Ce vendredi 11 décembre 2015, le Conseil d’Etat a renvoyé une QPC au Conseil constitutionnel afin que soit appréciée la constitutionnalité d’une disposition de la loi du 20 novembre 2015 modifiant la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence (v. l’article Michel Deléan).

Le quotidien Le Monde a présenté ce renvoi comme un « sérieux revers pour Manuel Valls ». Sans doute, dans une phrase calamiteuse pour qui enseigne ou pratique le droit, le Premier ministre avait considéré, au cours des brefs débats préalables à l’adoption de la loi du 20 novembre 2015, qu’il ne fallait pas faire de « juridisme », qu’il fallait « avancer », et par conséquent que les parlementaires ne devaient pas saisir le Conseil constitutionnel préalablement à la promulgation de la loi, alors même que la loi du 3 avril 1955 modifiée présenterait des « fragilités » constitutionnelles.

En réalité, la décision du Conseil d’Etat n’est en rien un revers pour le Premier ministre. Celui-ci souhaitait que la loi du 3 avril 1955 modifiée puisse continuer à être appliquée au délai de la période initiale de 12 jours fixée par le décret du 13 novembre 2015 proclamant l’état d’urgence. Si le Conseil constitutionnel avait été saisi à titre préventif, avant la promulgation de la loi, sur le fondement de l’article 61 de la Constitution, il n’aurait pas été possible de continuer prolonger par voie législative l’état d’urgence « nouvelle mouture » tant que la décision du Conseil n’aurait pas été rendue – la loi du 3 avril 1955 sans mise à jour est clairement inconstitututionnelle, en tant qu’elle laissait une marge trop importante à l’exécutif dans sa mise en oeuvre (c’est ce que l’on appelle « l’incompétence négative » du législateur). En revanche, une fois la loi promulguée, la saisine du Conseil constitutionnel sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution relatif à la QPC ne fait pas obstacle à ce que l’état d’urgence soit toujours en vigueur et que des mesures administratives en tout genre (perquisitions, assignations, dissolution d’associations, interdictions de manifester…) soient prises au titre de cet état d’urgence.

Cela étant, la décision du Conseil d’Etat n’est pas satisfaisante pour autant.

Sans doute, d’une part, le Conseil d’Etat décide de renvoyer au Conseil constitutionnel une question de constitutionnalité qui lui paraît « sérieuse », relative au champ d’application de la loi du 3 avril 1955 modifiée. Cette loi permet désormais au ministre de l’Intérieur de faire œuvre divinatoire en assignant à résidence et/ou à domicile une personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Non seulement cette disposition introduit une forme de prédictivité juridique comparable à celle de la si détestable (et inutile) rétention de sûreté, mais elle permet au surplus la rétention de personnes dont la « dangerosité » n’a pas de lien direct avec les motifs qui ont conduit à l’instauration de l’état d’urgence. En l’occurrence, c’est un individu éventuellement susceptible de troubler la tenue de la « COP 21 » au Bourget qui avait été assigné à résidence et à domicile par le ministre de l’Intérieur ; il n’avait, ni de près, ni de loin, aucun lien avec les attentats du 13 novembre, si ce n’est que, indique le Conseil d’Etat, la potentialité qu’il se rende au Bourget aurait conduit à la mobilisation de forces de l’ordre distraites, par la même occasion, de la nécessité de prévenir d’autres actions terroristes du même ordre que celles du 13 novembre…

Il y a fort à parier que le Conseil constitutionnel, présidé par un ancien ministre de l’Intérieur, va valider cette disposition de la loi du 20 novembre 2015, comme toutes les autres d’ailleurs, au prix éventuellement d’une interprétation qui permettra de donner un peu de « biscuit » aux défenseurs des libertés (catégorie en voie de disparition). On rappellera à cet égard que le 17 novembre 2015 le Conseil d’Etat, saisi pour avis du projet de loi réformant l’état d’urgence, n’avait rien trouvé à redire à la disposition critiquée, justifiée par « le caractère exceptionnel qui est celui des états d’urgence ». Si vraiment le Conseil constitutionnel estime que la disposition législative critiquée porte, par son imprécision, atteinte à certains droits de la personne, il est vraisemblable qu’il en validera les effets passés tout en demandant au législateur de « corriger sa copie » dans un délai qui, comme par hasard, correspondra à la fin de la période de trois mois pendant laquelle l’état d’urgence a été prorogé : les pouvoirs publics auront ainsi tout le loisir de « toiletter » à nouveau la loi du 3 avril 1955 et, du même coup, prolonger de l’état d’urgence au-delà du 26 février 2016 (ce implique une modification préalable de l’actuel article 3 de la loi du 3 avril 1955 qui, tel qu’il est rédigé, ne permet pas le renouvellement de cet état d’urgence : « La loi autorisant la prorogation au-delà de douze jours de l’état d’urgence fixe sa durée définitive »). Il n’est en tout état de cause pas possible de citer, dans la période récente, une seule décision du Conseil constitutionnel qui soit favorable aux droits et libertés individuels.

Mais d’autre part, au fond, le Conseil d’Etat n’a pas suspendu l’exécution de l’arrêté ministériel qui était contesté devant lui. La situation est donc la suivante : la disposition législative qui a servi de fondement à l’arrêté litigieux pose une question de constitutionnalité qui apparaît suffisamment sérieuse pour que soit renvoyée une QPC au Conseil constitutionnel ; pour autant, l’arrêté ne paraît pas entaché d’une violation manifeste de la liberté fondamentale d’aller et venir. Comprenne qui pourra…

De cet enchaînement, on peut subodorer que l’intervention du juge administratif est certes permise par la loi du 3 avril 1955 modifiée pour certaines des mesures d’exécution de cette loi. Mais cette intervention est de pure forme ; il faut rappeler à cet égard que, fin novembre-début décembre, les tribunaux administratifs qui avaient été saisis de référés-liberté contre des mesures d’assignation les avaient rejetés pour défaut d’urgence, et sans même entendre les personnes intéressées en audience publique (procédure dite « de tri »).

Au fond, le juge administratif ne pourra que valider les décisions ministérielles, ou tout au plus les encadrer à la marge (durée de l’assignation par ex.), comme le montre bien la décision du 11 décembre 2015 rendue par le Conseil d’Etat : le fait d’avoir participé à une action violente en août 2015, d’avoir potentiellement l’intention de protester contre la tenue de la « COP 21 », justifie qu’une personne soit contrainte de rester chez elle et de pointer trois fois par jour au commissariat pendant près de 20 jours.

Et si, demain, écrire un billet sur un site tenu par Médiapart était considéré comme un « comportement constitutif d’une menace pour la sécurité et l’ordre public » ?  Et si le simple fait de faire savoir son désaccord profond avec la politique gouvernementale menée depuis des décennies en matière de sécurité publique était également constitutif d’une telle menace, justifiant une assignation à résidence et à domicile ?

Il faut y prendre garde : nous sommes tous directement et individuellement concernés par le phénomène de Minority Report à la française dans lequel nous venons, et pour longtemps hélas, d’entrer.