Vers la fin de l’indifférence et de la déshumanisation des consciences ?

Il est souvent dit qu’on peut tout faire dire aux chiffres ; qu’avec de l’imagination et du cynisme, il est facile de prétendre tout et son contraire. Il y a pourtant des chiffres qui permettent de ne rien dire, de tout cacher. Et ce, même sans avoir recours au silence que peuvent leur accorder les médias. Tel est le cas, par exemple, de la crise actuelle que subissent les migrantEs aux portes de l’Europe. Ni les 3 000 mortEs en Méditerranée depuis le début de l’année, ni les 30 000 depuis 2000 ne peuvent rendre compte du fait que ce sont des vies humaines qui sont sacrifiées, sans raison, sur l’autel d’un système économique mondial en crise.

Ces chiffres, transformés en simples statistiques largement ignorées, permettent de faire oublier qu’il s’agit d’êtres humains qui sont concernés et de ne pas tenir compte des autres morts (avant et après le passage en mer) ni des destins brisés par des politiques criminelles. L’indifférence qui en découle a, de plus, été accompagnée par une peur irrationnelle, tout aussi fabriquée.

Depuis de nombreuses années, les pouvoirs en place ont recours au racisme et à toutes ses variantes (xénophobie, islamophobie…) afin de briser tout potentiel mouvement de résistance à la crise capitaliste et à la pauvreté que celle-ci génère. Alors que l’Europe, tout comme le reste du monde, est confrontée à une grave crise, les problématiques sociales (telles que le chômage et la répartition des richesses) brillent par leur absence dans les débats publiques. A la place, les thématiques se « droitisent » avec des mises en scène liant immigration et chômage, immigration et insécurité. Les percées électorales de l’extrême droite et la faiblesse des mouvements sociaux en sont les premières conséquences.

C’est ainsi que les médias européens présentaient les actuelles migrations vers le continent en ayant recours à un lexique anxiogène. Au lieu de parler de la détresse qui pousse des enfants, des femmes et des hommes à tout risquer, la situation est décrite avec des mots conviant beaucoup de préjugés tels que « afflux massifs », « déferlantes de migrants », « invasion »[1]… Des termes qui viennent s’ajouter aux traditionnels « clandestins » et « illégaux »…

Pourtant, ce 2 septembre une photo est venue troubler cette indifférence, ce mépris. Celle du corps sans vie d’un enfant Syrien de trois ans, Aylan Kurdi, retrouvé sur une plage turque. Alors que les petits Européens retournaient, eux, à l’école, Aylan perdit sa vie en mer avec son frère et sa mère. Bien que cet enfant ne soit ni la première ni sans doute la dernière victime innocente de cette crise, l’image a permis de mettre un visage sur les statistiques.

A travers l’Europe, un élan spontané de solidarité vit le jour depuis. Munich aurait été submergée par les dons, la mairie demandant même, le 4 septembre, de ne plus apporter de biens, les dépôts étant saturés. Le lendemain, les migrants furent chaleureusement accueillis à Francfort par la population alors que des milliers de personnes défilaient en France en solidarité avec eux… On est loin de l’indifférence générale sponsorisée par les médias et des politiques xénophobes des États, telle que la barrière que le gouvernement hongrois est en train de construire sur sa frontière avec la Serbie, nouveau rideau de fer qui émeut bien moins qu’un certain mur de Berlin du siècle passé… Un tel changement, s’il perdure dans le temps, est plutôt encourageant ; mais si l’espoir est la dernière chose que l’on perd, l’humanisme est, pour certains, la première à disparaître…

L’extrême droite aux abois

Après que la soupe lui avait été servie toutes ces années, l’extrême droite s’était en effet sentie pousser des ailes. Se sentant de plus en plus chez elle, elle est sortie davantage avec ses obscénités et sa violence. Encouragée par le traitement accordé à la crise humaine en Méditerranée, elle s’est permise d’aller encore plus loin.

Avec l’arrivée des réfugiéEs, les actes violents des fascistes à leur encontre ont explosé en Allemagne. Selon une commission du Bundestag, citée par Le Figaro, entre janvier et août 340 attaques ont été commises contre des foyers de demandeurs d’asile. Selon la même source, le responsable des renseignements intérieurs redoute l’apparition d’un terrorisme d’extrême droite à l’avenir.

Ici en France, face à la solidarité initiée par la publication de la photo du petit Aylan, la fachosphère a de nouveau ressorti ses vieilles manipulations. Le Monde en donne un rapide aperçu dans un article : entre mensonges, hiérarchisation des souffrances, images détournées et théories du complot, tout est permis pour tenter de lobotomiser les esprits.

Dans chaque cas, la stratégie demeure la même : il convient de déshumaniser les migrants et de ne leur accorder que l’image d’une agression externe prête à déferler sur l’Europe. Cette tactique, basée sur la croyance en l’inégalité des êtres humains, ne cherche qu’à briser la solidarité de classe si nécessaire aux exploités, peu importe la couleur des cieux qui les a vu naitre, et à justifier les violences à l’encontre des réfugiés. Si l’enfer c’est les autres, tous les grills du monde se justifient[2].

Face au capitalisme et à la xénophobie, pour la défense des droits fondamentaux

Alors que les réactionnaires se découvrent une soudaine sensibilité envers les pauvres « de souche » uniquement lorsqu’on parle de solidarité envers les sans-papiers, jamais pour remettre en cause les racines de la pauvreté, les antifascistes révolutionnaires doivent s’attaquer à la source de bien des maux actuels, que ce soient la souffrance des classes exploitées que la persécution des réfugiés : le capitalisme.

Contrairement à l’extrême droite, il ne s’agit pas pour nous de nous opposer à des individus mais à tout un mécanisme mondial qui maintient dans la pauvreté de plus en plus de personnes et qui les pousse au désespoir. Ce capitalisme qui exploite toujours et partout, est en marche dans les pays riches, s’attaquant aux acquis du mouvement ouvrier, imposant une austérité criminelle ; il sévit également dans les pays maintenus dans un état de pauvreté, avec la complaisance des élites locales, enferrés dans le carcan du sous-développement, continuant à offrir une main d’œuvre à bas coût (mais de moins en moins docile) aux multinationales, principalement issues du Nord.

C’est ainsi que s’expliquent les flux migratoires dans le monde, au-delà des conflits qui gangrènent l’existence humaine. Dans son but de tirer plus de profit pour une minorité mondiale, la pauvreté s’étend et dans les zones les plus fragiles, des personnes sont poussées à prendre tous les risques pour avoir une vie décente, tout simplement. Rien à voir avec les fabulations de l’extrême droite sur la recherche d’allocations et autres fameux « appels d’air ». C’est un droit inaliénable pour chaque être humain que de chercher un meilleur futur, pour soi et pour ses proches, et ce d’autant plus que la misère subie est due non seulement à la guerre, mais à un système injuste et inégalitaire.

Alors, est-ce utopique de réclamer la liberté de circulation et d’implantation des personnes ou est-ce simplement la défense de la dignité humaine ? Faisons-nous preuve d’angélisme puéril quand nous dénonçons les racines des problèmes et que nous exigeons que ce ne soient pas les vies humaines qui deviennent les variables d’ajustement du capitalisme ?

L’irrationalité se trouve dans la croyance qu’il est possible de décréter la fin des migrations, de fortifier les frontières. Les migrations sont le propre de l’êtres humain, le berceau de l’humanité n’est-il pas l’Afrique ? Les politiques xénophobes en Europe, qui accorde plus de liberté aux marchandises qu’aux gens, ne peut générer que davantage de drames à l’avenir car elle pousse à la prise de tous les risques.

Défendre le droit de libre circulation et d’installation n’est pas un devoir moral, mais une base pour toute lutte d’émancipation, partout dans le monde. Elle pose comme fondement la solidarité, l’égalité entre les gens et dénonce l’exploitation, au Nord comme au Sud. Elle remet en cause les privilèges et ouvre l’horizon des alternatives. Renversons le capitalisme, mettons en commun le destin humain de manière démocratique à l’échelle de la planète et il n’y aura plus besoin de risquer des vies pour un meilleur avenir.

Pour cela, il faut combattre. Tout comme la justice sociale, la liberté ne se quémande pas, elle ne se demande pas, elle ne se négocie pas. Elle s’impose. Aussi bien celle des autres que, son corollaire, la nôtre. Encore et toujours, le mot d’ordre reste donc : personne n’est illégal.

La Horde

  1. La palme revient sans surprise à Marine Le Pen qui n’hésite pas à comparer l’arrivée des migrants aux « invasions barbares du IVe siècle» [?]
  2. Quitte à faire référence à Sartre, le contexte actuel se prête à le citer quand il commente la fameuse phrase de Huis clos : « ‘l’enfer c’est les autres’ a été toujours mal compris. On a cru que je voulais dire par là que nos rapports avec les autres étaient toujours empoisonnés, que c’était toujours des rapports infernaux. Or, c’est tout autre chose que je veux dire. Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont, au fond, ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-mêmes. » [?]