La première fois que je suis arrivée là-bas, j’ai cru être directement tombé dans une forme d’enfer. Difficile en effet de ne pas prendre conscience de l’ampleur du désastre lorsque l’on traverse cette région. Des champs à perte de vue, sans clôtures, sans haies, des céréales, en intensif, des tracteurs immenses, des forêts d’éoliennes, quelques arbres pour faire de l’ombre sur la route, mais surtout personne. On est bien loin du bocage normand… Personne sur les routes, personne dans les rues, pas de bars ni de tabacs ni de commerces, des villages déserts. Même une très bonne agence de voyage aurait sûrement beaucoup de mal à vendre cet endroit comme une bonne destination de vacances…

Et au milieu de tout cela, ce que l’on m’a très vite décrit comme « le Mordor » : le labo de l’ANDRA. Il faut imaginer l’arrivée de nuit sur place pour comprendre. Aux alentours, le plus gros village doit faire quelque chose du genre 120 habitants et les distances pour aller dans n’importe quel endroit se comptent souvent en dizaines de km, autant dire que de nuit, les seules sources de lumière sont la Lune, et les phares de la voiture dans laquelle on se trouve. Mais quand on arrive à Bure, c’est un halo lumineux typique d’une agglomération que l’on voit surgir au-dessus des collines. Lorsque l’on se rapproche c’est un énorme complexe tout illuminé que l’on découvre, avec , sa tour d’observation, son enceinte et sa porte fortifiée. Dans cette nouvelle version de l’enfer, c’est plutôt le fer, l’acier et le béton qui priment sur la pierre, le gris sur le noir. Les gardes de cet endroit funeste pourraient être les seuls rappels que cet endroit est effectivement « humain ». Il n’est d’ailleurs pas rare dans ces moments-là , où l’on peut aussi contempler le cube sombre des archives EDF, d’avoir à jouer au fameux jeu des « réquisitions » avec ceux qui sont sortis faire le piquet1.

Bref, en clair on ne passe pas par hasard à Bure, on s’y rend. Je n’aurai jamais l’hypocrisie de raconter que cette région est un endroit chouette, où l’on va pour se reposer, profiter du paysage et se ressourcer dans un environnement accueillant.

Il faut avouer par la même qu’il est donc difficile d’effectuer ce trajet sans un certain sens du « devoir de militant antinucléaire ». En y allant on comprend même très bien pourquoi c’est ici que l’ANDRA veut faire sa poubelle nucléaire. On se demande comment on pourrait se sentir à l’aise dans cette région sans y être né. Qu’est-ce qui nous pousse donc à faire des centaines de bornes pour aller là ? Pourquoi ne pas aller aider à la ZAD comme tout le monde, faire les chantiers à Montabot, s’engager dans la lutte anti-éolienne en Aveyron ou dans tout autre lutte plus près de chez nous qui fait au moins un peu rêver ? Pourquoi y revient-on donc ? Par sens du devoir peut-être ?

J’aurai plutôt tendance à parler de sens de l’urgence, de prise en considération de certaines exigences stratégiques. Et j’y ajouterai que nous avons aussi pris goût à cette lutte, que nous avons commencé à tisser des liens, des complicités voire même des amitiés avec les gens de là-bas.

Il ne s’agira pas ici de refaire l’historique de cette lutte contre la poubelle nucléaire, pas plus que d’alimenter le débat d’experts pour savoir si oui ou non, il est judicieux de réaliser CIGEO2. Ce qui se joue à Bure, au-delà du fait qu’il s’agit encore une fois d’un GPII3, d’un projet humainement, techniquement, scientifiquement, éthiquement, moralement… scandaleux et inacceptable, c’est le renouvellement de l’industrie nucléaire française. Avec ses centrales vieillissantes dont beaucoup arrivent en fin de vie dans les 10-20 prochaines années, ce fleuron de l’économie française arrive à un tournant de son histoire, tournant envisagé et étudié depuis déjà de nombreuses années par les experts nucléocrates. D’un côté de nouveaux types de centrales sont développés avec plus ou moins de succès (EPR, ASTRID, ITER), de l’autre cette industrie se retrouve confrontée au problème inhérent à son existence : la gestion des déchets radioactifs. C’est à ceci que CIGEO se veut être une solution. C’est en étant la première dans le monde à « résoudre » la question du devenir des déjections atomiques que la France veut montrer qu’elle est digne de sa place de leader sur le marché mondial du nucléaire. C’est avec cette solution de l’enfouissement que l’État Nucléaire Français veut faire croire qu’il maîtrise toute la chaîne de la production atomique depuis l’extraction du minerai d’uranium (le fameux yellowcake) jusqu’à la gestion des déchets hautement radioactifs des centrales.

Nous n’offrons pas de solution alternative à CIGEO. Nous croyons encore qu’à la question « Que va-t-on faire de ces déchets ? », la meilleure réponse reste « Il faudrait d’abord que l’on arrête d’en produire ». En tant que composante révolutionnaire du mouvement antinucléaire, nous n’avons pas à offrir de solution dans le cadre fixé par l’Ordre républicain, celui là même qui a donné naissance à cette industrie mortifère. Nous n’attendrons pas encore quelques décennies de plus que la Science trouve une solution miracle. Nous ne proposerons rien à partir des hypothèses en vigueur.

Ce pourquoi nous considérons comme stratégique le choix de lutter à Bure n’a rien à voir avec le fait de revendiquer une meilleure gestion du nucléaire ou de la production d’énergie en général. CIGEO est en effet essentiel à l’industrie nucléaire à son stade actuel. La perspective, aussi lointaine et inatteignable paraisse-t-elle, d’empêcher CIGEO de se faire, c’est celle qui pourrait contraindre les tenants du nucléaire à faire face à cette alternative : ou se jouer complètement des réglementations environnementales, des traités internationaux etc, dans la gestion d’un immense stock de déchets ou bien en arrêter purement et simplement la production. Un potentiel arrêt complet du nucléaire donc… Si l’on en croit effectivement leur propagande, la quantité de rejets radioactifs à gérer en est à un niveau critique. Le CSM4, cette bombe environnementale à retardement, est rempli et fermé ; l’usine de La Hague commence à être pleine et la consommation de combustible par les centrales est loin de ralentir. Les solutions de stockage temporaires seraient sérieusement en train de se raréfier. Les empêcher de disposer d’une solution « permanente », c’est donc potentiellement les forcer à abandonner la production d’électricité nucléaire par impossibilité de faire face à la suraccumulation de combustible radioactif usé. Ce serait en tout cas grandement les affaiblir… Nous savons en effet pertinemment qu’ils trouveront une manière de se débarrasser de ce problème. Si des scénarios n’existent pas déjà…

L’intérêt de frapper à Bure ne limite pas qu’à cela. Dans la bataille qui s’ouvre nous devons augmenter nos forces, construire une puissance suffisante pour donner au mouvement antinucléaire un capacité de frappe encore plus importante que celle qu’il avait dans les années 1970. Lutter contre CIGEO, c’est lutter contre l’État Nucléaire, contre la République Française, ses disciples et leur modèle de gouvernement par la crise aussi bien économique qu’environnemental. CIGEO n’est qu’une extension du Vieux Monde que l’on combat, peut-être une des plus importantes étant donné qu’au niveau des enjeux, l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, le parc éolien en Aveyron, le barrage du Tarn, la ligne THT Cotentin-Maine, etc, peuvent apparaître comme des gadgets à côté de CIGEO. Mais ce combat ne commence pas à Bure, le refus global du modèle de société vers lequel nos dirigeants tentent de nous emmener s’est renforcé des expériences de lutte de ces dernières années. Pour beaucoup d’entre nous d’ailleurs, la lutte contre CIGEO ne doit pas être concentrée sur Bure, elle doit s’appuyer sur l’expérience acquise lors de la lutte anti-THT, lors des expulsions de la ZAD ou encore plus récemment lors de la mort de Rémi Fraisse ainsi que des forces qui se sont créées partout en France et en Europe au cours de ces luttes. Nous devons continuer à tresser toujours plus finement notre réseau de solidarités et de complicités, celui qui sera capable de réagir comme il se doit lorsque, de Bure viendra l’appel. Cette lutte sera longue, A Sarà Dura, comme on dit de l’autre côté des Alpes, et nous devons nous préparer à tenir dans la durée.

L’intérêt de ce camp en août est donc d’abord celui-là : renforcer nos liens, élaborer des stratégies, envisager les compositions que nous devrons faire dans les temps qui viennent avec les autres composantes de la lutte et en ce sens préparer nos futures alliances. Il nous faudra également montrer que les conclusions et les enseignements du Week-End de Résistance de Montabot ont été tirées et que nous saurons désormais quand, comment et où frapper sans trop risquer de se faire massacrer par la gendarmerie ou la police. Il s’agirait ensuite de prendre la mesure et de renforcer la dynamique d’opposition locale à la poubelle nucléaire. L’opportunité qui nous est offerte d’ancrer un espace de lutte sur le terrain de l’ancienne gare de Luméville, que certains ont déjà commencé à aménager, est une énorme chance. Cet endroit se situe en effet à un jet de pierre de la prochaine liaison ferroviaire avec CIGEO. Avec la Maison de Bure Zone Libre, ce sont des bases depuis lesquelles nous organiser, nous rencontrer, nous préparer. Car le pari se situe aussi sur ce plan : notre capacité à habiter le désastre, à le faire reculer, à y faire persister un idéal d’autonomie, à faire exister dans un endroit les plus hostiles de l’hexagone, une forme de vie désirable.

Enfin, pour nous qui devons tellement encaisser en permanence, quelle chance que de pouvoir aller vivre dans un endroit pareil et s’entraîner pour la survie post-apocalyptique ou tester notre résistance à l’isolement ! Nan ?

Notes:

1 – Il s’agit d’un jeu assez particulier dont les règles sont assez simples : on doit à tout prix empêcher de montrer sa carte secrète à l’adversaire. Le(s) adversaire(s) eux, ne peuvent être habiliter à demander nos cartes que s’il(s) possède(nt) une certaine réquisition écrite du procureur de la République qui les autorisent à contrôler les papiers des passagers et le contenu du coffre. La partie (il faut éviter de trop y jouer c’est malsain) dure en général 30 min, et l’adversaire perd très souvent, ce qui fait l’attrait de ce petit jeu.

2 – Petit nom « sexy »du projet de centre d’enfouissement pour déchets nucléaires à Bure

3 – Grand Projet Inutile et Imposé = terme citoyenniste ayant fait florès il y a quelques temps.

4 – Centre de Stockage de la Manche, Ancien centre d’enfouissement pour déchets radioactifs remplis avec des méthodes à la « vakomjtepouss » ouvert en 1969 et fermé en 1994.