Dans ce petit monde, il y a ceux qui assument fièrement l’appellation, et il y a ceux qui détestent le mot sans que cela ne les empêche d’en reproduire l’éventail de symptômes. Parmi les premiers, les plus fameux sont les variantes les plus autoritaires du marxisme, dans lesquelles le Parti joue le rôle de l’avant-garde du « peuple » ; léninisme, maoïsme, stalinisme, trotskisme, sous-branches inclues. Nul besoin d’empreinter ces chemins, nous pouvons imaginer que les lecteurs de ce journal ne recherchent plus depuis longtemps une quelconque critique des diverses formes de totalitarismes de confession marxiste, ne nous éparpillons donc pas en gaspillages.

Comme nous le disions, il y a ceux qui détestent le mot, qui le haïssent même, et qui le font savoir de façon tonitruante en insultant toutes les formes de luttes anti-institutionnelles de ce mot-clé de tout processus de discrédit gauchiste qui se respecte : « avant-gardiste ! ». Selon ces penseurs ratés de la Stratégie, et cela se ressent dans chaque intervention allant dans ce sens, on ne peut pas séparer cette insulte de la gestion des contextes. Le contexte… une arme de choix pour désarmer les colères, un extincteur parfait pour éteindre les feux de la révolte. Expliquons-nous.

« Qui se sait profond tend vers la clarté ; qui veut le paraître vers l’obscurité ; car la foule tient pour profond tout ce dont elle ne peut voir le fond. »

La pensée stratégique du contexte est un sacerdoce parce qu’elle permet à peu prés toutes les manipulations rhétoriques et moralisatrices pour culpabiliser tout ce qui attaque, tout ce qui ne veux pas/plus attendre les différents paradis promis par les révolutionnaires. On se retrouve alors dans un processus systématique de condamnation de l’action directe sous des prétextes divers, qui toujours en reviennent à cette accusation d’avant-gardisme. Le contexte n’est pas encore favorable à une insurrection ; les masses ne sont pas encore prêtes à comprendre ce type d’attaque ; ces attaques discréditent le mouvement révolutionnaire auprès du « peuple » ; ces attaques sont commises au nom et à la place du « peuple » ; ces actions étant des actions plus ou moins individuelles, elles ne reflètent pas la volonté collective… et autres joyaux de la couronne populiste.

Tout d’abord, ces remarques reflètent une extériorité palpable à ceux que les pourfendeurs de l’avant-gardisme appellent « le peuple », « les masses », « les prolétaires » ou « les exploités ». Prétendre pouvoir dire ce que veulent les milliers de millions de gens qui nous entourent, ces masses informes et imaginaires, c’est s’en retirer un instant pour « analyser », sonder. Les politiciens en cravate appellent cela sonder l’opinion publique.
A ceux, donc, qui affirment régulièrement que tel sabotage, tel incendie, tel coup de masse est effectué à la place du prolétariat, nous posons la question : Qui sont les avant-gardistes ?

Les avant-gardistes sont-ils ceux qui ne réussissent et/ou ne veulent pas faire taire leurs révoltes, qui passent à l’acte en attaquant ce qui les opprime directement ? Sont-ils ceux qui ne se soucient plus de l’avis des autres sur leur propre volonté de rendre des coups ? Sont-ils ceux qui, en décidant de refuser la démocratie ont fait le choix de s’affranchir de la tyrannie de la majorité et de sa fantasmatique opinion ?

Ceux-là sont justement ceux qui ont décidé de s’affranchir des diverses temporisations tactiques et stratégiques, de s’émanciper des logiques de contexte. Ceux qui ne s’expriment ni en-dehors, ni en-dedans de la société, ni en extériorité, ni en intériorité, mais eux-mêmes en tant qu’individus, par et pour eux-mêmes, ce qui n’empêche en rien de vouloir que l’attaque se diffuse plus largement, au contraire, car il s’agit là aussi de gagner plus de liberté. Ceux qui attaquent à l’aune d’une éthique antiautoritaire ne se soucient pas, à vrai dire, de ce qu’en pense l’opinion publique et majoritaire. Le prisonnier qui, pour s’en sortir, prend en otage un maton, ne se pose pas la question de savoir si l’opinion publique sera favorable à une telle action, ce qui lui tient à cœur à ce moment là, qu’il soit par ailleurs révolutionnaire ou non, c’est souvent de sauver sa peau, mais cela peut aussi être tout simplement de faire la peau à ceux qui l’en empêchent et qui nous enferment et nous tuent.
La vengeance est affranchie de toute contextualisation politique, et le désir de liberté encore plus. Quel avant-gardisme peut-il donc y avoir lorsqu’il ne s’agit que d’assouvir individuellement des pulsions de liberté ? Est-il donc si difficile de rester sérieux un instant ?

Lorsque le sol craque violemment sous nos pieds, se déplacer est un réflexe, lorsque la domination nous enchaîne, c’est de briser nos chaînes qui devient un réflexe. Or, briser nos chaines ne nous protège en rien des mécanismes de domination – et des individus qui les perpétuent – qui souhaiterons nous renchaîner par la suite. L’attaque est le réflexe du dominé qui sait sa liberté violée et qui ne l’accepte pas. La condamnation de l’attaque elle, est le réflexe pavlovien du stratège révolutionnariste.

Désirer sans agir, c’est engendrer la peste, disait William Blake.

Celui qui prétend pouvoir affirmer ce que veulent les exploités, quand et comment, qui se place donc en extériorité et qui propose sans cesse un programme politique pour les « conscientiser » n’est-il pas la partie d’une armée qui marche la première, qui ouvre pour explorer et assurer le terrain comme l’avant-garde militaire ? N’est-il pas une minorité supérieure aux majorités diverses comme l’avant-garde politique ? N’est-il pas, comme les divers Partis Communistes dont nous parlions plus tôt, dans une dynamique de représentation des exploités ?

Si nous avions vraiment voulu rester sérieux, nous aurions répondu à ces questions cent ans plus tôt.

Alors, qui sont les avant-gardistes ?

[Texte extrait de Guerre au Paradis N°1, mars 2010.]