de l’édition récente d’un texte anarchiste du XIXe siècle contre la corrida – à une époque où il était encore plus malséant qu’aujourd’hui de se soucier de l’oppression des non-humains.

Estiva Reus, quant à elle, rend compte de la publication récente en français de

La Nature

de John Stuart Mill, et réfléchit à la persistence que l’on constate encore aujourd’hui d’une référence à la nature comme modèle de comportement éthique, alors même que depuis longtemps, et en particulier par Mill, il a été montré que cette notion est vide de sens.

Enfin, Estiva rend compte d’un ouvrage de Gary Francione, professeur de droit américain et militant pour les droits des animaux. Elle discute de sa thèse, qui est que le mal central réside dans le fait que les animaux non humains ont le statut juridique de propriété. Elle aborde aussi, de manière critique, l’attitude de Francione envers d’autres courants antispécistes, courants que Francione appelle «welfarist» («pour le bien-être») et qu’il identifie, grosso modo, à l’utilitarisme de Peter Singer et à l’organisation PETA.

Les

Cahiers

pensent revenir longuement sur ce dernier débat dans ses prochains numéros.