Plus sérieusement, nous nous rendons vulnérables les un-e-s les autres. Les photographes dans les manifestations seront bientôt plus nombreux que les manifestant-e-s, i.e. celles et ceux qui sont prêt-e-s à passer à l’action. C’est quelque chose contre lequel nous devons prendre position. Les caméras sont un outil de surveillance, et que ce soient nous ou l’ennemi qui les brandissent, nous participons à notre propre surveillance. Les groupes et individus qui cherchent à être dans la photo qui buzze, qui aiment la publicité, doivent reconnaître le fait qu’illes peuvent rendre tout le monde vulnérable à la répression et moins efficace. Un groupe qui prend la pose pour les photos, c’est une publicisation indésirable sur Twitter pour les 100 personnes qui les entourent.

Il n’est pas question des désirs de la minorité qui dictent la sécurité de la majorité ; c’est la question de la politisation de ces désirs. Une manifestation est une attaque, ou au moins, la menace d’une attaque. Considérant que c’est une démonstration de notre force, nous devons considérer sérieusement : qu’est-ce qui nous rend moins fort-e-s, moins efficaces, qu’est-ce qui rend le collectif-en-mouvement moins puissant et davantage en danger ? Et on en arrive aux caméras, qui sont le prolongement des techniques de surveillance.

S’arrêter pour prendre la pose lorsque tu fais partie d’un gros groupe fait prendre à tout le monde des risques, risque de séparer celleux avec qui tu marches de la sécurité du nombre, et risque de soumettre tout le monde derrière toi au regard pénétrant de l’objectif du journaliste. Ce n’est pas seulement soumettre les autres à ton désir de promotion ou à tes 15 minutes de gloire pour tes actions (une position idéologique dont il ne faudrait pas présumer que tous les membres d’un groupe la partagent), mais cela peut aussi faire que des gens prêt-e-s à faire des choses intéressantes se sentent hésitant-e-s, après avoir passé une heure où chacun de leur pas, mouvement de drapeau, et expression, étaient enregistrés et disséminés par la horde innombrable de ces parasites porteurs-de-caméras.

La promotion est un des problèmes. Si nous sommes dans la rue nous sommes en public ; nous sommes surveillé-e-s. Nous ne pouvons pas éviter ça. Ce que nous pouvons contrôler c’est la visibilité intelligible. On se cagoule pour devenir opaques, pour éluder l’intelligibilité. Être photographié contre notre volonté est une attaque directe contre nos tentatives de dissimulation et devrait être traité comme tel. Les caméras sont des outils de l’état policier et des formes de contrôle de la domination que notre présence dans la rue vise à démanteler.

Les photos lors des actions nous affaiblissent et affaiblissent en conséquence notre capacité à agir. Ce n’est pas de la paranoïa ; c’est un fait. Pour chaque photo de la police, il y en a dix autres plus incriminantes sur Twitter. Pour chaque observation officielle, chaque caméra de surveillance pointée dans notre direction, nous nous faisons l’injustice d’autoriser à ce qu’on soit enregistré, diffusé, documenté par nos pairs, au nom de la liberté d’expression ou de l’impartialité journalistique, du droit ou quoi que ce soit d’autre. Et cela doit cesser.

Ce n’est pas un jeu innocent où tu te tagues sur Facebook et admires à quel point tu as l’air rebelle. La réalité, c’est que des gens risquent du temps de prison à cause de tweets débiles. L’autre réalité, c’est que parfois ce n’est pas juste de la bêtise. Il y a des journalistes dans les manifestations qui ne sont pas juste en train d’enregistrer leur bout de riot porn pour exciter les lecteurs de Vice. Quelques photographes essaient explicitement de capter les visages, essaient de te choper dans l’action. Ces gens sont des ordures et ne devraient pas être protégées simplement à cause de la croyance que les journalistes ont une quelconque forme d’impartialité, un quelconque droit qui serait au-dessus de nos désirs de nous protéger.

Notre préoccupation ne concerne pas le prétendu droit de prendre des photos dans l’espace public. On pourrait difficilement se foutre plus de cette défense ennuyeuse que les photographes sortent quand ils sont critiqués. Notre question n’est pas : quels sont vos droits en public ? Mais plutôt : où vous situez vous lorsqu’on en vient à la lutte sociale ? Comment faites-vous pour prolonger la révolte ? Autrement dit, les journalistes n’ont aucun droit politique à un «spectacle». Ils ont la possibilité de participer à un moment de révolte et ils renoncent à cette capacité en consignant les événements sur une mémoire numérique plutôt que de les projeter dans une possibilité future. Bien que la preuve photographique ait été utile par le passé, nous maintenons qu’en priorisant la documentation, dans l’ignorance ou l’indifference de ses effets sur une action, les journalistes ne sont pas des camarades aujourd’hui.

Les spectateurs n’agissent pas. Maintes et maintes fois, les photographes inhibent en réalité le déferlement d’événements en se plaçant juste en face d’une action, en se précipitant vers l’avant, en bloquant le passage lorsque tu vas soutenir tes potes, et en enregistrant tes tentatives de le faire. Les yeux sans corps ne bougent pas, mais il peuvent faire progresser les ennemis. Quand tu prends une photo à une manifestation avant qu’il ne se passe la moindre chose, si quelque chose se passe, la police peut utiliser cette photo pour monter une histoire et construire des identités. Tu pourrais mettre en avant quelqu’un impliqué dans quelque chose qui ne s’est pas encore produit, souligner cette preuve cruciale que la police utilisera pour consolider leur dossier contre nous. Inhiber nos possibilités et limiter notre potentiel n’est pas quelque chose que nous devrions accepter simplement.

Il est temps de riposter. Ceci est un appel pour tou-te-s à se soulever face à ceux qui mettent nos vies en danger. Les gens qui prennent des photos et les mettent en ligne, sans flouter les visages ou recadrer les choses identifiables, nous mettent en danger et nous ne devrions pas être complaisants. Dans d’autres pays avec des mouvements plus forts, la complaisance n’est pas si dominante ; les gens fracassent souvent des caméras qu’illes voient se braquer vers leurs ami-e-s et les enregistrer délibérément. Illes détruisent des caméras parce qu’illes reconnaissent que ces instruments peuvent mener à des arrestations et les arrestations peuvent ruiner des vies et détruire un mouvement. Pourquoi tolérer un instrument qui supporte et renforce l’oppression qu’on subit ? La surveillance dont on fait l’objet ? Nous devrions apprendre de nos ami-e-s à travers l’Europe, qui sont tellement plus adeptes de la rébellion que nous le sommes, et tellement moins complaisants [le texte a été initialement publié sur rabble.org.uk, un site d’amateurs et d’amatrices du désordre londonien, NdT].

Ceci étant dit, nous ne sommes pas des luddites. Au contraire, nous aimons voir une belle photo et nous ne pouvons nier les qualités séductives des images dans l’ère du spectacle. Il y a des raisons pour lesquelles nous appelons ça du riot porn. Nous avons même imprimé et encadré les souvenirs que nous préférons. Nous reconnaissons l’importance de documenter certaines luttes, de répandre le message, de le partager avec nos ami-e-s à l’étranger, d’aider à allumer le feu de la rébellion. Les photos touchent nos ennemis, mais nous touche aussi. Ce n’est pas une critique des caméras en tant que telles, mais d’un usage particulier et dominant :

«Les armes en tant qu’objets inertes n’existent pas. Ce qui existe ce sont les armes en action, c’est-à-dire qui sont utilisées (ou en attente de l’être) dans une perspective donnée… Derrière ces choses il y a toujours l’individu, l’individu qui agit, plannifie, utilise des moyens pour atteindre une fin» (Alfredo Bonanno, Le refus des armes)

Nous avons des ami-e-s en qui nous faisons confiance pour prendre de bonnes photos, mais le mot-clé ici est «confiance». Nous les considérons comme faisant partie de nos luttes et pensons à eux comme des partisans et des complices dans la guerre sociale. Considérant que tu veux participer à la lutte sociale comme un-e ami-e et que tu t’es dédié-e à la caméra, voici quelques instructions que nous proposons :

1. Contrairement à ce que beaucoup de conseils de photographes-de-manif te diront, ne te rapproche pas.

2. S’il y a des visages dans ta photo, floute-les. Une simple spirale dans Photoshop, ça le fait pas. Nous parlons de brouillage suffisamment efficace pour que la police ne puisse pas inverser le processus.

3. S’il y a des vêtements reconnaissables ou identifiants, floute-les.

4. Si certaines identités persistent (une peau noire dans une manif de «blancs», les quelques personnes non-valides dans une manif à majorité valide, etc.), supprime la photo.

5. Si tu choisis de participer comme spectateur, alors comprend que ta participation est secondaire à celle de celles et ceux qui sont activement engagé-e-s dans le moment de révolte. Cela signifie que tu devrais rester en retrait, même si ça signifie rater la photo du jour.

6. Si possible – et ça l’est la plupart du temps – demande le consentement ou indique que tu prends une photo de façon à ce que nous ayons la possibilité de bouger ou de refuser. Oui, on comprend. On est dans un espace public et tu n’es pas obligé de demander, mais réalise qu’omettre de demander nous rend suspicieux de tes motivations, et nous donnes des raisons supplémentaires de faire valoir notre capacité d’opacité.

7. Ta caméra est une arme. Le tir ami n’est pas acceptable.

8. Tu es un partisan dans la guerre sociale. Implique-toi dans les luttes que tu choisis de documenter. Devraient-elles être documentées ? Dans ce cas, de quelle façon devraient-elles être documentées pour propager leurs capacités ? Deviens un-e camarade et gagne la confiance des gens autour de toi. Exceptés les activistes professionnels, pour la plupart d’entre nous, ce n’est pas une carrière.

9. Photographie la police.

10. Déduis d’autres instructions de l’analyse plus haut.

Jusqu’à ce que la discussion sur la «photo en manifestation» se propage, jusqu’à ce que des instructions comme celles-ci deviennent plus fréquentes, jusqu’à ce que le fardeau soit porté par les photographes et pas par les participants actifs, jusque là…

Ceci est un appel pour que les gens fracassent les caméras. Maintes et maintes fois on nous enlève nos ami-e-s parce que quelqu’un a choisi d’avoir son petit moment de gloire, le chatouillement de voir sa photo de nos putains de visages dans les pages de Vice, l’Evening Standard, le Guardian. Ils choisissent cela plutôt que de se tenir aux côtés de leurs ami-e-s et complices et se battre contre l’État de surveillance qui nous contrôle tou-te-s. Peut-être que le problème vient de notre côté ; peut-être qu’ils pensent qu’ils propagent le mot, qu’ils propagent la révolte. Ça n’a pas d’importance. Pour le moment, tout ce qu’ils font, c’est contribuer à un climat d’inaction, de peur de l’action, c’est répandre l’information que celles et ceux qui cherchent à nous abattre utiliseront contre nous. La prochaine fois que tu vois quelqu’un-e braquant son objectif sur le visage de quelqu’un-e, devenir trop collant et personnel, bloquant ton passage pour soutenir tes potes, de façon à ce qu’ils aient le meilleur angle de vue, nous te demandons de ne pas rester les bras croisés.

Riposte. Protège tes potes. #défoncedescaméras

====================

[Quelques semaines après l’article ci-dessus paru sur rabble.org.uk, on pouvait lire l’article suivant, NdT]

Il y a un moment nous avons publié un article, reçu anonymement, titré «En défense du fracassage de caméras». L’auto-proclamé «National Union of Journalists» (NUJ) [l’équivalent en gros des salopards du Syndicat National des Journalistes, NdT], n’a pas aimé cet article, et nous a envoyé la réponse suivante :

Le comité des photographes du NUJ a répondu à un commentaire en ligne enjoignant les gens à fracasser des caméras de média :

« Le NUJ est consterné par le récent article publié sur un site autoproclamé anarchiste qui prône la destruction de caméras utilisées pour filmer ou photographier des manifestations, si de telles prises d’images ne conviennent pas aux manifestants, ou si les preneurs d’images ne sont pas des « partisans ou des complices dans la guerre sociale ».

La suggestion de détruire les caméras de ceux qui sont là en tant que média est une incitation à la violence et est condamnée par le NUJ.

Notre travail est d’enregistrer les événements. Le NUJ condamne toute violence contre les média, quelle que soit la raison et quelle que soit la provenance.

Commentaire de Rabble :

Si nous nous défendons de ceux qui à la fois parasite notre résistance et peuvent nous envoyer en taule pour ça, nous sommes étiquettés violents. La «violence» est à la fois un argument de vente pour les médias adorateurs du spectacle, et le joker qu’ils utilisent pour délégitimer la résistance.

Dans cette société, les journalistes pensent qu’ils ont le droit de prendre et publier toutes les photos qu’ils veulent, sans se soucier du consentement, indifférents aux conséquences. Peu de journalistes se soucient de si leurs photos ou vidéos deviennent des preuves incriminantes utiliser pour bousiller la vie des gens lorsqu’illes sont séparé-e-s de leurs proches et torturé-e-s psychologiquement dans ces trous infernaux appelés prisons.

Mais non, comme la police, les photographes ne sont certainement pas violents, ils «font seulement leur travail». La violence est ce que font les fauteurs de trouble (les pauvres, les noirs, les gens qui n’ont aucun respect pour l’autorité, etc.)
La prison, bien sûr, ce n’est pas de la violence : c’est un chatîment mérité appliqué par des autorités légitimes, et nécessaire au fonctionnement de la société. Si vous n’avez rien fait de mal, vous n’avez rien à cacher, n’est-ce pas ?

Ainsi, les représentants des journalistes sont furieux à propos des dommages causés aux caméras. Mais ils ne daignent pas remarquer les dégâts causés par la prison, ou envisager qu’ils puissent contribuer à ça en tant que collecteurs de preuves pour la police.

Comme nous avons compris l’article, ce n’était pas un appel à attaquer les gens qui prennent des photos de manière responsable et respectueuse, mais il se référait à la nécessité de se protéger contre ces connards dangereux et arrogants qui n’ont rien à foutre de rien en dehors de leurs égos et de leur carrière.

****

 

NdT: Cet article, qui a plutôt tourné sur les médias anarchistes anglophones à l’étranger, me paraît être une intéressante contribution à un débat également engagé en France depuis le début du mouvement contre la loi Travail (quelques liens plus bas), sur internet mais aussi dans la rue à propos de la prise de photos et de vidéos de personnes réalisant des actions directes. La rapacité des journalistes et free-lance s’accroît, il est temps de s’organiser pour les empêcher de nuire. Par l’obstruction, par le dialogue, comme par la peinture en spray, les brises-vitre, les massettes ou plus simplement le vol ou la projection au sol. Heureusement, quelques habitudes commencent à se prendre…

Ce texte est critiquable sur plusieurs points (notamment la partie sur les règles à suivre pour être un parfait militant-journaliste, flouter n’est pas suffisant ; la police peut arrêter et récupérer des photos dans les appareils au moment d’une manif, action, etc ; la règle à suivre s’il fallait en poser une serait au minimum «on ne prend pas de photo de gens qui font des choses répréhensibles, pas d’exception».) mais sa traduction visait également à inscrire ce débat dans une perspective transnationale. Il se trouve que des gens d’à peu près tous les pays commencent à se dire «mais que viennent faire tous ces zombies qui passent toute leur manifestation à travers leur objectif ?». Et on ne parle même pas encore de Periscope…

http://www.non-fides.fr/?Encore-une-bonne-raison-de-degager-les-journaflics
Le lit des journalistes