L‘emprise de l’idéologie réactionnaire et liberticide au long de trente quatre ans de dictature a durablement infiltré la « transition » et les bientôt quarante années de démocratie monarchique en Espagne. La domination des vainqueurs perdure à travers leurs héritiers. Et, sous couvert de progrès économiques, ils ont effacé des mémoires les engagements collectifs contre la barbarie.
Les dessins à l’encre noire d’Helios Gómez, dans un langage visuel radical, faisaient la hune des journaux républicains et d’opposition dans l’Espagne des années 30. Leur impact les a rendus indestructibles. Les matrices et les fragiles originaux ont disparu, volés, détruits, perdus lors des arrestations, saccage des rédactions et sièges de syndicats et partis ; les périodiques originaux conservés s’abîment. Mais les images collectées et reproduites, agrandies au format affiche 70×50 cm, celui qu’employait l’artiste, rendent visibles les signes universels d’un pouvoir oppresseur et des luttes contre l’injustice, d’une criante actualité.
Résistance, liberté et survie, trois mots qui pourraient définir son histoire.

La résistance. Il naît en 1905 dans une famille gitane, ouvrière, politisée. Dans la Séville combattive des journaliers agricoles, dockers, artisans, employés et travailleurs des fabriques, taxée de bolchévique par le patronat national et les compagnies étrangères. Apprenti peintre sur céramique à 13 ans, dans le quartier industrieux gitan et payo (non gitan) de Triana ; affilié dès 1923 à la plus importante force ouvrière d’Andalousie, le syndicat anarchiste de la CNT (Confederación Nacional del Trabajo), quand le coup d’état du général Primo de Rivera jugule partis et syndicats (1923-1930). Les arts graphiques deviennent alors son moyen de subsistance et d’expression politique. La répression le pousse à 21 ans vers le deuxième foyer de l’anarcho-syndicalisme et de l’opposition révolutionnaire en Espagne, la Catalogne et sa capitale Barcelone ; et, comme beaucoup de militants, à l’exil intermittent en Europe du nord. Etapes fondamentales de sa maturation artistico-politique : Aux sources des avant gardes historiques, du graphisme social et des révolutions, à Berlin, à Moscou, à Vienne, à Bruxelles, il s’intègre aux groupes d’artistes marxistes et apprend les techniques de la propagande.
A Barcelone, il exerce tous les métiers graphiques de la presse et de l’édition : affichiste, maquettiste, dessinateur. Tout en participant aux grandes grèves sous la République, aux journées insurrectionnelles d’octobre 34, à la révolution de juillet 36, et s’engageant dans les milices pendant la guerre civile. Il fondera et présidera le Syndicat des Dessinateurs Professionnels de Catalogne, principal producteur de l’affichisme de guerre.

La liberté. Il rejoint un activisme très marqué en Catalogne, oublié de l’histoire et des grands partis : militant de la FCCB, la Federació Comunista Catalano-Balears (Fédération communiste catalano-baléare), organisation communiste catalane en lien avec l’anarchosyndicalisme et dissidente du Parti communiste. Puis il adhère au Parti communiste espagnol, très minoritaire aux débuts de la Seconde République, et y milite aux côtés d’anciens compagnons sévillans.
Libre et autonome, antidogmatique, partisan de remise en question permanente et de positionnements critiques, les politiques lui reprochent son insoumission : fin 1930 il est expulsé de la FCCB, dont il illustre et maquette journaux et revues, expulsé d’URSS où il a émigré en 1932-1933, expulsé du PCE en 1937 ; il rejoindra la 26ème Division (division Durruti), où il imprimera jusqu’au bout le journal du bataillon El Frente (Le Front).

La survie. Des camps des Pyrénées, il est déporté avec les convois d’espagnols fichés comme agitateurs vers les terribles camps de travail de l’Algérie française (Djelfa, 1940-1942). Dont il ne réchappe que pour être renvoyé dans les geôles franquistes.
A Barcelone, il monte le groupe résistant de Libération Nationale Républicaine (Liberación Nacional Republicana) et continue à collaborer à l’édition clandestine de Solidaridad obrera (Solidarité ouvrière), travaillant pour la publicité sous un nom d’emprunt et dans une fabrique de jouets. Incarcéré en 1945-1946, son refus catégorique de travailler pour le régime lui vaut une détention définitive à la prison Modelo (Modèle) de Barcelone (1948-1954). Sans procès ni condamnation. Il n’en sortira que très malade, élimination silencieuse venant s’ajouter à celle des 1.618 prisonniers exécutés sur place entre 1939 et 1955. Il meurt deux ans après sa libération, à 51 ans.
En huit ans de prison, il aura encore créé un manifeste antifranquiste : un recueil de poèmes de prison et une fresque dans une cellule jouxtant les cellules des condamnés à mort, La Capilla gitana (la Chapelle gitane). La vierge à l’enfant patronne des prisonniers, et des anges musiciens à castagnettes et tambourins, y sont représentés sous des traits gitans ; à leurs pieds, le portrait de ses compagnons prisonniers derrière des barbelés. Censurée sous une couche de blanc depuis les années 80, l’œuvre existe toujours et l’Associació Cultural Helios Gómez revendique sa restauration.
Gabriel, son fils âgé de 13 ans à la mort de l’artiste, recherchera l’histoire de ce père joyeux et infatigable, qui récitait Garcia Lorca et lui dessinait des petits lapins s’évadant – par-dessus l’interdiction de dessiner en prison. Et, d’archives en interviews de compagnons d’Helios, il retracera l’histoire de ce père décrié, « un gitan, un rouge… » et dont une foule de compagnes et compagnons suivaient le cercueil.

Mignot Gómez.

A découvrir sur le site de l’Association : www.heliosgomez.org. Et dans l’ouvrage collectif : Helios Gómez. La révolution graphique, ACHG/Association Mémoire Graphique, Barcelone, 2013.

Publié dans le n°276 / été 2014 Partisan, mensuel de l’OCML Voie Prolétarienne